– Celui que je vois là est-il le souverain pontife, ou quelque idole barbare ? riposta la jeune femme à mi-voix. Je m’agenouillerai parce que le protocole le veut ainsi, mais ne m’en demandez pas plus.
D’un pas redevenu, comme par miracle, singulièrement ferme, elle marcha vers le trône de Pierre. Une voix de bronze qui avait les sonorités d’un faux-bourdon la cueillit à mi-chemin :
– Fille d’iniquité ! Comment oses-tu venir vers Nous de ce pas assuré quand tu devrais ramper dans la poussière pour tenter de détourner Notre juste colère ?
Du coup, Fiora s’arrêta où elle était :
– On ne m’a jamais appris à ramper, Très Saint-Père, et pourtant il m’est arrivé de me trouver devant le trône des plus puissants princes de ce temps. Je sais ce que je dois au vicaire du Christ, mais je suis dame noble et non esclave enchaînée en dépit du traitement que j’ai subi depuis deux mois, au mépris du droit des gens et du fait que je me trouvais sur les terres personnelles du roi de France. Donc sous sa protection.
Sans accélérer le moins du monde son allure, elle poursuivit son chemin à travers l’archipel rutilant des tapis. Puis, arrivée au bas des marches, elle prit sur la dernière un coussin de brocart qu’elle plaça sous ses genoux avant de s’y laisser tomber.
– Puis-je savoir, articula-t-elle calmement, ce qui me vaut l’honneur d’être admise, à cette heure, à m’agenouiller devant Votre Sainteté ?
Tant de tranquille courage, tant d’audace aussi parurent désarmer un instant la colère de Sixte, colère toute artificielle d’ailleurs sous laquelle il s’efforçait de cacher la joie qu’il éprouvait à voir, ainsi réduite à sa merci, cette femme en laquelle il voyait une ennemie irréductible. Un moment, il la considéra, mécontent de trouver tant de rigidité dans cette mince forme féminine visiblement éprouvée par le trop long voyage. Sous les habits grossiers, le corps semblait diaphane et le visage avait la pâleur d’un ivoire, mais l’allure demeurait celle d’une altesse et le pape dut s’avouer que peu de princesses gardaient devant lui cette contenance fière.
– Tu as le caquet bien relevé pour une fille née sur la paille pourrie d’une prison !
Souffletée par ce rappel aux malheurs de sa naissance, Fiora se sentit rougir, mais ne faiblit pas :
– Je suis surprise, dit-elle, que le souverain pontife soit éclairé à ce point sur l’histoire d’une femme qui ne devrait pas intéresser le successeur de saint Pierre. Née en prison sans doute, mais noble tout de même, j’ai, en outre, été élevée par l’un des plus hauts hommes de Florence. De plus...
– En voilà assez ! Je sais qui tu es, femme ! A cause de toi l’un de nos meilleurs serviteurs, un saint homme, subit la plus dure des captivités dans une prison inhumaine...
– Si c’est fray Ignacio Ortega que Votre Sainteté canonise ainsi, un peu à la légère, le Paradis doit être d’un accès singulièrement plus facile qu’on ne me l’avait dit. Suffit-il donc de tuer un roi pour y accéder sans encombres ? Fray Ignacio a tenté d’assassiner le roi Louis de France et, si j’ai pu l’en empêcher, vous devriez, Très Saint-Père, m’en remercier : le sang des rois aurait marqué d’une tache indélébile la blancheur de l’Agneau dont vous êtes le représentant visible...
– Quel conte est-ce là ? s’écria Sixte dont les gros doigts nerveux réduisaient en charpie les pompons de ses accoudoirs. Fray Ignacio était chargé d’obtenir la libération d’un prince de l’Église retenu en dure prison, au mépris de tout droit, par le roi Louis. Il n’est pas notre serviteur, mais celui de la reine Isabelle de Castille qui le réclame. Au surplus, ce n’est pas la première fois que nous te trouvons en travers du chemin de la vraie foi et de l’honneur du Christ-Roi ! Déjà à Florence, voici deux ans, tu causais horreur et scandale par tes turpitudes.
– Est-ce turpitudes que vouloir défendre la mémoire de son père assassiné ? Et si scandale il y avait, j’en étais infiniment moins responsable que ceux qui, devant l’enfant sans défense que j’étais, avaient accumulé pièges et chausse-trapes. Était-ce pour la gloire de la reine Isabelle que fray Ignacio, affilié aux Pazzi, complotait la perte des Médicis ?
Le bruit des pertuisanes frappant sur le dallage coupa court à la philippique dans laquelle se lançait Fiora qui, hors d’elle, avait décidé de jouer le tout pour le tout. Un nouveau personnage faisait son entrée, une entrée singulièrement majestueuse dont elle suivit la progression avec une sorte d’émerveillement. Si quelqu’un avait mérité le titre de prince de l’Église, c’était bien l’homme qui venait d’entrer et qui traînait d’un tapis à l’autre, dans un bruissement de feuilles mortes, la splendeur de ses moires pourpres.
Qu’il fût âgé ne faisait de doute pour personne, mais à soixante-quinze ans, Guillaume d’Estouteville, cardinal camerlingue et archevêque de Rouen, gardait une jeunesse d’allure que beaucoup lui enviaient, à commencer par le pape. Grand, mince, racé jusqu’au bout des mains qu’il avait admirables, de vraies mains de prélat, il était le plus riche cardinal du Sacré Collège et le plus fastueux. Rome lui devait d’avoir arraché à la ruine certaines églises et d’avoir répandu ses largesses sur nombre de foyers misérables, car c’était aussi un homme de bien. Quant au pape, il respectait dans cet ancien moine bénédictin issu d’une haute famille normande le sang royal de France – la grand-mère maternelle du cardinal était sœur du roi Charles V –, la vaste culture et l’esprit délié du diplomate. Doué en outre d’une grande éloquence et d’idées nettement en avance sur son siècle, Estouteville, au cours d’une légation en France, avait réformé profondément la Sorbonne et réclamé la révision de l’inique procès de Jeanne d’Arc. Sa position à Rome était assez exceptionnelle pour qu’il arrivât au pape de la lui envier.
Ses jambes ne devaient pas lui causer le moindre souci en dépit de son âge, car il s’agenouilla pour baiser l’anneau avec une parfaite aisance mais, en se relevant, c’est sur Fiora qu’il posa le regard interrogateur de ses yeux qui avaient la couleur candide des fleurs de lin. Du fond de son fauteuil rouge, Sixte IV croassa :
– Voyez cette femme, mon frère ! C’est à son propos que nous vous avons fait prier de venir jusqu’ici. La connaissez-vous ?
– Pas du tout ! fit le cardinal, qui ajouta, avec un demi-sourire : si c’était le cas, je crois que je m’en souviendrais. Me direz-vous, Très Saint-Père, qui elle est ?
– Un être d’autant plus nuisible qu’il est plus dangereux. Cette Fiora Beltrami qui a été la maîtresse du dernier duc de Bourgogne est à présent celle de votre roi, Louis de France !
La stupeur et l’indignation balayèrent d’un seul coup chez Fiora toute prudence comme toute notion de respect envers de si hauts personnages.
– Qu’est-ce que cette fable ? s’écria-t-elle. Je n’ai jamais été la maîtresse du Téméraire, et encore moins celle du roi.
– Les rapports de nos espions sont pourtant formels, gronda Sixte IV. Avez-vous, oui ou non, suivi, et parmi ses intimes, le défunt duc du premier siège de Nancy jusqu’à sa mort ?
– Certes, je l’ai fait. Mais j’étais son otage car, bien que mariée à l’un de ses capitaines, il voyait en moi une espionne du roi de France.
– Curieux ! Un otage, vraiment ? Nous avons ouï dire pourtant qu’à cet otage, il a fait, avant le dernier combat, de tendres adieux assortis du présent de son joyau préféré ?
– Veuillez me pardonner d’intervenir, Saint-Père, fit le cardinal français, mais cette femme ne vient-elle pas de dire qu’elle est mariée à un capitaine bourguignon ?
– Il y aura trois ans, au début de l’année prochaine, j’ai épousé à Florence le comte Philippe de Selongey venu en ambassade auprès de Mgr Lorenzo. Le mariage fut secret d’abord puis hautement reconnu.
– Où donc est votre époux, en ce cas ?
– Mort, Votre Grandeur ! Exécuté à Dijon en juillet dernier par ordre du roi... de ce roi dont on ose me dire en face que je suis la douce amie.
Un sourire chargé de venin apparut sur les lèvres du pontife, cependant qu’un éclair s’allumait dans son regard dur :
– Que d’invraisemblances ! Je vous fais juge, Estouteville. Mes gens sont allés prendre cette soi-disant dame bourguignonne dans un petit domaine proche du château de Plessis-Lès-Tours, domaine qui lui a été offert par le roi.
– C’est vrai, dit Fiora en haussant le ton. Le roi Louis m’a donné ce manoir, où sont encore mon fils nouveau-né, ma gouvernante et mes serviteurs, en remerciement d’un service que je lui ai rendu.
– Grand service en effet ! grinça le pape. A cause de cette créature immonde, l’un de mes légats pourrit dans l’une de ces inhumaines cages de fer que le roi Louis prise si fort. Il y est en compagnie de notre malheureux frère, le cardinal Balue.
– J’ai empêché, en effet, votre soi-disant légat d’assassiner le roi. Quant à votre Balue, je ne sais rien de lui sinon qu’il est un traître.
– Tant de bruit pour quelques marques d’amitié données à la Bourgogne ! Le duc est mort. Il n’y a donc plus de raison de conserver notre frère en prison, et c’est pourquoi je t’ai fait saisir, fille d’iniquité : si Louis XI veut te revoir un jour vivante, il devra relâcher Balue et surtout fray Ignacio Ortega. Enfin, il devra nous donner tous apaisements sur sa politique à l’égard de Florence dont le maître ne songe qu’à se rebeller contre notre autorité.
– Jamais Florence n’a reconnu d’autre autorité que celle de ses prieurs et de ceux qui ont su lui apporter richesse, honneur et liberté : les Médicis.
– Écoutez-la, mais écoutez-la donc ! hurla le pape en se dressant sur ses jambes douloureuses, ce qui accrut sa colère. C’est une princesse en vérité que cette fille ! Elle ose parler de droits, de liberté, et discuter politique avec nous ? Cardinal, vous ferez bien d’envoyer très vite un émissaire en France afin de faire connaître les conditions de rachat que nous allons dicter. Cette femme attendra la réponse en prison.
– Alors, vous pouvez aussi bien me faire exécuter tout de suite, dit Fiora avec amertume. Jamais le roi n’acceptera les clauses de votre marché, Saint-Père ! D’ailleurs, peut-être qu’à cette heure il n’a plus pour moi la moindre amitié : je lui ai fait savoir, en effet, mon désir de lui rendre son manoir parce que mon fils ne saurait être élevé sur les terres de celui qui a ordonné la mort de son père.
– Tu veux dire que le roi ne lèvera pas le petit doigt pour te sauver ?
– Exactement. Votre Sainteté, en me faisant enlever, a fait un très mauvais marché.
A ce moment, la porte de la salle s’ouvrit et, avant que Mgr Patrizi ait pu l’annoncer, une jeune femme était entrée d’un pas rapide et s’avançait hardiment vers le trône. Très jeune en vérité, mais ravissante avec ses cheveux de miel et ses yeux couleur d’aventurine, elle était vêtue avec une magnificence que Fiora ne put s’empêcher d’admirer. Rien de plus élégant que cette robe de satin noir brodée d’or ouvrant sur des jupes de satin cramoisi. D’énormes rubis d’un rouge profond brillaient sur sa gorge, à son corsage, aux agrafes de ses amples manches et sur la résille d’or qui retenait la masse de ses cheveux. Sur ses épaules, elle portait un grand manteau de velours vert prairie doublé de zibeline noire. D’autres rubis étincelaient à ses mains et à ses oreilles.
L’expression de colère du pape s’éteignit comme par enchantement et se changea en un aimable sourire quand la belle enfant vint baiser sa main, puis sa joue, avant de s’installer familièrement sur l’un des coussins disposés sur les marches de l’estrade où le flot chatoyant de sa robe s’étala.
– Ma nièce, reprocha doucement le pape, quand donc perdrez-vous cette habitude d’entrer ici comme un tourbillon sans vous soucier du protocole ?
– Jamais, je crois ! Si cela vous déplaisait, vous n’auriez pas cet œil vif et ce sourire chaleureux que j’aime tant vous voir, déclara-t-elle avec un rayonnant sourire dont elle envoya la fin au cardinal d’Estouteville à qui elle tendit la main sans façons.
– Vous êtes plus belle que jamais, Madonna, fit celui-ci galamment.
– Oui, n’est-ce pas ? fit-elle avec une enfantine satisfaction. On ne dirait jamais que j’attends un enfant pour ce printemps !
Tandis qu’elle parlait, ses yeux s’étaient fixés sur Fiora. Un instant les deux regards s’accrochèrent, se fondirent. Il n’y avait nul dédain dans celui de la nièce du pape, et même Fiora crut y lire une sorte de sympathie.
– J’ai un autre défaut, ajouta tranquillement la nouvelle venue. Mes oreilles sont beaucoup trop fines et j’entends souvent des choses qui ne me sont pas forcément destinées. En outre, je suis déplorablement curieuse et il se trouve que ces mêmes choses m’intriguent toujours plus que les autres.
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