La chapelle, en elle-même, était une œuvre exquise, et Fiora n’avait qu’à fermer les yeux pour la revoir. Tout autour de ses murailles, une grande fresque représentant le cortège des Rois mages allant vers l’Étoile déroulait un faste inouï et des couleurs d’un rare éclat, dans un délicieux paysage toscan semé de châteaux, de cyprès et de buissons fleuris. Ce n’étaient que chevaux richement caparaçonnés, vêtements brodés d’or, couronnes de pierreries, serviteurs parés et joyeux tenant en laisse des léopards, des lévriers de Karamanie, ou portant des présents. Lorenzo lui-même y apparaissait, mais sous la forme d’un bel adolescent blond et bouclé qui avait beaucoup amusé Fiora, car il fallait vraiment savoir que le beau Roi mage était censé représenter l’aîné des Médicis pour y croire. Lorenzo s’en amusait le premier et aimait à dire que Benozzo Gozzoli, le peintre, l’aimait tellement qu’il s’obstinait à voir en lui l’ange qu’il ne serait jamais...

Une autre merveille enrichissait cette chapelle joyau : une adorable Nativité, placée au-dessus de l’autel, œuvre d’un moine défroqué dont la vie tumultueuse avait scandalisé Florence vingt ans plus tôt. Mais Filippo Lippi avait tant de talent qu’on lui pardonnait... même d’avoir donné à la Madone le ravissant visage de la jeune nonne dont il était amoureux.

Oui, cette chapelle était bien le cadre digne de recevoir le corps du jeune prince, et Fiora regretta de ne pouvoir y aller prier car elle n’était pas certaine que les femmes de la maison, Lucrezia, la mère des Médicis, et Clarissa l’épouse de Lorenzo, fussent bien disposées envers une revenante qui, jadis, avait été l’objet d’un scandale. Elle eût aimé pourtant offrir ce tribut de larmes à celui qui avait été son premier amour comme il avait été celui de Catarina Sforza. Comment l’épouse de Girolamo Riario recevrait-elle la nouvelle de cette mort qu’elle souhaitait tellement éviter ? Parviendrait-elle à cacher son chagrin ? Après tout, Riario lui-même ferait grise mine puisque le complot avait échoué dans son but principal : abattre le maître de Florence. Et le maître de Florence était encore en vie et plus puissant, plus aimé que jamais !

Soudain, Fiora tendit l’oreille. Le galop d’un cheval résonnait dans la nuit, se rapprochait, se rapprochait encore... Elle entendit un bruit de voix : celle d’Esteban et une autre, plus sourde, qu’elle n’identifia pas. Qui pouvait venir à cette heure ?

Vivement, Fiora enfila sur sa chemise une sorte de dalmatique ouverte et sans manches qu’elle avait portée jadis et que, par une espèce de miracle, Samia avait retrouvée, avec quelques vêtements, dans un coffre du grenier. A la veilleuse qui brûlait sous les rideaux de son lit, elle alluma un flambeau, sortit dans la galerie et alla jusqu’à l’escalier. Là, elle s’arrêta, élevant au-dessus de sa tête le bouquet de flammes.

Au bas des marches, un homme tout vêtu de noir, sans chaperon et les mains nues, la regardait sans dire un mot et cet homme était Lorenzo...

Jamais elle ne lui avait vu ce visage ravagé, raviné, creusé par les larmes et la souffrance, ni ce regard ardent qui suppliait et exigeait tout à la fois. Dans l’ombre du vestibule, derrière lui, la robe sombre de Démétrios glissa sans bruit sur les dalles de marbre et disparut.

D’un pas lent, comme s’il craignait qu’un mouvement brusque fît s’évanouir l’apparition ou ne l’effrayât, Lorenzo monta vers Fiora. Le cœur de la jeune femme s’était mis à battre sur un rythme inhabituel qui emplissait sa poitrine, mais sans qu’aucune angoisse vînt la troubler. Ce qu’elle éprouvait ressemblait davantage à de la joie car elle sut, tout à coup, que ce qui allait suivre était inscrit au livre de sa vie depuis toujours et que, peut-être, sans même en avoir eu conscience, elle l’avait désiré.

Doucement, elle posa le chandelier sur la rampe de l’escalier. Lorenzo montait toujours. A présent elle pouvait entendre son souffle, elle pouvait voir, sous le pourpoint noir et la chemise ouverte laissant apparaître la blancheur d’un pansement, se soulever sa poitrine maigre.

Quand il fut devant elle, la dominant de sa haute taille, elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, mais leva la tête vers lui, offrant seulement ses lèvres entrouvertes sur lesquelles, doucement, en fermant les yeux comme l’on fait pour mieux savourer un plaisir rare et longtemps attendu, il posa les siennes sans la toucher autrement. Ce fut un baiser long mais léger, délicat, presque timide, comme s’il buvait au calice d’une fleur...

Puis Fiora sentit les mains de Lorenzo sur ses épaules, et ces mains tremblaient. Alors, elle le repoussa avec douceur, mais lui sourit tendrement en voyant son visage se crisper de douleur. Elle prit l’une de ses mains, enleva le chandelier de la rampe et marcha vers la porte de sa chambre.

– Viens ! dit-elle seulement.

Tandis que d’un geste machinal, il fermait le vantail, Fiora alla placer la lumière sur un coffre et, l’une après l’autre, elle souffla les bougies. La chambre ne fut plus éclairée que par la lueur de la veilleuse qui dorait à peine l’intérieur des courtines blanches. Immobile, Lorenzo suivait des yeux chacun des gestes de la jeune femme. Alors, elle laissa tomber à terre le manteau sans manches, délia le ruban de sa chemise qui glissa jusqu’à ses chevilles. L’instant d’après, elle était dans ses bras et il l’emportait sur le lit où il se laissa tomber avec elle...

Ils firent l’amour en silence parce qu’ils n’avaient pas besoin de mots. Le vocabulaire de la passion n’avait rien à faire ici, ils savaient tous deux que leur union prenait racine dans un passé de longue admiration mutuelle, sans doute, mais aussi dans une sorte d’instinct qui les avait poussés à se joindre. Lorenzo était venu vers Fiora comme le voyageur perdu qui découvre soudain une étoile dans son ciel noir et Fiora l’accueillait parce qu’elle avait senti en le voyant que le don d’elle-même était le seul apaisement qu’elle pût offrir à ce désespoir mêlé de colère qui empoisonnait son âme. En outre, affublée du nom exécré des Pazzi, elle éprouvait une délectation secrète à donner au Magnifique cette nuit de noces qu’elle n’eût jamais accepté de subir.

Rapprochés dans de telles conditions et sans le secours d’un véritable amour, Lorenzo et Fiora auraient pu connaître un échec, ou tout du moins une déception, mais ils découvrirent avec émerveillement que leurs corps unis vibraient à l’unisson, réalisaient l’accord parfait si rare entre les amants. Chacun savait d’instinct ce qui pouvait combler l’autre et c’est ensemble qu’ils atteignirent à la volupté suprême, à un plaisir d’une telle intensité qu’en s’apaisant, il les rejeta pantelants dans la soie froissée des draps. Après quoi, ensemble toujours, mais dans les bras l’un de l’autre, ils sombrèrent dans ce sommeil dont ils avaient tant besoin et qu’ils n’avaient pas réussi à trouver dans leur solitude.

A l’aube, Lorenzo se leva. Fiora dormait de si bon cœur qu’il hésita à la réveiller, mais, avant de replonger dans l’enfer qui l’attendait, il lui fallait puiser dans ses yeux et sur ses lèvres une force nouvelle. Alors, il l’a reprit dans ses bras et baisa son visage jusqu’à ce qu’elle relève enfin des paupières qui s’ouvraient avec peine.

– Je ne voulais pas partir comme un voleur, murmura-t-il contre sa bouche. Et puis... veux-tu me permettre de revenir... la nuit prochaine ?

Elle lui sourit, s’étirant avec une délicieuse sensation de bien-être :

– Tu as besoin d’une permission ?

– Oui... Ce que tu m’as donné était si beau que j’ose à peine y croire encore.

Cette fois, elle se mit à rire :

– Auprès de toi, saint Thomas était un croyant aveugle. Ou alors dis-moi pourquoi nous nous retrouvons tous deux, nus, et dans le même lit ?

– Peut-être parce que c’était comme dans un rêve et que je veux rêver encore ? J’ai besoin de t’aimer, Fiora, de prendre ta chaleur et de te donner la mienne. Tu es comme une source longtemps espérée et qu’un miracle a fait jaillir du rocher le plus noir et le plus aride. Ne plus y boire serait pour moi une cruelle souffrance. Veux-tu encore de moi ?

Elle s’agenouilla sur le lit pour prendre entre ses mains cette tête rude, ce visage si laid et si attirant :

– Oui, je te veux ! dit-elle d’une voix basse et un peu rauque qui le fit frissonner. Reviens ! Je t’attendrai.

Elle l’embrassa longuement puis, glissant prestement entre les mains avides qui tentaient de la saisir, elle s’enroula dans les draps et mit un oreiller entre ses bras...

– Mais, à présent, il faut que tu me laisses dormir !

Quand Fiora se réveilla de nouveau, le ciel était gris et la pluie, qui avait fait trêve deux jours, recommençait de plus belle. Le jardin était noyé sous un brouillard liquide qui détrempait les allées et dégouttait des statues, mais la jeune femme n’accorda au paysage brouillé qu’un soupir agacé et un haussement d’épaules. Après tant d’épreuves, la nuit qu’elle venait de vivre lui faisait l’effet d’un bain de jouvence. Lorenzo était un amant comme chaque femme rêve d’en rencontrer et ses caresses avaient lavé son corps de toutes les concupiscences et de toutes les douleurs qu’il avait dû supporter. Et la jeune femme ne s’interrogea même pas sur les sentiments qu’il pouvait lui inspirer : elle était bien avec lui et, pour l’instant, c’était tout ce qui comptait. Néanmoins, ce fut avec une sorte de colère qu’elle repoussa l’unique pensée qui la gênât : même si les meubles avaient changé, cette chambre était tout de même celle où Philippe avait fait d’elle une femme.

– C’est ta faute ! cria-t-elle à cette ombre qui revenait inopportunément s’imposer à son souvenir. Il ne fallait pas me laisser partir pour aller jouer les preux chevaliers auprès de ta princesse ! C’est toi qui as fait s’installer entre nous l’irréparable. Et moi je n’ai que vingt ans ! J’ai le droit de vivre !

Elle avait complètement oublié qu’elle avait, bien peu de temps auparavant, souhaité mourir, tant les charmes de l’amour peuvent avoir d’emprise sur un être jeune. De toutes ses forces, elle voulait rejeter les contraintes et l’austérité. Elle avait vécu captive durant des mois, et voilà que sa prison venait de s’ouvrir sur quelque chose qui ressemblait au bonheur, même si ce n’était qu’une apparence... Ce fut d’un œil plein de défi qu’après le repas servi dans sa chambre par Samia, elle alla affronter le regard de Démétrios lorsqu’elle le rejoignit dans l’ancien studiolo de son père.

Mais il la connaissait trop bien pour ne pas pénétrer ses pensées et ces grands yeux gris chargés de nuages d’orage lui arrachèrent un sourire. Fiora, pensa-t-il, cherchait un prétexte pour se mettre en colère, espérant se débarrasser ainsi de la gêne qu’elle éprouvait. Il ne se trompait pas :

– Pourquoi ce sourire ? fit-elle nerveusement, et pourquoi me regardes-tu ainsi ? Ai-je quelque chose de changé ? Oui, je me suis donnée à Lorenzo ! Je me suis même offerte à lui ! Et, cette nuit, il reviendra et je me donnerai encore à lui !

Otant les besicles qu’il portait de plus en plus souvent, à présent, Démétrios s’éloigna du lutrin sur lequel il avait ouvert un manuscrit hébraïque, vint à la jeune femme et posa ses mains sur ses épaules qu’il sentit se raidir.

– Loin de moi l’idée de te faire le moindre reproche, Fiora ! Ce qui s’est passé cette nuit entre Lorenzo et toi était écrit depuis longtemps. Il m’a souvent parlé de toi, depuis mon retour, et j’ai compris sans peine que tu étais son regret le plus secret. Il était normal qu’il vienne vers toi du fond de son désarroi.

– Crois-tu donc qu’il m’aime ?

– Tu es comme toutes les femmes : tu simplifies trop les sentiments. Lorenzo était semblable à un jardinier qui a vu un voleur s’enfuir avec la plus belle fleur de son jardin, sans même lui laisser le temps de la respirer. Hier, sa fleur est revenue, mais plus belle que jamais et dégageant un parfum trop capiteux pour qu’il renonce à s’en griser. Quant à toi...

– Eh bien ? Moi ?

– Cesse de te rebeller ainsi, Fiora ! Tu n’as commis aucun crime. L’amour t’a simplement rendu le goût de la vie que tu avais perdu.

– L’amour ? Je ne sais même pas si j’aime Lorenzo. Pourtant, ce serait tellement plus simple !

– Plus commode surtout, parce que tu es toute pétrie de morale chrétienne, en dépit de ton éducation platonicienne, et cela tu le dois à notre chère Léonarde.

– Ne me parle pas d’elle, sinon je vais me sentir malade de honte !

– Tu as raison, j’ai eu tort d’en parler. Quant à la honte, c’est un mot stupide, même si tu n’aimes pas vraiment Lorenzo. Ce que tu aimes en lui, c’est d’abord l’amour qu’il te donne, je sais qu’il y est une sorte de... virtuose. Mais aussi sa légende et, tout au fond de toi, il y a toujours une petite Florentine pour qui le Magnifique emplissait l’horizon. Sans le savoir, tu étais plus ou moins amoureuse de lui...