La barge avançait toujours, poussée par les longues rames dont elle pouvait entendre le clapot régulier et aidée par le courant du fleuve. Une rive couverte de hautes herbes et bordée de roseaux défilait lentement à la hauteur de ses yeux. Elle était toute proche et Fiora fut saisie de l’envie irrésistible de la toucher, de la rejoindre. Il fallait qu’elle trouve un moyen de quitter ce bateau et d’échapper à ces ennemis inconnus qui l’emmenaient Dieu sait où. Peut-être en Afrique ? L’homme, hier, avait parlé d’une caraque attendant à Nantes et le Noir Domingo avait dit qu’elle valait beaucoup d’or. Se pouvait-il que ces gens l’eussent enlevée pour la vendre comme esclave à quelque Sarrasin ?
Pour évaluer ses chances, elle alla près de la porte. Elle était fermée à clef, bien sûr, mais ne semblait pas très solide. Elle avait cet aspect fragile, un peu branlant des battants qui ne tiennent que par un loquet. Peut-être serait-il possible de le soulever en introduisant un objet long et mince dans la rainure ? Et Fiora commença une inspection minutieuse de sa prison, dans l’espoir de trouver ce qu’il fallait pour s’en servir quand la nuit serait venue.
Évidemment, elle ne savait pas sur quoi donnait cette porte ni ce qu’elle trouverait derrière. Le faux marchand avait bien parlé de dix hommes, mais Fiora avait besoin de cette activité qui lui permettait de rêver sa prochaine libération pour ne pas sombrer à nouveau dans le désespoir.
Le cadre du lit tenait par des pentures de fer plates dont l’une avait du jeu. Agenouillée, Fiora essayait de la détacher quand la basse profonde de Domingo la fit tressaillir. En dépit de sa taille et de son poids, le Noir était entré sans faire plus de bruit qu’un chat :
– Tu vas abîmer tes mains pour rien, jeune femme ! Tu n’as aucune chance de nous échapper. Mange plutôt ce que Domingo t’apporte !
Il tenait une écuelle d’où s’échappait une odeur de viande et d’épices chaudes qui rappela à la captive qu’elle avait faim. Docilement, elle s’assit sur son lit pour recevoir ce qu’on lui apportait et dévora sans se faire prier le ragoût de viandes et de raves contenu dans le récipient. Puis elle vida d’un trait un gobelet de vin qui acheva de lui rendre ses forces et ce goût du combat qu’elle croyait ne plus jamais retrouver, accablée qu’elle était par la douleur et les regrets. Elle leva alors les yeux sur le géant noir qui la regardait :
– Puis-je enfin poser des questions ? fit-elle.
– Que veux-tu savoir ?
– D’abord, qui êtes vous ?
– Rien. On m’appelle Domingo, c’est tout.
– Ce n’est pas beaucoup, en effet. L’homme de cette nuit, celui qui portait un masque d’oiseau blanc et que vous avez empêché de... Quel est son nom ?
– Il te le dira lui-même, s’il le juge bon. Domingo peut seulement dire qu’il est le chef.
Se rappelant la façon dont Domingo l’avait chassé de la cabine, Fiora pensa que c’était là un drôle de chef mais, sentant qu’elle n’en saurait pas plus, elle changea de sujet.
– Pourquoi m’avez-vous enlevée ? Où m’emmenez-vous ?
Le Noir hocha sa tête enturbannée et haussa les épaules dans un geste d’impuissance, mais ne répondit rien. Reprenant les ustensiles qui avaient servi au repas, il se dirigea vers la porte. Ce fut seulement sur le point de sortir qu’il murmura :
– S’il veut te le dire, il te le dira. Repose-toi en attendant ! ...
– Je me suis assez reposée ! s’écria Fiora qui commençait à perdre patience. Va lui dire que je veux le voir !
– Tu n’as aucun intérêt à dire : je veux !
Des heures passèrent, interminables pour celle qui n’avait aucun moyen de les mesurer. Le soir tomba, puis la nuit. Rivée à l’étroite fenêtre, Fiora vit que la berge s’éloignait, sans doute parce que le fleuve s’élargissait. Une odeur de vase dominait à présent celle de l’eau. De temps en temps, des voix se faisaient entendre, mais elles s’exprimaient dans un langage inconnu. De guerre lasse, Fiora finit par rejoindre sa paillasse où elle se roula en boule après s’être enveloppée de son manteau. Elle ignorait où se trouvait cette ville de Nantes où le navire de haute mer les attendait. Elle savait seulement – et pour cause ! – que c’était un port, et aussi qu’elle n’y serait plus sur les terres du roi de France, mais sur celles du duc de Bretagne. C’est dire que le secours devenait de plus en plus difficile, sinon impossible.
Un peu avant l’aube, Domingo vint la réveiller. La barge n’avançait plus, elle roulait un peu. A la lumière de la chandelle, Fiora vit que l’ouverture de sa cellule avait été bouchée avec un tampon de bois taillé tout exprès pour s’y encastrer.
– Sommes-nous à Nantes ? demanda-t-elle.
– Ne pose pas de questions. Je dois te bander les yeux, ensuite je te porterai.
Il n’y avait aucun moyen de refuser, le rapport des forces n’étant vraiment pas en sa faveur. Fiora se laissa bander les yeux, puis se sentit soulevée de terre et emportée comme un simple paquet. A travers le tissu du bandeau, elle perçut vaguement la lumière et la chaleur d’une torche. Elle entendit quelques voix, s’exprimant toujours dans cette langue inconnue, dont celle du faux marchand. A l’intonation, elle comprit qu’il donnait des ordres.
Le voyage dura un certain temps. En quittant la barge,
Fiora sentit qu’on la déposait dans une barque dont les rames grinçaient un peu. Puis Domingo la reprit, mais, au lieu de la tenir dans ses bras, ce qui était relativement confortable, il la jeta sur son épaule comme un sac de grains et, avec elle, monta une échelle qui devait être placée au flanc d’un bateau. A l’odeur de vase se joignaient à présent celles du bois humide et du goudron. Il y eut un bruit de pas sur les planches d’un pont, puis un escalier, une porte que l’on ouvrit et, finalement, Fiora fut posée sur un matelas ou sur des coussins qui lui parurent assez doux après la paillasse de la barge dont la toile laissait percer quelques brins de paille. Elle espéra qu’on allait lui enlever le bandeau, mais, au contraire, Domingo lui lia soigneusement les mains et les pieds. Elle protesta :
– Pourquoi me ligoter ? Je ne me suis pas défendue, il me semble, et je n’ai pas crié !
– Sans doute, et tu diras à Domingo s’il te serre trop, mais sois sans crainte, cela ne durera pas. Seulement jusqu’à ce que le bateau soit assez éloigné de la terre. Domingo viendra te délivrer et te porter à manger.
– Cela risque d’être long. Quand partons-nous ?
– Bientôt. La marée est là ! Reste tranquille. Domingo va rester devant la porte.
Demeurée seule, Fiora, en dépit des ordres du grand Noir, se tortilla pour essayer de se libérer. Ce n’était pas facile : ses mains étaient liées derrière son dos et, si Domingo n’avait pas serré très fort, les nœuds étaient bien faits, et plus Fiora tirait dessus, plus ils semblaient se resserrer. Mais, à s’agiter ainsi, le bandeau glissa de ses yeux et, bien qu’on ne lui eût laissé aucune lumière, elle vit qu’elle se trouvait, comme elle l’avait supposé, dans le château arrière d’une caraque.
Ce type de navire était familier à la jeune femme. Les deux bateaux de son père, la Santa Maria del Fiore et la Santa Madalena, étaient du même genre et elle les avait trop souvent visités pour ne pas les connaître à fond. Elle savait que ces navires, dont beaucoup étaient construits à Gênes et à Venise, comportaient deux ponts et deux châteaux à la manière des nefs romaines. Celui de l’arrière, à peine plus élevé que l’avant, renfermait les chambres du capitaine et des passagers de marque. C’était dans l’une de celles-là qu’on l’avait transportée, et elle savait comment s’ouvrait le panneau à petits carreaux sertis de plomb qui prenait jour au-dessus du gouvernail. Si elle parvenait à se libérer, elle pourrait se jeter à l’eau en dépit de la hauteur et nager dans le port assez loin pour n’être pas reprise. La suite appartiendrait à la chance...
Son corps mince ayant toute la souplesse de la jeunesse, elle réussit, non sans peine il est vrai, à faire passer son torse et ses jambes dans l’anneau formé par ses bras puis, ayant amené ses mains à la hauteur de sa bouche, elle attaqua les nœuds avec ses dents. Le jour se levait et grisaillait le vitrage. Sur les ponts, on entendait le claquement des pieds nus de l’équipage qui courait aux manœuvres. Il y eut le long grincement d’un cabestan. Le bateau bougeait sous l’assaut de la marée et tirait sur son ancre comme un chien sur sa laisse. Les commandements se succédaient, hurlés d’une voix forte en italien. Fiora s’activa davantage encore et dut retenir un cri de joie quand enfin les liens cédèrent. Délivrer ses jambes fut l’affaire de quelques instants et, sautant à bas de la couchette, elle courut vers la fenêtre, cherchant à ouvrir le crochet, quelque peu rouillé hélas, qui la maintenait fermée. En bas, elle apercevait l’eau grise et plus loin une forêt de mâts derrière lesquels montaient les toits pointus d’une ville, les flèches des églises et les tours d’un puissant château.
Fiora s’énervait, la proximité de la liberté la rendait maladroite. Le bateau, elle s’en rendait compte, était en train de quitter son mouillage. Il fallait faire vite. Sur le fer rugueux, ses doigts s’écorchaient... et puis la porte s’ouvrit et Domingo parut. Avec une rapidité surprenante chez un homme de sa corpulence, il bondit sur la jeune femme, la maîtrisa et la rapporta sur sa couchette en rattachant hâtivement ses mains :
– Folle que tu es ! souffla-t-il. Le chef arrive. S’il t’avait découverte avant Domingo...
Il n’acheva pas. Elle avait compris et, se rappelant les menaces que l’homme avait fulminées, elle se laissa faire sans chercher à lutter. L’occasion était perdue. Mieux valait patienter, attendre peut-être une circonstance plus favorable... La patience ! Cette vertu des vertus que son ancien ami Démétrios lui avait si souvent prônée ! En vérité, elle se sentait lasse comme après une longue course. Aussi, quand son ravisseur fit sonner le plancher sous le talon ferré de ses bottes, était-elle parfaitement calme et immobile.
Il vint se planter devant elle, plastronnant, les jambes écartées et les mains crochées dans le large ceinturon de cuir qui lui serrait la taille, avec la satisfaction arrogante du brigand qui a réussi un beau coup. Fiora se demanda un instant si elle allait devoir subir à nouveau ses assauts, mais Domingo ne semblait pas décidé à céder la place et demeurait debout auprès d’elle comme un énorme chien de garde. Ce fut à lui que l’homme s’adressa en premier :
– Tu as bien travaillé. Grâce à toi, nous voici en sûreté sur ce bateau et notre belle prisonnière n’a plus aucune chance de nous échapper. Tu peux la délier. Puis tu nous laisseras.
Sans un mot, le grand Noir débarrassa Fiora de ses liens, mais reprit sa place au chevet de la couchette avec une fermeté qui ne laissait aucun doute sur sa détermination. L’autre fit la grimace :
– Eh bien ? tu n’as pas entendu ? Je t’ai dit de nous laisser !
– Non. Domingo a été envoyé avec toi uniquement pour veiller sur la prisonnière. Il doit en répondre. Domingo veille et veillera.
– Mais enfin, s’insurgea Fiora qui, en retrouvant sa liberté de mouvement, se sentait beaucoup plus forte, me direz-vous enfin où vous m’emmenez ? Cet homme a dit hier que je valais beaucoup d’or. Qui doit donner cet or ? Vous n’allez pas, j’espère, me livrer à quelque pirate sarrasin ?
– Rassurez-vous ! Ces gens-là ne sont pas assez riches, et il est vrai que vous valez cher.
– Alors qui ? Pour qui Domingo veille-t-il sur moi ? A qui doit-il répondre de moi ?
– Au pape !
Fiora crut à une boutade et haussa les épaules :
– Vous n’êtes pas drôle ! Répondez-moi sérieusement. Qu’est-ce que vous risquez, à présent ?
– Mais je vous réponds sérieusement.
– Alors vous mentez ! Le pape habite Rome. Si vous m’y emmeniez, je devrais être à cette minute liée au fond de quelque litière ou de quelque chariot en route vers Marseille ou tout autre port de la côté méditerranéenne. Or, on m’a appris assez de géographie pour savoir que nous voguons sur le grand océan.
– Peste ! Vous êtes savante. Eh bien, ma chère, sachez que nous allons tout de même à Rome. Le voyage en contournant l’Espagne est sans doute plus long, mais plus sûr. Rien à craindre sur cette caraque des surveillances du roi Louis. Sur terre, nous risquions de laisser des traces. Pas ici. De toute façon, Sa Sainteté n’est pas pressée. Elle m’a dit : « Gian-Battista, prends le temps qu’il faut afin de mener à bien ta mission. Si tu reviens pour la fin de l’année, Nous en serons satisfait... »
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