Fiora allait en tête car elle connaissait par cœur le chemin qui, à travers les collines et la vallée du Mugnone que l’on traversa près de la Badia allait, en quatre lieues environ, de la villa de Fiesole au domaine agricole que dirigeait Marino. Cette nuit d’avril était belle et douce. Toutes les étoiles étaient présentes et enveloppaient la campagne d’un somptueux manteau de velours bleu piqué d’une multitude de petits diamants. Cela sentait le lilas et le pin, la terre encore humide d’une petite pluie brève qui était venue en fin de journée. Par endroits et selon les caprices du chemin, elle apercevait les murailles de Florence où brûlaient les pots à feu des sentinelles, les campaniles et les dômes qui semblaient faire sourdre leur propre lumière. La ville se rapprochait à mesure que l’on avançait, mais après un détour de la route, on ne la vit plus.

A quelque distance du hameau de la Pietra où tout dormait, Fiora engagea sa monture dans un chemin qui s’enfonçait entre deux haies d’arbustes et le suivit pendant quelques minutes jusqu’à ce que se dessine dans la nuit la silhouette noire de grands bâtiments de ferme précédés d’un immense pin dont la large cime étalait une tache d’encre sur le ciel. La jeune femme les désigna du bout de sa houssine :

– Nous y sommes, chuchota-t-elle. Tout doit dormir. On ne voit aucune lumière.

– Laissons tout de même les chevaux ici, fit Esteban qui commandait l’expédition ayant davantage l’habitude des coups de main que son maître. Celui-ci approuva silencieusement.

Les trois cavaliers mirent pied à terre, attachèrent leurs montures à un arbre puis s’avancèrent en faisant le moins de bruit possible. Le chemin sablé leur facilitait d’ailleurs la tâche :

– Il n’y a pas de chiens ? demanda Démétrios.

– Si, répondit Fiora, mais ils sont dans la cour de la ferme et d’ailleurs ils me connaissent...

– Je ne m’y fierais pas, à ta place. Tu portes des vêtements dont ils n’ont pas l’habitude. Quant à nous, ils ne nous connaissent pas du tout... Mais rassure-toi, j’ai ce qu’il nous faut.

– C’est tout de même étrange, reprit la jeune femme, un instant plus tard. Si peu de bruit que nous fassions, ils devraient nous entendre. Or, ils n’aboient pas... Et, regardez ! Le portail est grand ouvert !

En effet, la double porte qui défendait l’accès de la propriété béait largement, laissant apercevoir une grande cour vide et au bout, une maison basse dont la porte était ouverte elle aussi et qui ne montrait aucun signe de vie.

– Mais on dirait qu’il n’y a personne ? souffla Fiora. Où sont les chiens et...

Soudain Esteban, qui avait pris la tête, fit volte-face, revint vers Fiora et se plaça devant elle, les bras écartés pour lui interdire d’avancer :

– Ramène-la aux chevaux, maître ! Je viens d’apercevoir quelque chose qui n’est pas fait pour les yeux d’une jeune dame...

– Quoi que ce soit, je veux le voir, protesta celle-ci. Tu oublies que nous sommes ici chez l’assassin de mon père et que je suis venue pour le tuer de ma main.

– Tu n’auras pas cette peine : c’est déjà fait ! Je me disais aussi que cette odeur n’était pas naturelle même aux abords d’une ferme.

En effet, depuis un moment, des effluves fades et écœurants chassaient le parfum frais de la campagne. Esteban s’écarta, à regret, puis tendit le bras vers le grand pin qui ombrageait l’entrée du domaine. A l’une de ses branches basses pendait un fruit abominable : le corps éventré de Marino Betti. L’odeur était celle du sang et de la mort.

A l’inverse de ce qu’Esteban avait craint, Fiora regarda sans faiblir l’affreux cadavre. Son bourreau l’avait ouvert du sternum au bas ventre et d’une hanche à l’autre. Les entrailles pendaient. En outre, on lui avait coupé le poing droit... Démétrios tira de sa poche un briquet et une sorte de rat-de-cave et battit l’un pour enflammer l’autre mais ordonna à Esteban :

– Emmène-la à présent ! Elle en a assez vu mais moi, il y a certaines choses que je désire examiner...

Contrairement à ce qu’il appréhendait, Fiora se laissa emmener sans résistance. En face de cette justice barbare, elle avait éprouvé une poussée de joie sauvage mais incomplète : la main qui avait frappé son père avait été abattue mais la tête restait. Néanmoins, elle ressentait une sorte de soulagement bien naturel. N’ayant jamais tué personne jusqu’à présent, elle se méfiait d’elle-même et elle avait craint, durant tout le chemin, de faiblir au moment de frapper. Grâce à Dieu, Marino avait trouvé son châtiment sans qu’elle eût à se salir les mains mais peut-être la Providence ne ferait-elle pas toujours la besogne à sa place ? Il allait falloir faire en sorte, à l’avenir, d’être certaine de ne jamais céder à sa naturelle sensibilité de femme.

– Eh bien ? demanda-t-elle quand Démétrios les rejoignit en achevant d’essuyer ses doigts à son mouchoir. Qu’as-tu découvert ?

– L’homme a été torturé, dit-il. On lui a brûlé les pieds. En outre on lui a enlevé le cœur.

– Dès l’instant où je n’y suis pour rien, je me demande qui a bien pu faire ça ? fit Esteban. On dirait le travail d’un boucher ou d’un chirurgien tant les incisions sont nettes...

– Ou de n’importe quel homme habitué à manier des armes ! coupa Fiora. Qu’est-il besoin de chercher tant de détails ? La justice de Dieu a frappé, voilà tout !

– Tu n’es pas curieuse, remarqua Démétrios. Je pencherais plutôt pour la justice de Lorenzo de Médicis. Une justice discrète mais assez dans sa manière quand il ne peut pas faire autrement. Son capitaine, Savaglio, ne connaît ni hésitation ni pitié quand il s’agit du service de son maître. En outre, comme tu l’as dit, Fiora, il manie les armes en virtuose. Oui, ce pourrait être cela... s’il n’y avait ce cœur arraché ?

– N’a-t-il pas arraché celui de mon père ? C’est justice,

il me semble ?

– Peut-être... mais en ce cas, on n’avait aucune raison de le conserver or je n’en ai pas trouvé trace. Il est vrai que Marino a dû être tué la nuit dernière, que des chiens ont pu passer par là... Personne ne pourra nous renseigner. Il n’y a plus âme qui vive dans cette ferme. La terreur a fait fuir tout le monde...

Le médecin pensait tout haut, sans plus s’occuper de ses compagnons :

– Oui... c’est sans doute cela, poursuivit-il. A moins encore que Savaglio, si c’est lui, n’ait voulu rapporter à son maître cette preuve de l’exécution ? C’est encore possible, bien sûr... pourtant je n’arrive pas à y croire.

– Pourquoi ? demanda Fiora impatientée par ces cogitations pour elle sans objet...

– Parce que nous sommes le 28 avril...

– Et alors ?

– Après-demain ce sera le 30.

– C’est l’évidence même. Mais encore ?

– Sache ceci : la nuit qui va du dernier jour d’avril au premier jour de mai est une grande nuit pour les sorciers de tous les pays. En Allemagne, dans les montagnes du Harz où se tient le grand sabbat, on l’appelle Walpurgisnacht, la nuit de Walpurgis. Après-demain, les sorciers de Norcia seront au rendez-vous... et aussi ceux de Fontelucente !

– Je ne vois toujours pas le rapport avec ce que nous venons de voir ?

Sans répondre, Démétrios se dirigea vers son cheval, le fit tourner et se hissa en selle. Puis attendit que les autres le rejoignissent.

– J’ai toujours été curieux de nature, dit-il tranquillement. Et quelque chose me dit qu’il sera peut-être intéressant de savoir ce qui se passera cette nuit-là...

L’aube n’était plus très éloignée quand on rentra au castello. Léonarde, qui partageait le lit de Fiora et n’avait pu trouver le sommeil, attendait, penchée à la fenêtre. Mais ses yeux seuls interrogèrent la jeune femme quand elle entra dans la chambre en ôtant le chaperon à la mode française qui dissimulait ses cheveux et le jeta sur un coffre. Depuis que son « enfant » l’avait quittée en annonçant son intention de tuer Marino Betti, la pauvre femme ne vivait plus... Fiora eut pour elle un demi-sourire :

– Quand nous sommes arrivés, il était déjà mort, dit-elle. Je n’y suis pour rien...

– Dieu soit loué ! Je ne supportais pas l’idée que vous, mon ange, puissiez...

– Léonarde ! Léonarde ! je vous en prie... Il faut que vous compreniez que rien n’est plus comme avant et ne le sera jamais plus. Vous savez à présent ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes quittées. Je ne suis plus cette innocente Fiora que vous avez bercée et regardé grandir. Je suis une autre... une autre qu’à dire vrai je ne connais pas encore très bien et qui peut-être, un jour prochain, vous fera horreur.

– Jamais ! jamais, quoi que vous fassiez ! Vous êtes l’enfant de mon cœur et rien ni personne... pas même vous, n’y pourra changer quoi que ce soit. Songez seulement que la vengeance, si elle a quelque chose de grisant, laisse toujours un goût amer et que Dieu...

– Ne me parlez pas de Dieu ! Ne m’en parlez plus jamais ! s’écria Fiora. Il ne cesse de frapper sur moi à coups redoublés alors que je n’ai jamais commis le mal. Il me traite en ennemie, en réprouvée ! Qu’est-ce que tous ces crimes, toutes ces abominations qui ne cessent de s’étaler devant moi ? La volonté de Dieu ? Je le croyais bon et miséricordieux...

– N’a-t-il pas lui-même accepté la souffrance en permettant que son fils endure le supplice de la croix ? dit Léonarde avec une grande tristesse.

– La souffrance d’un dieu est-elle la même que celle d’un homme ou d’une femme ? Peut-il seulement être atteint par la douleur, lui qui est immensité ? Non, Léonarde : je vous en prie, laissez-moi à la tâche que je me suis donnée et ne me parlez plus de Dieu !

– Comme vous voudrez ! Mais vous ne m’empêcherez pas de Lui parler de vous...

Le surlendemain, quand Démétrios, après le souper, se prépara pour se rendre chez les sorciers, Fiora lui déclara qu’elle entendait l’accompagner. Il lui jeta alors un regard oblique :

– Je ne suis pas certain que ce soit un spectacle pour toi. Il s’y passe des choses déplaisantes et, en outre, c’est dangereux.

– Cesse de vouloir épargner mes yeux ! Ou de faire semblant. Quand tu as parlé de cette réunion, tu savais très bien que j’irais avec toi.

– Oui... oui, je le savais mais je regrette à présent de t’en avoir parlé. Ne vaudrait-il pas mieux t’arrêter un moment et ne pas poursuivre jusqu’au fond cette descente aux Enfers que tu as commencée ? Je voudrais que tu t’épargnes toi-même...

– C’est le premier pas qui coûte. Je verrai au moins si Dante a raison qui, dans son enfer, montre les sorciers la tête tordue en arrière de façon que leurs larmes coulent sur leur dos...

Fontelucente jouissait d’une détestable réputation. C’était, de notoriété et de terreur publiques, le plus fier repaire de sorciers de toute la Toscane. Il y avait là des amoncellements rocheux, une grotte et des cabanes où vivaient des créatures qui n’avaient d’humain que la forme extérieure. C’étaient pour la plupart des malheureux réduits par la misère, la maladie ou la bêtise des gens à une forme quasi larvaire et qui avaient puisé, dans leur dénuement et dans la nature environnante de bizarres recettes. Chassés, traqués de partout, ils se détournaient du ciel et d’une miséricorde à laquelle ils ne croyaient plus pour tenter d’entretenir, avec les puissances infernales, un commerce qui les vengeât et leur permît de semer une peur qui les protégeait. Ils y réussissaient parfaitement et la crainte qu’ils inspiraient avec leurs incantations et leur magie était telle que le désert s’était fait autour de ce lieu, riant et fertile, mais que l’on disait maudit. Pourtant, une source pure, une source brillante prenait naissance à cet endroit, entretenant une végétation épaisse et variée mais il suffisait que cette eau prît naissance dans ce site réprouvé pour que l’on s’en écartât par crainte des sortilèges.

Cependant, il arrivait, par les nuits sombres, qu’une forme masquée et enveloppée d’un manteau sombre, se glissât jusqu’à Fontelucente. Fille qui cherchait à cacher le fruit d’amours coupables, femme jalouse acharnée à la perte d’une rivale, garçon amoureux dédaigné par sa belle ou même noble dame, réduite par ses passions à chercher d’infâmes secours royalement payés. Ceux-là puisaient dans leur crainte, leur haine ou leur amour, le courage d’aller vers les sorciers dont certains étaient plus riches qu’ils n’en avaient l’air.

A vivre ainsi, au sein de la nature, ces gens avaient découvert bien des secrets. S’y ajoutaient les recettes abracadabrantes, les compositions redoutables ou répugnantes, les philtres et les charmes qu’ils vendaient à leur clientèle. Parfois, leurs recettes se révélaient efficaces et le malade guérissait. Alors, la reconnaissance leur tenait lieu de sauvegarde presque autant que la crainte.