– Je ne sais qui a pu vous annoncer pareille nouvelle, prince ! M. Vauxbrun n’est pas encore résigné à s’arracher le cœur et s’il en venait là ce ne serait certainement pas au bénéfice du baron Ferrais. Celui-ci ne s’intéresse qu’aux antiques. Le dernier objet que nous lui ayons vendu est une statuette d’or empruntée voici quelques siècles à un temple d’Athéna...

– On m’aura mal renseigné ou j’aurai mal compris, fit Morosini avec philosophie. J’avoue que, personnellement, je ne le connais pas en tant que collectionneur. Peut-être parce que je n’ai jamais eu affaire à lui ? ...

À nouveau, Mr. Bailey se laissa aller à sourire.

– Étant donné votre spécialité, ce serait assez étonnant. Il ne s’intéresse pas du tout aux pierres précieuses ni aux joyaux à moins qu’il ne s’agisse d’intailles ou de camées grecs ou romains...

– Vous en êtes certain ?

Le vieux monsieur leva une main blanche et soignée ornée d’une chevalière armoriée :

– Je suis formel : jamais sir Eric ni l’un de ses mandataires n’a enchéri sur un joyau, même célèbre, dans quelque vente que ce soit. Vous devriez le savoir aussi bien que moi, ajouta-t-il d’un ton de doux reproche.

– C’est vrai, murmura Morosini d’un air de distraite contrition parfaitement jouée, mais il y a des moments où la mémoire me fait défaut. L’âge, peut-être, ajouta ce vieillard de trente-neuf ans.

En quittant la boutique comme il avait besoin de réfléchir, il choisit d’aller boire un chocolat à la terrasse du Café de la Paix.

Ce qu’il avait appris de Bailey lui donnait beaucoup à penser. Seul un collectionneur enragé pouvait accepter le marché proposé par Solmanski pour le saphir : Ferrais ne l’obtiendrait qu’en faisant dudit Solmanski son beau-père. Or les joyaux ne l’attiraient pas, c’était un célibataire impénitent, et pourtant il avait accepté. En ce cas, que pouvait représenter à ses yeux le saphir wisigoth pour qu’il lui attache une telle valeur ? ... De quelque côté qu’Aldo prît le problème, il n’arrivait pas à lui donner une solution satisfaisante...

L’idée lui vint de demander une entrevue au marchand de canons afin d’en discuter avec lui d’homme à homme mais, auparavant, il entendait jouer à son tour les Asmodée et jeter un coup d’œil dans une demeure où se traitaient de si curieuses affaires.

Aussi le soir après le dîner, quand il eut conduit tante Amélie à la cage de verre agrémentée de fleurs peintes contenant le petit ascenseur hydraulique doux et lent chargé de véhiculer la vieille dame jusqu’au seuil de sa chambre, annonça-t-il à Cyprien son intention d’aller fumer un cigare dans le jardin de la maison.

– Inutile de laisser les salons allumés ! indiqua-t-il. Conservez ce qu’il faut pour que je retrouve mon chemin jusqu’à l’escalier et allez vous coucher ! J’éteindrai lorsque je regagnerai ma chambre.

– Monsieur le prince ne craint pas de prendre froid ? La pluie qui nous est venue en fin d’après-midi a tout arrosé copieusement et des souliers vernis ne sont guère confortables par une nuit humide. Pas plus qu’un smoking d’ailleurs... Madame la marquise suggère à monsieur le prince de se changer pour quelque chose de plus... adapté à ce genre d’environnement avant d’aller y savourer un havane.

Le visage du vieux serviteur était un poème d’innocente sollicitude, mais Morosini ne s’y laissa pas prendre et éclata de rire :

– Elle a tout prévu, n’est-ce pas ?

– Madame la marquise prévoit toujours tout... et elle aime infiniment monsieur le prince...

– Alors pourquoi ne m’a-t-elle pas donné ces bons conseils quand nous nous sommes dit bonsoir ?

Cyprien émit un petit reniflement accompagné d’un geste vague :

– Mademoiselle Marie-Angéline, je pense !... madame la marquise ne tient pas à ce qu’elle soit au courant de ce grand désir d’aller fumer dans un jardin dégoulinant d’eau. Je... hum !... je gagerais que Mlle Marie-Angéline va être priée de faire la lecture à madame la marquise, ce soir. Peut-être pas Les Misérables dans leur entier mais au moins deux ou trois tomes...

– Compris ! fit Aldo en tapotant l’épaule du majordome. Je vais me changer.

Il souriait en grimpant quatre à quatre le grand escalier et, passant silencieusement devant la porte de Mme de Sommières, il lui envoya un baiser du bout des doigts. Quelle étonnante vieille dame ! Si fine et si malicieuse !... Sachant qu’elle détestait se coucher tôt, il avait été surpris – mais soulagé aussi ! – de l’entendre exprimer à dîner son intention de se mettre au lit de bonne heure. En agissant ainsi, tante Amélie lui laissait entendre qu’elle était avec lui en toutes circonstances et qu’il pouvait agir dans sa maison comme bon lui semblait.

Un moment plus tard, ayant échangé son vêtement de soirée pour un tricot de marin en laine noire et ses escarpins pour de solides chaussures à semelles de caoutchouc, il gagnait le jardin sans le moindre cigare mais avec, dans sa poche, un étui à cigarettes rempli. Dieu seul savait combien de temps allait durer la faction qu’il entendait s’imposer !

Le jardin était paisible, mais, dans la maison voisine, la réception devait battre son plein. À cause de l’humidité de la nuit, les grandes portes-fenêtres n’étaient qu’entrouvertes, laissant passer les sons sublimes d’un piano exhalant la fureur désespérée d’une polonaise de Chopin et les mains qui jouaient devaient être celles d’un grand interprète. « On dirait qu’il y a concert ? pensa Morosini. Comment se fait-il que Plan-Crépin ne l’ait pas dit ? » Il décida d’aller voir de plus près.

Les deux hôtels étant mitoyens, une simple grille doublée de massifs séparait les parterres. Prenant son courage à deux mains, Aldo pénétra dans les rhododendrons pour atteindre le muret où s’encastrait la grille. Quelques instants plus tard, il atterrissait de l’autre côté où régnaient des troènes, des aucubas et des hortensias, un véritable mur végétal reliant le parterre à la bâtisse et aux larges marches régnant sur toute la longueur de la maison dont les fenêtres éclairées illuminaient le jardin.

Si inconfortable que ce fût, Aldo choisit de progresser dans les branches. Il allait atteindre son but quand une espèce d’aérolithe tombant du ciel s’abattit près de lui dans un craquement de petit bois, manquant son dos de fort peu. Un aérolithe d’une espèce rare car il fit « Ouille ! » avant de défiler à voix basse un chapelet de jurons.

– Un cambrioleur ! traduisit Aldo, en empoignant le personnage pour le remettre sur pied, quitte à le renvoyer à terre d’un direct bien appliqué s’il se montrait agressif. Sans songer que sa propre situation était aussi délicate que celle du nouveau venu. Qui d’ailleurs se rebiffait en reprenant pied sur la terre ferme.

– Moi, un cambrioleur ? Sachez à qui vous parlez, mon brave ! Je suis l’un des invités de votre maître...

Comprenant que l’autre le prenait pour un quelconque garde de la propriété, Aldo choisit de jouer le jeu. Le personnage était plutôt sympathique, voire amusant : long et mince dans un habit de soirée qui avait pas mal souffert de son atterrissage, il arborait un regard bleu d’enfant de chœur sous une attendrissante mèche blonde qui lui mangeait un sourcil. Sa figure ronde surmontée d’une abondance de cheveux frisés n’était pas celle d’un gamin mais d’un homme qui pouvait avoir trente-cinq à quarante ans.

– Je veux bien vous croire, monsieur, dit Aldo, mais les invités se tiennent dans les salons et non sur les toits...

– Qu’aurais-je fait sur le toit, fit l’aérolithe d’un ton de vertueuse indignation. Je me tenais sur le balcon du premier étage pour y fumer une cigarette et, je ne sais trop comment, j’ai perdu l’équilibre. Je suis parfois sujet à des étourdissements. Seulement, maintenant, je ne sais trop quelle figure je vais faire en rejoignant les autres. Je suis trempé... Si vous êtes de la maison, auriez-vous la gentillesse de me conduire dans un endroit sec afin que je puisse remettre de l’ordre dans mes vêtements ?

– Pas avant que vous m’ayez appris ce que vous faisiez au premier étage.

– Je n’aime pas beaucoup la musique et Chopin m’ennuie. Si j’avais su que cette réception commençait par un concert, je serais venu plus tard. Alors, vous m’emmenez me sécher ?

– Ça peut se faire, dit Aldo avec un sourire moqueur. Dès l’instant où vous aurez bien voulu me confier votre nom... afin de vérifier si vous êtes sur la liste de ce soir.

– Je vous trouve bien méfiant, marmotta l’homme aux étourdissements. Est-ce que vous ne préféreriez pas une pièce de dix francs ? J’aimerais autant que Ferrais continue d’ignorer qu’un de ses hôtes se promenait sur son balcon...

– L’un n’empêche pas l’autre, fit Aldo qui commençait à s’amuser. Je ne dirai rien... mais dites-moi qui vous êtes... pour la tranquillité de ma conscience.

– Si vous y tenez !... Je me nomme Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue et homme de lettres... Vous êtes satisfait ?

Un brusque éclat de rire s’étouffa dans la gorge de Morosini.

– Plus que vous ne sauriez croire. C’est un plaisir inattendu de vous rencontrer dans ces buissons : je vous croyais à Chantilly ?

Les yeux d’Adalbert s’arrondirent davantage en considérant plus attentivement son interlocuteur. À bien y réfléchir, cet homme-là ne manquait pas d’allure.

– Comment est-ce qu’un gardien peut savoir ça ? fit-il. Mais... peut-être n’êtes-vous pas gardien ?

– Pas vraiment, non.

– Alors qui êtes-vous et que faites-vous ici ? dit l’invité d’un ton soudain beaucoup moins innocent. En même temps, sa main droite se dirigeait vers la poche arrière de son pantalon. Il devait être armé et Aldo jugea qu’il était temps de le rassurer :

– Je suis le voisin d’à côté.

– Quelle blague ! Le voisin d’à côté ou plutôt la voisine, c’est la vieille marquise de Sommières. Vous êtes un peu jeune pour être son marquis. D’autant qu’elle est veuve depuis belle lurette.

– Sans doute, mais j’ai l’âge convenable pour être son petit-neveu... et un ami de Simon Aronov. Venez donc par ici ! Nous y serons mieux pour causer et vous remettre en état... mais prenez garde à ne pas vous déchirer en franchissant la grille.

Cette fois, l’archéologue-homme de lettres se laissa emmener sans protester et, un moment plus tard, pénétrait avec son guide dans l’univers de tante Amélie où Aldo se mit aussitôt à la recherche de Cyprien dont il était persuadé qu’il n’irait pas se coucher tant que lui-même serait dehors. Le vieux majordome considéra l’intrus sans surprise excessive :

– Je vois ! dit-il. Si monsieur le prince voulait bien prêter une robe de chambre à... monsieur, je pourrais peut-être réparer les dommages subis par l’habit de monsieur ?

– Monsieur le prince ? Peste ! siffla Vidal-Pellicorne. Je me disais aussi que vous ne deviez pas être ce que vous vouliez me faire croire.

– Je m’appelle Aldo Morosini... et je vais de ce pas chercher ce qu’il vous faut.

Quand il revint une ou deux minutes plus tard, celui qui était à présent son invité alla en compagnie de Cyprien se réfugier dans les plantes vertes pour se changer puis revint s’asseoir en face de lui. Entre eux deux, Aldo avait transporté puis ouvert une cave à liqueurs Napoléon-III contenant une remarquable fine Napoléon Ier dont il servit deux généreuses rations :

– Rien de mieux pour se remettre d’une émotion ! commenta-t-il. Et maintenant si l’on se disait la vérité ?

– Sachant qui vous êtes, je crois que je connais la vôtre car je viens de comprendre ce que vous faisiez dans ce jardin : le saphir étoile que la fiancée porte au cou ce soir, c’est le vôtre, n’est-ce pas ? Celui que Simon espérait tant vous amener à lui céder. Ce que je n’ai pas saisi, cependant, c’est comment une pierre réputée appartenir à une grande dame française mariée à un Vénitien pouvait briller sur la gorge – ravissante d’ailleurs ! -d’une comtesse polonaise en train d’épouser, à

Paris, un homme de nationalité incertaine affublé d’un blason anglais.

– Comment l’avez-vous reconnu ?

– J’en possède une reproduction fidèle dessinée par Simon. Ainsi d’ailleurs que des autres pierres manquantes. Lorsque j’ai salué la jeune fille, je l’ai reçu en pleine figure avec une foule de points d’interrogation : qu’est-ce qu’il faisait là ?

– Voilà ce que j’aimerais apprendre. Il a disparu de chez moi il y aura bientôt cinq ans et, pour le voler, on a assassiné ma mère, mais j’ai préféré garder le secret. C’est pourquoi M. Aronov... et vous-même le pensiez toujours en ma possession. En fait, il était à Varsovie...

Et Morosini raconta son entrevue avec le boiteux, son bref séjour en Pologne et son voyage de retour.