Aussi se hâta-t-il de descendre quand le train acheva sa longue course en gare du Nord à Paris. Il alla se poster à l’entrée du quai puis, à l’abri d’un des énormes piliers de fer, il attendit que le flot de voyageurs s’écoule. Ignorant où devaient descendre les Solmanski, il espérait pouvoir les suivre. Autre chose l’intriguait aussi, le nom du futur époux. Anielka avait dit : l’un des hommes les plus riches d’Europe. Il ne s’agissait pas d’un Rothschild. En bonne Polonaise, la jeune fille devait être catholique ?

Ces pensées charmèrent la longueur de l’attente. Ceux qu’il guettait ne se pressaient pas de paraître. Et soudain, il les vit venir, suivis de Bogdan et d’une femme de chambre, entourés d’un grand concours de porteurs, et aussi de curieux attirés par une élégance véritablement insolite en dehors des voyages officiels. Les hommes étaient en jaquette et chapeau haut de forme. Quant à la jeune fille, coiffée d’un charmant tricorne en velours enveloppé d’une voilette, elle était une symphonie de velours et de renard bleu. Elle était si belle qu’il ne put se retenir d’avancer un peu pour mieux l’admirer.

Et soudain, il reçut un véritable choc : dans l’ouverture du grand col de fourrure, tout contre le cou délicat, un joyau fastueux brillait de tous ses feux d’un bleu profond, un pendentif qu’il reconnaissait trop bien : le saphir wisigoth, celui dont il avait, dans sa poche, la copie fidèle...

Ce fut si brutal qu’il dut s’appuyer un instant à son pilier et se secouer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Et puis la surprise fit place à la colère et il oublia qu’il était sur le point d’aimer cette femme qui osait se parer d’une pierre volée au prix d’un meurtre, d’un « bijou rouge », selon le langage des receleurs qui refusent le plus souvent de toucher un objet pour lequel on a tué. Et elle avait eu l’audace incroyable d’affirmer que le saphir venait de sa mère, alors qu’elle ne pouvait ignorer ce qui se trouvait ou non dans les biens familiaux...

Sa courte défaillance sauva Morosini d’un geste irréfléchi. N’eût-il écouté que son indignation et sa fureur qu’il se fût précipité sur la jeune fille pour lui arracher le pendentif et lui cracher son mépris, mais la sagesse lui revint à temps. Ce qu’il fallait, à présent, c’était savoir où se rendaient ces gens et ensuite les surveiller de près. Saisissant les valises qu’il n’avait confiées à aucun bagagiste, il s’élança à la suite du trio.

Ce n’était pas difficile : les chapeaux brillants des deux hommes voguaient au-dessus des têtes. Arrivé devant la gare, Morosini les vit se diriger vers une somptueuse Rolls-Royce avec chauffeur et valet de pied près de laquelle attendait un jeune homme aux allures de secrétaire. Pendant ce temps, les serviteurs et le ballet des porteurs obliquaient en direction d’un vaste fourgon destiné aux bagages.

Aldo, pour sa part, courut vers un taxi dans lequel il se jeta avec ses valises en ordonnant :

– Suivez cette voiture et surtout ne la lâchez sous aucun prétexte !

Le chauffeur tourna vers lui une paire de moustaches à la Clemenceau et un œil goguenard :

– Vous êtes de la police, vous ? Vous n’en avez pas l’air.

– Ce que je suis est sans importance. Faites ce que je dis, vous ne le regretterez pas !

– Craignez rien ! On y va, mon prince...

Et le taxi, virant avec une maestria et une rapidité qui faillirent précipiter son passager sur le plancher, se mit en devoir de suivre la grande voiture.


Deuxième partie

  LES HABITANTS DU PARC MONCEAU

  CHAPITRE 5 CE QUE L’ON TROUVE DANS UN BUISSON


Le taxi d’Aldo n’eut guère de peine à suivre la limousine. Celle-ci roulait à l’allure sereine et majestueuse convenant à si noble véhicule, soucieuse sans doute de secouer le moins possible des voyageurs qui venaient de subir un si long trajet. Par le boulevard Denain et la rue La Fayette, on rejoignit le boulevard Haussmann que l’on remonta jusqu’à la rue de Courcelles pour gagner finalement les abords du parc Monceau. Morosini était venu trop souvent à Paris pour ne pas s’y reconnaître. Il imaginait que la longue voiture noire devait appartenir à ce que l’on appelait les beaux quartiers mais n’en fut pas moins surpris en voyant s’ouvrir devant elle le porche d’un vaste hôtel particulier de la rue Alfred-de-Vigny, proche voisin d’un autre où il était venu à plusieurs reprises : celui de la marquise de Sommières sa grand-tante, qui avait été la marraine de sa mère et qui, jusqu’à la mort de celle-ci, était venue chaque automne passer quelques jours à Venise pour le bonheur d’embrasser une filleule qu’elle aimait tendrement.

En homme qui connaît son métier, le chauffeur d’Aldo dépassa la maison où venait d’entrer la Rolls-Royce et s’arrêta un peu plus loin, devant la porte de Mme de Sommières. Puis, s’adressant à son client :

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? dit-il.

– Si vous n’êtes pas trop pressé, laissez-moi réfléchir un instant.

– Oh ! moi j’ai tout mon temps, et du moment que le compteur tourne... Tiens ! On dirait que vos gens vont habiter là ? Ce sont bien les bagages qui arrivent ?

En effet, l’espèce d’omnibus qui attendait devant la gare et vers lequel s’étaient dirigés les porteurs et les « diables » chargés de malles guidés par le gigantesque Bogdan était en train de se faire ouvrir la porte cochère. Ce qui plongea Morosini dans de profondes réflexions.

Quand il venait à Paris, ses habitudes étaient attachées à l’hôtel Ritz, à cause des multiples agréments de la maison, de son charme et aussi de sa proximité avec le magasin de son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme mais, ce soir, le prince eût voté sans hésitation pour un hôtel borgne en admettant qu’il y en eût un en face de la demeure qui venait d’avaler son saphir et la belle Anielka. Au besoin, une tente de cantonnier installée sur le trottoir aurait fait son affaire car il éprouvait une insurmontable répugnance à s’éloigner d’un lieu si attrayant. Même le Royal-Monceau qui se trouvait à un jet de pierre lui semblait trop distant.

L’idéal eût été de pouvoir poser ses cantines chez la vieille marquise, mais on touchait à la fin d’avril et. depuis des lustres, Mme de Sommières, attachée à ses habitudes, fermait son hôtel parisien le 15 de ce même mois et partait pour ce qu’elle appelait sa " tournée des châteaux ». Ceux de sa famille auxquels la noble dame consacrait printemps et été avec en prime un petit séjour à Vichy, après quoi l’automne était réservé aux voyages à l’étranger : Venise toujours, Rome, Vienne, Londres ou Montreux quelquefois.

Comme elle était sa parente, Aldo commençait à caresser l’idée de sonner chez le concierge et de lui demander l’hospitalité, quitte à camper au milieu des housses de fauteuils, quand le silence de la rue résonna sous un pas solide qui se rapprocha et s’arrêta entre le taxi et l’huis de la marquise. En même temps, une tête se penchait pour voir qui pouvait bien se trouver dans ce véhicule. Aldo retint un grand cri d’enthousiasme : la figure apparue derrière sa vitre était celle de Marie-Angéline du Plan-Crépin, lectrice, demoiselle d’honneur et bécassine à tout faire de Mme de Sommières. Si celle-ci était là, cela voulait dire que la vieille dame n’était pas loin.

Jaillissant hors de la voiture après avoir demandé au chauffeur de patienter encore un peu, il se précipita sur elle avec autant d’allégresse que si elle eût été le Saint Graal et lui le chevalier Galahad.

– Vous ici ? Quelle chance inespérée, mon Dieu !

La lumière ayant beaucoup baissé, elle ne le reconnut pas tout de suite et se plaqua contre la porte en se signant à plusieurs reprises.

– Mais, monsieur, votre conduite est inconcevable...

Par chance, l’allumeur de réverbères venait de faire son entrée, et la scène s’en trouva tout de suite mieux éclairée. Du coup, la vieille fille indignée se changea en roucoulante tourterelle !

– Doux Jésus !... Le prince Aldo ! fit-elle d’un ton proche de l’extase. Quelle incroyable surprise ! C’est notre chère marquise qui va être heureuse !

– Elle est donc encore là ? J’étais persuadé qu’elle était déjà partie pour sa randonnée habituelle.

– Je crains que ce ne soit difficile cette année ; notre chère marquise a fait une chute malencontreuse dans son cabinet de bains et s’est cassé trois côtes : elle doit se reposer le plus possible... ce qui n’arrange pas son humeur.

– Dans ce cas, ce n’est peut-être pas le moment d’aller l’importuner ? Elle doit avoir besoin de beaucoup de calme...

Quelques gouttes de pluie venant de se manifester, mademoiselle Angéline leva en l’air une main dégantée pour s’en assurer puis ouvrit le grand parapluie pointu dont elle était nantie.

– Ça, c’est ce que dit son médecin, mais ce n’est pas ce qu’elle pense. Votre venue va la combler de joie. Elle s’ennuie à mourir.

– Vraiment ? Pensez-vous qu’elle accepterait de me garder ici quelques jours ? J’arrive de Pologne, je n’ai pas prévenu mon hôtel habituel qui est complet et je n’ai guère envie d’en essayer un autre.

– Sainte Vierge bénie, mais elle va être folle de joie ! Nous allons faire la fête... Vous allez être pour elle un vrai rayon de soleil ! Entrez, entrez ! Marie-Angéline s’étranglait presque tout en fouillant frénétiquement son réticule pour chercher sa clef, opération difficile qui fit choir le parapluie rattrapé au vol par Morosini. En désespoir de cause, elle se pendit à la cloche d’entrée pour appeler le concierge.

– Prenez votre temps ! conseilla Aldo. Je vais payer mon taxi et prendre mes valises.

Tandis que le chauffeur s’éloignait, plein d’admiration pour un client capable de se loger là où il le voulait en s’adressant à la première personne rencontrée dans la rue, le concierge, qui semblait tout frais sorti d’un dessin de Daumier, faisait son apparition et se livrait, à la vue du visiteur, à des démonstrations de joie nées peut-être en partie du fait qu’il voyait poindre à l’horizon quelques agréables gratifications. Dans la maison, on savait Morosini généreux. Puis ce fut le tour de Cyprien, le maître d’hôtel de Mme de Sommières, qui, de sa vie, n’avait jamais aimé qu’elle et ceux, plutôt rares, qu’elle affectionnait.

C’était un cas, Cyprien. Né au château de Faucherolles chez les parents de Mme de Sommières, mais quelques années avant elle, il vouait à la future marquise, depuis sa naissance, une espèce de dévotion éblouie qui ne s’était jamais démentie. « Mademoiselle Amélie » avait été et demeurait — mais uniquement lorsqu’elle ne risquait pas de l’entendre ! – « notre petite demoiselle ». L’intéressée, qui ne l’ignorait pas, en ressentait un agacement vaguement attendri :

– Quel vieux fou ! disait-elle. Être, à soixante-quinze ans bien sonnés, la « petite demoiselle » d’un gaillard octogénaire, c’est d’un ridicule !

Mais sachant qu’elle lui ferait mal, elle se gardait bien de le lui interdire et, quand il n’y avait personne, le tutoyait comme au temps de leur enfance, scandalisant sa demoiselle de compagnie et néanmoins cousine, qui voyait là l’indice d’une répréhensible intimité. Cyprien, de son côté, la payait de ses mauvaises pensées en lui vouant une solide aversion.

L’arrivée d’Aldo mit les larmes aux yeux du vieux serviteur. Il voulut se rendre en hâte auprès de sa maîtresse pour annoncer le visiteur, mais Marie-Angéline entreprit de l’en empêcher :

– C’est moi qui ai trouvé le prince et c’est moi encore qui vais annoncer la bonne nouvelle ! s’écria-t-elle du ton excité d’une gamine qui fait un caprice.   Contentez-vous   d’aller   préparer   une chambre et d’avertir la cuisinière.

– Je regrette, mademoiselle, mais annoncer les visiteurs est l’une de mes fonctions et je n’y renoncerai pas. Surtout aujourd’hui ! Notre... Madame la marquise va être si heureuse !

– Justement, ce sera moi !...

 La dispute menaçant de durer, Morosini décida de s’annoncer lui-même et entreprit la traversée des pièces de réception pour gagner l’endroit où il était à peu près sûr de trouver son hôtesse : le jardin d’hiver où elle se tenait le plus volontiers lorsqu’elle était à Paris.

L’hôtel datant du Second Empire, les salons appartenaient à la même époque, leur propriétaire actuelle n’ayant jamais jugé utile d’y changer quoi que ce soit. Ils ressemblaient à la fois à ceux de la princesse Mathilde et du ministère des Finances. C’était le triomphe du style « tapissier » : un amoncellement de peluches, de velours, de franges, de passementeries – glands, galons, tresses et torsades – sur un archipel de fauteuils capitonnés, de causeuses, de divans ronds permettant l’épanouissement harmonieux des crinolines, ponctué de tables d’ébène incrusté sous d’énormes lustres à pendeloques de cristal. Il y avait aussi des potiches plus ou moins chinoises d’où jaillissaient des aspidistras géants, montant à l’assaut des plafonds surdorés et cachant parfois les murs tout aussi dorés, chargés de plates allégories dues au pinceau laborieux d’émules de Vasari.