Arrivée à destination, elle retrouva sans peine le sentier bordé de haies vives et, plus loin, la masse sombre des bâtiments de ferme, et le grand pin dont la tête immense ombrageait les piliers de pierre à l’entrée de la cour. Le grand pin où le corps martyrisé de Marino Betti avait été pendu...

Comme autrefois, les cavaliers mirent pied à terre à quelque distance et attachèrent leurs montures aux cyprès plantés en coupe-vent puis, étouffant leurs pas autant qu’il était possible, ils remontèrent vers le domaine.

– C’est grand ! souffla Rocco. Si nous voulons tout explorer, nous devrions peut-être nous séparer mais, à première vue, il n’y a personne.

Les bâtiments à l’abandon se dessinaient à peine dans la nuit obscure et l’on n’entendait rien, sinon le grincement d’une porte mal fermée qui battait dans la bourrasque.

Sans répondre, les trois autres continuèrent à avancer, scrutant ces ombres denses qui, jadis, contenaient tant de vie : celle du bétail, des valets, des chiens gardiens de la ferme, et qui n’étaient plus que silence. Soudain, Esteban saisit le bras de Fiora :

– Regarde ! chuchota-t-il. Là ! ... vers le bout de la maison de l’intendant ! Il y a une cheminée qui fume un peu !

Depuis le temps qu’ils étaient en route, les yeux des quatre compagnons s’étaient accoutumés à l’obscurité et Fiora distingua vite la mince spirale grise. Le cœur lui battit plus fort : un feu signifiait une présence humaine...

– C’est peut-être un berger qui a cherché là un refuge, fit Démétrios. Ou encore un voyageur égaré ? On s’abriterait chez le diable par une nuit pareille.

– Non, dit Fiora. C’est elle ! Je suis sûre que c’est elle.. Sans attendre les autres, elle se dirigea vers cette partie de la maison, prenant toujours soin de ne pas faire de bruit. En approchant, elle distingua un faible rai de lumière sous un volet clos. A côté, il y avait une porte dont le bas se cachait dans les herbes qui gardaient la trace d’un passage...

Cette maison, elle la connaissait par cœur pour y avoir joué mille fois quand elle était enfant. Elle en savait toutes les issues et tous les détours. Elle savait que la porte de cette pièce, qui avait été la cuisine de l’intendant, ne fermait que par un loquet, mais qu’à l’intérieur on pouvait la renforcer d’une barre. Si celle-ci était mise, la seule chance d’entrer serait d’arracher le volet.

Doucement, très doucement, elle appuya sur la clenche qui joua sans bruit. Retenant son souffle, elle poussa le vantail avec la crainte de sentir la résistance de la barre, mais la personne qui se trouvait à l’intérieur devait se croire suffisamment gardée par la terreur qu’inspirait la ferme abandonnée. Et la porte s’ouvrit...

Assise sur un escabeau auprès d’un maigre feu, une femme enveloppée d’un manteau noir brodé d’argent, que Fiora reconnut aussitôt, mangeait, appuyée des deux coudes sur une table, une sorte de bouillie. Elle tournait presque le dos à la porte et ne la vit pas s’ouvrir.

– Bonsoir, Hieronyma ! dit seulement Fiora.

La femme sursauta si violemment que la table, bancale, se renversa, entraînant l’écuelle. Quand elle lui fit face, Fiora sourit, goûtant déjà le plaisir violent de la vengeance. C’était le visage même de la peur qu’elle avait en face d’elle. Hieronyma avait dû souffrir pendant ces trois jours. Sa peau était grise, ses paupières plombées et des poches s’alourdissaient sous ses yeux. Il ne restait rien de la beauté plantureuse qu’elle étalait si insolemment naguère et ses mains tremblaient. Mais la haine lui rendit courage et Fiora vit se rétrécir ses pupilles quand elle jeta :

– Qu’est-ce que tu fais là ? ... Tu n’es pas à Rome ?

– C’est l’évidence, il me semble ? J’en suis partie quelques heures seulement après toi.

– Comment as-tu fait ?

– Tu n’imagines pas, tout de même, que je vais t’en faire confidence ? L’heure est venue de payer tes crimes ! Trop d’hommes sont morts par ta faute, mais c’est surtout le sang de mon père qui crie vengeance. Je suis venue te tuer !

Hieronyma ricana.

– Me tuer ? Avec quoi ? ... Oh, je vois ! Tu n’es pas venue seule ? Tu n’as pas eu le courage de m’affronter sans témoins !

– Pourquoi l’aurait-elle fait ? gronda Démétrios. Tu es plus forte qu’elle et surtout plus habile à manier le couteau. Au surplus, ce n’est pas elle qui va te tuer. Ton sang salirait ses mains !

– Non, Démétrios ! Laisse-moi faire ! Elle sait qu’elle ne peut pas nous échapper. J’ai là ce qu’il faut.

A sa ceinture, Fiora prit une petite gourde et un gobelet qu’elle y avait accrochés. Le flacon renfermait un peu de vin et le poison que lui avait remis Anna la Juive. Elle emplit le gobelet et le tendit à son ennemie :

– Bois ! Le venin a toujours été ton arme favorite et il est juste que tu meures par le poison...

– Jamais ! Jamais je ne boirai ça !

– Mes compagnons peuvent t’y forcer. S’il te reste le souvenir de quelque prière, dis-la, mais dis-la vite ! Je n’ai plus de patience pour toi ! Bois !

– Va au diable !

Avant que Démétrios et Esteban aient pu s’emparer d’elle, Hieronyma d’un revers de main avait poussé le gobelet qui se renversa.

– Tu as eu tort, dit Fiora. Ce n’était pas un poison rapide. Il t’aurait accordé le temps de te repentir.

Mais déjà Hieronyma, emportée par sa haine furieuse, s’était jetée sur elle, griffes en avant, visant le cou de la jeune femme sur lequel ses doigts se refermèrent. Fiora tomba en arrière, à demi étouffée sous le poids de son ennemie qui commençait à l’étrangler. Tout contre son visage, elle voyait la figure convulsée, démoniaque, qui continuait à cracher sa haine :

– C’est toi qui vas crever ! Tu entends ? ... Sale petite putain... Tu vas cre...

Soudain, le corps de Hieronyma se raidit, tétanisé, tandis que sa bouche s’ouvrait sur un râle et que ses yeux s’exorbitaient. Les mains meurtrières lâchèrent prise. Fiora eut juste le temps de se dégager pour ne pas recevoir le sang qui jaillit des lèvres distendues. Elle se releva avec l’aide de Démétrios et s’accrocha à son épaule pour ne pas tomber. Hieronyma, couchée face contre terre dans ses velours souillés, ne bougeait plus. Seule dépassait, plantée entre ses épaules, la poignée d’une dague.

Esteban mit un genou en terre pour la retirer, mais Rocco l’arrêta.

– Je sais bien que le bourreau reprend toujours sa hache, dit-il, mais après avoir trempé dans un sang aussi pourri, ma dague ne serait plus jamais propre !

– Je te donnerai la mienne ! dit Esteban. Tu as été plus rapide que moi.

Avec une infinie tendresse, Démétrios attira Fiora contre lui, l’enveloppant de son propre manteau :

– Viens, ma fille, retournons vers les vivants ! Tu es à jamais délivrée des poisons de la vengeance...

Esteban éteignit le feu sous son talon et sortit le dernier, laissant la porte ouverte. Au-dehors, la pluie avait cessé. Les nuages s’écartèrent juste assez pour qu’une étoile, une seule, glissât vers la terre un œil curieux. Un moment plus tard, les cavaliers s’éloignaient. Le domaine abandonné retournait au silence...

Saint-Mandé, 10 mai 1989.