– Non. Je n’ai rien entendu dire. Je venais d’arriver au marché quand j’ai appris que le corps de son fils venait d’être tiré de l’eau. Tous ne parlaient que de ça...
– Bizarre ! La ville devrait en être bouleversée. Quant au moine, pour une pareille affaire, il devrait réclamer la tête de toute la famille... et il parle amicalement avec le patriarche ? Difficile à comprendre ! ... Mais il faut savoir ! Selle la mule, Esteban !
– Où veux-tu aller ? demanda Fiora.
– Voir le seigneur Lorenzo. C’est avec lui que j’avais réglé l’intervention de la milice au mont Ceceri. Il doit tout de même savoir ce qui s’est passé ensuite ?
– N’y va pas ! Quelque chose me dit que tu serais en danger, pria la jeune femme avec angoisse. Tu vois, c’est moi qui, aujourd’hui, ai un pressentiment. Ils ont pris Pippa. Dieu sait ce que cette femme va dire !
– Elle ne peut rien dire. Elle n’a vu qu’un mendiant...
– Doué de pouvoirs peu communs. Es-tu bien certain qu’aucun souvenir ne subsiste quand on s’éveille de ce sommeil que tu provoques ? La Virago est habile, rusée ; pour sauver sa vie, elle dira n’importe quoi, elle accusera n’importe qui...
– Ou elle dira qu’elle ne sait rien. Que le jeune Pazzi est sorti de chez elle comme il y était entré...
– Peut-être mais une chose est certaine : le vieux Jacopo savait tout et pourquoi son petit-fils allait ce soir-là chez Pippa. Reste ici, je t’en prie ! Attendons un peu ! Lorenzo te fera peut-être savoir de ses nouvelles...
Elle tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Démétrios. D’ailleurs, Esteban venait à la rescousse :
– Elle a raison, maître. Rien ne presse. Laissons finir le jour et passer la nuit. Demain, si tu veux, j’irai aux nouvelles dès l’ouverture des portes. Tu pourras me donner une lettre que je porterai au seigneur Lorenzo... Toi qui jamais ne te laisses gagner par l’impatience, je ne te reconnais plus.
Le médecin haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il alla vers le sac de cuir qu’il avait fermé tout à l’heure et s’y appuya comme s’il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis, se retournant, il regarda Léonarde qui était toujours debout près de la porte aussi muette et immobile qu’une statue :
– Et vous, dame Léonarde, fit-il en français, quel est votre conseil ?
– Je ne pensais pas que mon avis pût avoir une importance à vos yeux mais je suppose que vous vous attendiez à un événement quelconque depuis ce matin... un événement qui pourrait vous obliger à partir. Sinon pourquoi ce coffre, ce sac, ces rangements que vous n’avez cessé de faire ?
– Je devrais savoir qu’aucun détail de ce genre n’échappe aux regards d’une bonne maîtresse de maison, fit-il avec un sourire. C’est vrai : depuis cette nuit je m’attends à quelque chose mais je ne saurais dire à quoi. Il me semble que l’heure approche où il va falloir quitter cette maison.
– Alors que ce soit au moins librement ! Suivez le conseil d’Esteban ! Quelques heures de plus ou de moins ne changeront rien...
Démétrios hocha la tête puis, sans rien ajouter, quitta la pièce. Fiora le suivit. L’un derrière l’autre et sans échanger seulement un mot, ils montèrent au sommet de la tour. La jeune femme cherchait encore à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était opposée si vivement au départ du Grec mais une chose était certaine : à cet instant, elle avait su, aussi clairement que si une voix secrète le lui avait crié, que si Démétrios se rendait à Florence, il n’en ressortirait pas vivant. Et l’idée de perdre ce dernier ami qui, pour l’aider, avait été jusqu’à tuer, lui était devenue insupportable. Cet homme étrange et curieux, dont elle avait eu peur jadis, lui tenait au cœur à présent. Ce n’était ni la profonde tendresse éprouvée pour son père, ni l’amour brûlant que lui avait inspiré Philippe et qu’elle soupçonnait de couver encore sous les cendres, ni l’affection qu’elle vouait à sa vieille Léonarde et dont Khatoun avait emporté une part, ni la joyeuse amitié qui la liait à Chiara Albizzi, c’était un sentiment fait de reconnaissance, d’amitié et aussi de respect un peu craintif assez semblable à celui qu’elle portait autrefois à ces maîtres qui avaient ouvert son esprit à la culture et à la beauté. C’était, en résumé, quelque chose de solide et de fort. Tous deux n’étaient-ils pas liés d’ailleurs par ce pacte qu’ils avaient conclu et où leurs sangs s’étaient mêlés ? ... Quand ils furent en haut de la tour, Fiora s’approcha de Démétrios qui s’appuyait, d’un geste familier, au vieux créneau et posa sa main sur la sienne.
– Nous n’avons plus beaucoup de famille, toi et moi, dit-elle doucement.
– Tu as un mari...
– Non. C’est un rêve que j’ai fait et qui s’est tourné en dérision. Si je souhaite le retrouver c’est pour lui faire payer ma souffrance et son mépris. Il a tout pris de moi sans rien donner, qu’un nom que je ne porterai jamais. Toi, tu m’as sauvée et même, au prix de ta sécurité, tu as assumé ma vengeance. Et puisque nous avons mêlé nos sangs, j’aimerais que tu voies en moi... une fille.
– Une petite-fille ! Je pourrais être ton grand-père, Fiora. Mais vois-tu, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve...
– Même toi ?
– Même moi ! Le voile du destin ne se lève pas toujours et le cours des étoiles oublie bien des détails. Peut-être vaut-il mieux ne pas nous laisser prendre au piège de l’affection ? Nous pourrions avoir à en souffrir. Nous nous sommes unis pour être compagnons de combat : essayons de nous en contenter mais je veillerai sur toi... comme un grand-père. Et je n’oublierai jamais ce que tu m’as offert aujourd’hui : mon premier instant de joie depuis la mort de Théodose...
A son tour, il prit la main de Fiora, y posa un baiser léger puis glissa cette main sous son bras :
– C’est l’heure du repas. Descendons pour éviter à Esteban de grimper jusqu’ici nous chercher.
Vers la fin du jour, ils remontèrent à la tour. Une rumeur montait de la ville avec des nuages de poussière. Il se passait quelque chose qui déchaînait l’agitation populaire, toujours à fleur de peau chez les Florentins. Ce n’était pas l’émeute car la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne servait que pour sonner le tocsin, restait muette. Soudain, des appels de trompettes se firent entendre et Démétrios se pencha, abritant ses yeux de sa main :
– Regarde ! Le soleil n’est pas encore couché et cependant on ferme les portes...
C’était vrai. Même à cette distance on pouvait entendre le bruit des herses qui retombaient, le grincement des pont-levis qui remontaient. L’œil aigu de Démétrios, servi par la pureté de l’air des collines, avait même aperçu ces mouvements. La ville se refermait plus tôt que d’habitude. Il semblait même qu’il y eut plus de soldats aux remparts...
– Est-ce qu’un ennemi marcherait sur nous ? demanda Fiora.
– En ce cas, la Vacca sonnerait pour l’appel aux armes. Non c’est à l’intérieur que cela se passe et l’on veut éviter que l’agitation se répande dans la campagne... Mais regarde encore ! Il y a quelque chose qui brûle là-bas...
En effet, en un point de la ville, vers le fleuve, une épaisse fumée noire, traversée d’éclats rouges, montait...
– Mon Dieu ! gémit Fiora, c’est folie que d’allumer un feu en ville où il y a encore bien des maisons de bois ! Et, on dirait que c’est près de chez nous...
Démétrios ne répondit pas. Tous deux restèrent là un moment, regardant monter cette fumée au sud et le soleil s’enfoncer vers la mer. La campagne devint violette et le calme du soir permit de mieux distinguer le tintamarre qui régnait dans la ville close... Fascinés, le Grec et la jeune femme ne pouvaient détacher leurs yeux de cette espèce de marmite bouillonnante où les toits mêmes, dans la poussière et la lumière incertaine, semblaient bouger à la manière des vagues. La voix essoufflée d’Esteban qu’ils n’avaient pas entendu venir éclata soudain auprès d’eux :
– Maître ! Le seigneur Lorenzo est là ! Il veut te voir, toi et donna Fiora ! Vite !
Ils descendirent en hâte, croyant à peine le témoignage de leurs oreilles. Mais Lorenzo était bien là. Dans la robe verte qu’il affectionnait, il se tenait debout près de la fenêtre dans le cabinet de Démétrios en compagnie de son ami Poliziano qui jouait avec ses gants, adossé à l’une des armoires. Le souci marquait son maigre visage mais il parut à Fiora plus grand qu’à leur dernier revoir, sous les voûtes de la Seigneurie. Les entendant entrer, il abandonna la fenêtre et leur fit face :
– Toi ici, Seigneur ? fit Démétrios en s’inclinant tandis que sa compagne ployait légèrement le genou pour le plus raide des saluts. C’est un grand honneur.
– Il fallait que je vienne car le temps presse. Tout à l’heure, j’ai quitté la ville pour la Badia où se tient une réunion de notre Académie platonicienne mais en donnant l’ordre de fermer les portes derrière moi. Elles ne s’ouvriront qu’à l’heure habituelle demain matin. Il faut que cette nuit vous mettiez le plus possible de chemin entre vous et ceux qui veulent votre mort !
– Nous diras-tu ce qui se passe, seigneur ? demanda Fiora d’une voix glacée. Nous savons que le corps de Pietro Pazzi a été repêché dans l’Arno, que la Pippa a été arrêtée mais je ne vois pas pourquoi l’on voudrait nous tuer, nous ?
– Parce que cette femme a parlé. Elle t’accuse d’avoir poignardé le bossu avec l’aide d’un sorcier habillé comme un mendiant...
– Moi ? Et comment suis-je censée être entrée chez elle ?
– Elle dit qu’elle te connaissait depuis longtemps, que tu... venais chez elle pour y rencontrer des hommes et que, tout naturellement, c’est dans sa maison que tu es venue chercher refuge après ta fuite du couvent... Pietro était... l’un de ceux que tu venais rencontrer parce qu’il était très amoureux de toi...
– Et quoi encore ? s’écria la jeune femme. Peut-on vraiment dans cette ville, ta ville, raconter n’importe quoi sur n’importe qui ? On l’a crue, bien entendu ?
– On croit toujours ce qui plaît à la populace.
– Vraiment ? Alors dis-moi comment la populace a reçu la nouvelle de l’arrestation de Hieronyma ? Comment il se fait que son beau-père fasse le jour et la nuit à la Seigneurie ?
– Le peuple n’a rien su de cette arrestation.
Lorenzo détourna les yeux de ce jeune visage flamboyant de colère et sa voix rauque parut s’assourdir encore lorsqu’il dit :
– Hieronyma s’est enfuie des Stinche avant que la nouvelle ne soit sue. Elle est en fuite à présent et l’on ne sait où elle est...
– Quoi ? crièrent d’une même voix Fiora et Démétrios mais ce fut le Grec qui reprit la parole :
– Comment est-ce possible ?
– Dans la milice il y avait deux clients des Pazzi. Ils ont prévenu aussitôt le vieux Jacopo. Il est venu lui-même, avec ses gens et le moine espagnol chercher sa belle-fille qui était encore inconsciente d’ailleurs. Cela leur a permis de dire qu’elle était victime d’une affreuse machination et d’un sortilège... Le repêchage du corps de Pietro et les aveux de la Virago ont mis le feu aux poudres. Ce fray Ignacio a prêché, tout le jour, sur les places et dans les carrefours pour que l’on s’empare de toi, Fiora, et de Démétrios...
– Et toi, lança Fiora, que faisais-tu pendant tout ce temps ? Toi le maître de Florence, le tout-puissant, le Magnifique ? Que faisais-tu pendant que l’on assassinait ton ami, mon père, que faisais-tu pendant que l’on me mettait en accusation à Santa Lucia, pendant que l’on m’arrachait du couvent pour me jeter à la Virago, livrée à n’importe qui et, surtout, à ce misérable Pietro qui avait commencé à m’étrangler ? Je serais morte sans Démétrios parce que toi, tu ne faisais rien. Tu me laisses dépouillée de tout, tu laisses...
– Mettre le feu au palais Beltrami, fit doucement le Grec. C’est bien lui qui brûle, n’est-ce pas ?
Fiora se retourna et le regarda avec horreur ;
– C’est... ma maison ?
– Oui Fiora, dit Lorenzo, c’est ta maison. Quand comprendras-tu que nous sommes en république et que je n’ai de pouvoir qu’autant que je fais cette république riche, heureuse et puissante ?
– Je vois. Tu préfères laisser un moine étranger manier les foules pendant que tu discutes avec les rois et les grands de ce monde ? Mais sais-tu seulement que cet homme, cet envoyé occulte d’un pape qui te hait, est ton ennemi plus encore que le mien ? Je suis un pion, sur son échiquier, un prétexte.
– Qu’en sais-tu ?
– J’en sais plus que toi...
Et rapidement, elle raconta ce qui s’était passé dans la salle capitulaire de Santa Lucia.
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