– Trop vieux ! Et puis incapable de se déplacer moins majestueusement que s’il escortait une personne royale. Plan-Crépin ce n’est pas la même chose : comme toutes les grenouilles de bénitier, elle passe inaperçue, sait marcher sur la pointe des pieds et, en outre, elle est agile comme un chat sous son aspect empesé. Enfin sa curiosité ne dort jamais. Depuis qu’elle sait que tu es allé chez Ferrais, elle piaffe. J’ai préféré me donner les gants de l’expédier mais de toute façon, elle t’aurait pisté !
– Seigneur ! gémit Aldo, je n’aurais jamais imaginé que j’étais tombé dans une succursale du Deuxième Bureau ! Vous n’avez pas prévenu la police au moins ?
– Non. Cependant, j’ai un vieil ami qui fut une des gloires du Quai des Orfèvres au début du siècle et qui pourrait peut-être...
– Pour l’amour du ciel, tante Amélie, n’en faites rien ! Je veux régler ce compte-là comme les autres : moi-même !
– Alors dis-moi ce qui s’est passé chez le marchand de canons. Quand on tue les gens par centaines, on ne regarde pas à faire assommer un gêneur au coin d’un bois.
– C’est possible, mais je n’y crois pas, dit Aldo dans la mémoire de qui revenait le souvenir du rire aigre et discordant qui avait salué sa chute. La voix chaude et musicale de sir Eric ne pouvait émettre un tel son. Un homme de main peut-être, mais ce rire traduisait la haine, la cruauté, et un assassin à gages n’avait aucune raison de lui en vouloir personnellement.
Repoussant l’examen de la question à plus tard, quand sa tête serait moins douloureuse, il raconta son entrevue avec Ferrais dont la vieille dame retint surtout l’histoire tragique de l’Étoile bleue. Elle ne fit d’ailleurs pas mystère d’en être impressionnée.
– J’ai toujours pensé, murmura-t-elle, que cette pierre ne portait pas bonheur. Depuis le XVIIe siècle, les drames se sont succédé chez les Montlaure jusqu’à l’extinction en lignée masculine. C’est la raison pour laquelle ta mère en est devenue l’héritière. J’aurais souhaité qu’elle s’en défasse mais elle l’aimait, bien qu’elle ne l’ait pour ainsi dire jamais portée. Elle ne croyait pas à la malédiction. Sans doute parce qu’elle ignorait, comme nous tous, ce que tu viens de m’apprendre...
– Cette histoire est-elle vraie, au moins ? En dépit de la passion et du ton de sincérité de Ferrais quand il me l’a racontée, j’ai peine à croire qu’un de mes ancêtres ait pu...
Du coup, la marquise se mit à rire :
– Tu n’as pas honte d’être aussi naïf à ton âge ? Tes ancêtres, les miens, comme d’ailleurs ceux d’à peu près tout le monde, n’étaient rien d’autre que des hommes soumis aux convoitises, aux vilenies de l’humaine nature. Et ne me dis pas qu’à Venise où se sont perpétrées d’effroyables vengeances et où Vaqua Tofana[ix] circulait comme le vin nouveau à l’époque des vendanges c’était mieux ? Il faut prendre ce que l’on trouve dans son berceau quand on vient au monde, mon cher Aldo, les ancêtres avec le reste ! Je ne pense pas que notre voisin ait voulu te faire abattre : il n’a aucune raison de t’en vouloir puisqu’il gagne sur toute la ligne...
– C’est un peu ce que je pense...
En revanche, ses soupçons tournaient davantage vers Sigismond, encore qu’il eût peine à croire ce jeune blanc-bec susceptible de monter une embuscade dont la préparation avait dû nécessiter une attentive surveillance. Et alors se posait la question : son rendez-vous avec Anielka – dont il n’avait pas soufflé mot à Mme de Sommières – avait-il été surpris, épié ? Auquel cas Ferrais revenait au premier plan : s’il aimait autant qu’il le prétendait, sa jalousie devait être redoutable...
En dépit des pensées contradictoires qui s’agitaient dans sa tête douloureuse, Morosini finit par s’endormir, vaincu par le calmant que le docteur de Bellac avait fait porter par son valet dès son retour à son cabinet. Il devait y avoir dedans de quoi anesthésier un cheval car lorsque, vers la fin de la matinée, il émergea enfin d’un sommeil dépourvu de rêves, il était à peu près aussi vif qu’un plat de Risi e bisi[x] froid avec, en plus, de grandes difficultés à mettre deux idées en place. Cependant, la pensée de rester croupir au fond de son lit ne l’effleura même pas : il importait de dédramatiser au plus vite la situation et, si Vidal-Pellicorne venait le voir ainsi qu’il l’espérait, il fallait qu’il le trouve debout. Ou au moins assis et habillé.
Après avoir réclamé du café fort et si possible odorant, il réussit, avec l’aide d’un Cyprien réprobateur, à mener à bien la double opération toilette et habillement. Non sans que la vue de son visage dans la glace de la salle de bains ne lui eût arraché un soupir ou deux. Si Anielka le voyait, elle se souviendrait peut-être du jeune Ladislas avec un rien de nostalgie.
Néanmoins, une fois prêt, il se sentit mieux et choisit de s’installer dans un petit salon du rez-de-chaussée.
Ce fut là qu’à trois heures très précises, l’archéologue le découvrit fumant avec ardeur entre un verre de cognac et un cendrier plein. Des volutes gris bleuté roulaient à travers la pièce, rendant l’atmosphère presque irrespirable. Cyprien, qui avait introduit Adalbert, se hâta d’aller ouvrir une fenêtre tandis que le visiteur s’installait dans un fauteuil.
– Seigneur ! s’écria celui-ci, quelle tabagie ! Seriez-vous en train d’essayer de vous suicider par asphyxie ?
– Pas le moins du monde, mais quand je réfléchis, je fume toujours beaucoup.
– Et est-ce qu’au moins vous avez trouvé une réponse aux questions que vous vous posez ?
– Même pas ! Je tourne en rond... Vidal-Pellicorne repoussa sa mèche en arrière, se carra dans son siège et croisa les jambes après avoir tiré le pli de son pantalon :
– Racontez-moi tout ! Peut-être qu’à nous deux on y verra plus clair, mais d’abord comment allez-vous ?
– Aussi bien que possible après une raclée peu ordinaire. Je ressemble assez à une galantine truffée, j’ai une énorme bosse et la tempe multicolore que vous me voyez, mais à part cela je vais bien. Mes côtes se remettront toutes seules. Quant à mon problème, ce que je n’arrive pas à démêler, c’est à qui je dois ce désagrément.
– Pour autant que je connaisse Ferrais, je le vois mal dans le rôle du seigneur réunissant ses valets pour une bastonnade en règle. D’abord, il n’a aucune raison de vous en vouloir, et ensuite je le verrais plutôt vous tirer lui-même un coup de revolver, et de face. Il a une haute idée de sa grandeur...
– Sans doute, mais peut-être possède-t-il une bonne raison : la jalousie...
Et Morosini fit un récit complet de son entrevue avec sir Eric et de celle du Jardin d’Acclimatation. Quand il eut fini, Adalbert était plongé dans une songerie si profonde qu’il le crut endormi. Au bout d’un instant, les paupières se relevèrent, libérant un regard vif :
– J’ai peur de m’être un peu trop avancé en assurant que je pouvais vous aider à résoudre votre problème, dit-il de sa voix traînante. Il est certain qu’à la lumière de tout ce que vous venez de m’apprendre, les choses changent d’aspect. Mais dites-moi, elle ne manque pas d’imagination cette belle enfant ?
– Un peu trop peut-être. Vous devez trouver son plan insensé ?
– Oui et non. Une femme amoureuse est capable de tout et de n’importe quoi et puisqu’il paraît que celle-ci vous aime...
– Vous en doutez ? fit Aldo vexé. L’archéologue lui dédia un sourire angélique :
– Pas vraiment, si l’on considère le seul fait que vous êtes un homme très séduisant. Cependant, je juge ce changement de sentiments bien soudain chez une jeune fille qui, par deux fois, a voulu se suicider pour un autre. Néanmoins, il se peut qu’elle ait trouvé son chemin de Damas en vous rencontrant. C’est assez versatile, un cœur de cet âge-là...
– Autrement dit, elle peut changer encore ? Croyez bien, mon cher Adal, que je ne suis pas assez fat pour imaginer qu’elle m’aimera jusqu’à la fin de mes jours... mais j’avoue... que la journée d’hier a changé bien des choses, fit-il avec une émotion qui toucha son visiteur, et que j’exècre l’idée de laisser Anielka à un autre.
– Vous êtes en effet très atteint ! constata Adalbert. Et bien décidé, si je lis entre les lignes, à enlever la mariée au soir de ses noces comme elle vous en prie.
– Oui. Cela ne simplifie pas notre affaire, n’est-ce pas, et vous devez me prendre pour un fou ?
– Nous le sommes tous plus ou moins... et votre « folie » est tellement ravissante ! Mais il y a dans cette aventure quelque chose de positif : nous savons maintenant que le saphir sera au château pour les noces. Comme j’ai l’honneur d’y être invité, je vais trouver là une occasion inespérée de faire preuve de mes talents en procédant à l’échange de la copie contre l’original. Ferrais cherchera bien entendu sa belle épouse mais ne se fera pas de souci pour son saphir, au moins pendant quelque temps, puisqu’il s’en croira toujours possesseur.
– Vous allez avoir une lourde responsabilité, dit en souriant Aldo chez qui un petit rayon d’espoir commençait à pointer.
– Il faudra bien que je m’en arrange, fit l’archéologue avec sa bonne humeur communicative. Seulement, il ne me paraît pas sage que vous filiez le soir même avec votre belle. Si, comme tout le laisse supposer, votre entrevue d’hier a été observée, c’est sur vous qu’on lâchera les chiens. En arrivant à Venise, vous les trouverez assis sur votre paillasson.
– Vous ne voulez pas qu’Anielka parte seule ? L’entrée de Cyprien portant sur un plateau d’argent une grande enveloppe carrée qu’il offrit à Morosini interrompit la discussion.
– On vient d’apporter ceci de la part de sir Eric Ferrais, dit le vieux serviteur.
Deux paires de sourcils interrogateurs remontèrent avec ensemble.
– Voilà qui est intéressant ! susurra Adalbert en fronçant un nez gourmand. Ne me demandez pas la permission de lire, je vous l’accorde des deux mains.
Le message se composait d’une lettre et d’un épais bristol gravé qu’Aldo, après l’avoir parcouru d’un œil surpris, tendit à son compagnon pendant qu’il lisait les quelques lignes tracées d’une écriture volontaire :
« Mon cher Prince. Je viens d’apprendre la mésaventure dont vous avez été victime avec plus de regrets que vous ne le supposez sans doute. Le différend qui nous a opposés ne saurait détruire l’estime entre nous et j’espère sincèrement que vous n’avez pas été trop gravement atteint, que vous serez vite remis et que nous pourrons peut-être replacer sur un pied plus cordial des relations mal débutées. Ainsi, ma fiancée et moi-même serions heureux et si vous vouliez bien honorer notre mariage de votre présence. Ce serait, je crois, une bonne façon d’enterrer la hache de guerre. Veuillez croire... »
– Ou cet homme-là est innocent comme un agneau ou c’est le pire des hypocrites ! fit Aldo en passant la lettre à Adalbert. Mais je ne sais pas pourquoi, je pencherais plutôt pour la première proposition.
– Moi aussi... dès que j’aurai démêlé comment il a pu apprendre ce qui vous est arrivé sans y avoir mis le doigt.
– Alors là rien de plus simple : la messe de six heures à Saint-Augustin ! La lectrice de ma tante y entretient des relations suivies avec la cuisinière en chef de notre voisin, ce qui lui permet de savoir ce qui se passe chez lui.
– Vous m’en direz tant ! En tout cas, voilà qui renforce ce que je vous disais il y a un instant : si la jeune comtesse veut éviter la nuit de noces, il faut qu’elle disparaisse seule et que vous restiez bien visible au milieu des salons après que le prétendu enlèvement aura été découvert. C’est la seule façon d’accréditer son histoire de bandits rançonneurs... qui après tout n’est pas si mal imaginée.
– Si vous le dites, ce doit être vrai mais elle n’acceptera pas de partir sans moi... et pour aller où ?
– On va y songer ! fit Adalbert d’un ton apaisant. Ainsi qu’à la personne qui sera chargée de l’y conduire. Mon cher, vous me pardonnerez de vous quitter si vite, ajouta-t-il, mais je me découvre mille choses à mettre au point. Portez-vous bien et surtout essayez de retrouver une couleur normale pour le grand jour. Moi je vais vivre intensément. Rien de plus stimulant pour l’esprit qu’une bonne petite conspiration à monter !
– Et moi que vais-je faire pendant ce temps-là ? bougonna Morosini en le regardant voltiger vers la porte. De la tapisserie ?
– Je suis certain que vous ne manquez pas d’occupations ! Mettez un bon sparadrap sur votre tempe, sortez, visitez des musées, voyez des amis mais, je vous en supplie, n’approchez la belle Anielka ni de près ni de loin ! Je me charge de la mettre au courant de nos intentions...
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