– Aurions-nous enfin décidé de nous intéresser à ce cher baron Ferrais ? dit-elle, employant comme elle en avait la manie la première personne du pluriel pour s’adresser à la marquise, que cela agaçait prodigieusement, mais elle avait fini par abandonner le combat en face d’un adversaire plus coriace qu’il n’y paraissait. Elle s’y faisait, d’ailleurs, ayant constaté que cette forme d’interrogation lui permettait d’employer le pluriel de majesté.
– Non, mais nous savons qu’il a reçu des visiteurs venus de loin et nous aimerions apprendre ce qu’il a l’intention d’en faire.
– S’il s’agit de Polonais, il a l’intention d’épouser, fit Marie-Angéline aussi naturellement que si elle avait été dans l’intimité du marchand de canons. On le dit, mais le monde entier sait que le baron a fait vœu de célibat, ou peu s’en faut...
– Alors tâchez de savoir la suite des événements ! Il s’agit bien des Polonais attendus... Et à Saint-Augustin ? Rien de nouveau ? Le jeune vicaire est toujours assiégé par ses ouailles ?
Lancée sur son terrain favori, celui des potins, cancans et autres médisances dont elle régalait la marquise, Plan-Crépin se révéla vite intarissable. Ce qui permit à Morosini de s’abstraire de la conversation pour se consacrer au soufflé, qui était admirable, et au montrachet de grand cru qui l’accompagnait. Il pensait aussi que, dès le lendemain, il se mettrait à la recherche de Vidal-Pellicorne. Grâce à l’heureux, hasard qui semblait prendre à tâche de le favoriser depuis quelque temps, l’homme que lui avait recommandé le Boiteux n’habitait pas bien loin.
Rue Jouffroy, très exactement. Un court trajet depuis la rue Alfred-de-Vigny. Pas désagréable à parcourir dans la fraîcheur ensoleillée d’un matin de printemps. Le mystérieux personnage logeait au premier étage sur entresol d’un imposant immeuble fin de siècle mais, au bout du tapis rouge de l’escalier et derrière la porte vernie aux cuivres étincelants, Morosini ne trouva que la figure compassée d’un valet de chambre en gilet rayé dont il apprit que « monsieur était à Chantilly pour voir ses chevaux et ne rentrerait pas avant le lendemain ». Impressionné par l’élégance du visiteur et plus encore par son état civil, l’homme s’empressa de se mettre à sa disposition. Souhaitait-il que monsieur lui téléphone dès son retour ?
– Étant donné qu’il ne me connaît pas, ce serait un peu cavalier, répondit Morosini. Malheureusement, là où je suis il n’y a pas de téléphone.
Ce qui était presque la vérité, Mme de Sommières détestant un ustensile qu’elle jugeait indiscret, peu convenable et agaçant.
– Je ne supporte pas d’être « sonnée » comme une servante, disait-elle. Jamais cet outil n’entrera chez moi !
En fait, il avait été installé pour les besoins de la maison, mais dans la loge du concierge.
Quittant la rue Jouffroy, Morosini prit le chemin du retour. Cependant, arrivé devant la grille de la Rotonde qui ouvrait le parc Monceau sur le boulevard de Courcelles, il se laissa tenter par une promenade sous les ombrages du jardin qu’animaient jadis de leur grâce les belles amies des ducs d’Orléans. À travers le feuillage des marronniers en fleur, des flèches de soleil frappaient les pelouses et les allées peuplées de nurses en uniforme bleu et blanc poussant des landaus de luxe remplis de bébés joufflus ou surveillant des bambins bien habillés galopant derrière des cerceaux.
Préférant un site plus romantique, Aldo alla vers la Naumachie dont la colonnade en demi-cercle délimitait une allée plantée de peupliers. Là, les rayons dorés jouaient à plaisir avec l’eau miroitante du petit lac dont le promeneur s’apprêtait à faire le tour quand apparut une claire silhouette qu’il identifia d’un seul regard : vêtue d’un tailleur gris clair, animé d’un joyeux foulard de soie à pois verts, Anielka venait droit vers lui. Sans d’ailleurs s’en rendre compte le moins du monde : tout en marchant, elle observait les ébats d’une famille de canards.
Saisi d’une soudaine allégresse, Aldo s’arrangea pour barrer le chemin de la jeune fille. Puis, constatant qu’elle paraissait d’humeur mélancolique et mettant de côté ses soupçons, il la salua comme l’eût fait l’Arlequin de la commedia dell’arte, et ne résista pas au plaisir de parodier Molière :
– Mais la place m’est heureuse à vous y rencontrer, comtesse ! Ce jardin serait-il vraiment celui des enchantements ?
Anielka ne sourit même pas. Ses grands yeux dorés considérèrent avec une sorte d’inquiétude l’homme à l’allure nonchalante qui lui faisait face, sans paraître le moins du monde sensible à l’éclat insolent de ses prunelles bleues et de ses dents blanches :
– Je vous demande pardon, monsieur, mais est-ce que nous nous connaissons ?
Elle semblait si surprise que l’inexplicable joie de Morosini tomba d’un seul coup.
– Pas intimement, fit-il avec une grande douceur, mais j’espérais que vous vous souviendriez de moi ? ...
– Le devrais-je ?
– Avez-vous oublié les jardins de Wilanow et votre voyage dans le Nord-Express ? Avez-vous oublié... Ladislas ?
– Veuillez m’excuser mais je ne connais personne de ce nom. Vous faites erreur, monsieur !
De sa main gantée de suède clair, elle eut un geste pour l’écarter de son chemin qu’elle accompagna d’un petit sourire triste.
Insister eût été de la dernière grossièreté, aussi Morosini se résigna-t-il à lui livrer passage. Figé sur place, un sourcil relevé par l’étonnement, il la regarda s’éloigner de son allure lente et gracieuse, admirant la finesse de sa ligne et de ses longues jambes que le mouvement révélait sous la jupe étroite du tailleur.
Ce qui venait d’arriver était tellement surprenant qu’il en vint à se demander s’il n’était pas victime d’une ressemblance, mais à ce point-là et à quelques centaines de mètres de la maison où habitait Anielka, c’était impensable... D’ailleurs l’étrange fille se dirigeait droit vers l’endroit du parc où se trouvait la maison de Ferrais. Et puis il y avait ce frais parfum de lilas dont il conservait le souvenir...
Perdu dans ses conjectures, Morosini allait peut-être se décider à suivre son énigme vivante quand une voix railleuse se fit entendre :
– Une bien jolie femme, n’est-ce pas ? Mais on ne peut pas gagner à tous les coups !
Il tressaillit et considéra sans aménité l’homme qui venait d’arriver à sa hauteur. Plutôt petit mais bâti en force, l’intrus avait la peau brune, un nez agressif et des yeux noirs enfoncés sous les sourcils qui contrastaient avec l’épaisse crinière argentée dépassant du feutre noir à bords roulés. Habillé par un bon tailleur, son costume gris anthracite parfaitement coupé faisait valoir de larges épaules et il s’appuyait sur une canne à pommeau d’ambre cerclé d’or. Mais, de trop mauvaise humeur pour s’arrêter à de tels détails, Aldo se contenta de grogner :
– Je ne crois pas vous avoir demandé votre avis...
Puis, tournant le dos au personnage, il s’éloigna à grandes enjambées rapides.
Il suivit la jeune fille, pensant que si elle n’était pas Anielka, elle bifurquerait à un moment ou à un autre, mais il n’en fut rien : comme attirée par un aimant, elle alla droit vers l’hôtel Ferrais qu’elle regagna en empruntant la grille du jardin communiquant avec le parc. Lorsqu’il l’eut vue disparaître, Aldo se retourna pour voir si l’homme à la canne suivait le même chemin, mais il ne l’aperçut nulle part.
Il examina les abords de l’hôtel comme s’il espérait trouver un moyen d’y pénétrer. Il devait être intéressant de visiter ce monument, surtout sans la permission du propriétaire ! Malheureusement, ses connaissances dans l’art de s’introduire chez les gens étaient nulles : dans son collège suisse, personne ne lui avait appris à fabriquer une fausse clef ou à manier la pince-monseigneur. Une lacune qu’il faudrait peut-être songer à combler en faisant un stage chez un serrurier. Encore qu’il se voyait mal allant demander des leçons au père Fabrizzi qui régnait depuis des années sur les serrures de son palais...
Ses idées ramenées par ce biais à Venise, il se dit qu’il pourrait peut-être donner de ses nouvelles à Mina, consulta sa montre, en déduisit qu’il avait encore le temps avant le déjeuner et se rendit d’un pas vif vers le bureau de poste du boulevard Malesherbes pour envoyer un télégramme destiné à rassurer sa maisonnée. Il aurait préféré téléphoner mais craignait une trop longue attente. Il se contenta donc de rédiger un message donnant son adresse actuelle et annonçant son intention de passer quelques jours à Paris où il comptait quelques clients importants.
Cela fait, il rentra rue Alfred-de-Vigny où Mme de Sommières lui tenait au chaud une nouvelle fraîchement véhiculée par Marie-Angéline : Ferrais donnait, ce soir, une réception pour annoncer son mariage et présenter sa fiancée, le mariage étant prévu pour le mardi 16 mai.
– Si vite, alors qu’avant-hier Ferrais n’avait jamais vu la comtesse Solmanska ?
– Il paraît que notre trafiquant d’armes est pressé. Il aurait même subi, à la surprise générale, un véritable coup de foudre.
– Cela n’a rien de bien étonnant même pour un dur-à-cuire du célibat, soupira Morosini en évoquant les cheveux d’or clair, le ravissant visage et la silhouette exquise d’Anielka. Quel homme normal ne se sentirait séduit par cette adorable créature...
Se gardant de relever la légère mélancolie révélée par le ton d’Aldo, la marquise se contenta de remarquer :
– Il semble qu’elle soit très belle. La cérémonie et la réception auront lieu au château que Ferrais possède sur la Loire.
Cette précision dans l’information confondit Morosini qui ne put s’empêcher de demander :
– Mais enfin, d’où votre « Plan-Crépin » sort-elle tout cela ? C’est à croire qu’elle possède le pouvoir ne soulever les toits, comme le démon Asmodée ?
La marquise étouffa un petit rire derrière son face-à-main.
– Eh bien, si ma vierge folle t’entendait l’assimiler à un démon, tu aurais droit à une ou deux oraisons d’exorcisme ! D’autant que, pour employer ton expression, elle sort ça de Saint-Augustin. Et même de la messe du petit matin.
– Qui la renseigne ?
– Mme Quémeneur, l’imposante cuisinière de sir Eric.
– Je croyais Mlle du Plan-Crépin trop fière de son sang bleu pour l’aventurer dans la valetaille ?
– Oh ! fit la vieille dame scandalisée, en voilà un terme ! Te viendrait-il à l’idée d’assimiler ta Cecina à la valetaille ?
– Cecina est un cas à part.
– Tout comme Mme Quémeneur qui est elle aussi un grand cordon bleu ! Quant à Marie-Angéline, tu n’imagines pas à quel point elle se démocratise lorsque sa curiosité est en jeu. Quoi qu’il en soit, te voilà renseigné. Que vas-tu faire ?
– Rien pour le moment. Ou plutôt si... réfléchir ! En fait, une première décision s’imposait : il s’arrangerait d’une façon ou d’une autre pour jeter un coup d’œil à la réception du voisin. Passer du jardin de sa tante au sien ne devait guère présenter de difficulté et, quand la fête battrait son plein, il serait facile d’observer à travers les hautes fenêtres des salons ce qui se passerait à l’intérieur. Ne sachant trop comment occuper son après-midi, il alla prendre un taxi boulevard Malesherbes et se fit conduire place Vendôme dans l’intention de passer un moment avec son ami Gilles Vauxbrun et d’essayer de glaner de lui ce qu’il pouvait savoir sur Ferrais. Si l’homme des canons était le collectionneur annoncé par Anielka – ce dont il doutait un peu, n’en ayant jamais tendu parler – le plus grand antiquaire parisien pouvait manquer d’en être informé. Mais il était écrit quelque part que, ce jour-là, Aldo jouerait de malheur : dans le magnifique magasin-musée de son ami, il ne trouva qu’un homme mince, âgé mais fort élégant et pourvu d’un léger accent anglais : Mr Bailey, l’assistant de Vauxbrun déjà rencontré plusieurs reprises. Ce gentleman le reçut avec le ce sourire qui était signe chez lui d’une joie exubérante mais lui apprit que l’antiquaire s’était du le matin même en Touraine pour une expertise : on ne l’attendait pas avant quarante-huit heures.
Pendant un moment, Aldo flâna au milieu d’un admirable et rarissime ensemble de meubles signés Henri-Charles Boulle mis en valeur par trois tapisseries flamandes en parfait état de conservation, provenant d’un palais bourguignon. Voir de belles choses était pour lui le meilleur moyen d’oublier ses soucis et de se retremper l’âme. Cependant, quand il eut achevé sa promenade à travers d’autres merveilles, il ne résista pas à l’envie d’interroger Mr. Bailey :
– J’ai entendu dire que vous aviez vendu récemment à sir Eric Ferrais l’un de vos fauteuils Louis-XIV en argent ? Cela m’a surpris, étant donné le soin jaloux avec lequel Vauxbrun veille sur ces pièces extraordinaires...
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