– Vous nous avez sauvés, soyez-en remercié, fit la voix autoritaire de Borgia. Ne diminuez pas votre bienfait en nous insultant ! Prenez ceci !
L’or qui brilla soudain sur la paume de sa main arracha un sourire au nouveau venu et fit remonter la lanterne jusqu’au visage que l’homme dut reconnaître.
– Ah ! Il paraît que je me trompe : nous avons à faire à un cardinal ! Gardez votre or, Monseigneur, je suis amplement payé par la satisfaction d’avoir porté secours à mon prochain.
– Qui êtes-vous ? Il me semble vous avoir déjà aperçu ? L’homme parut grandir encore tant il se redressa, et ce fut avec orgueil qu’il lança :
– J’ai nom Stefano Infessura, juriste, scribe, républicain et homme libre !
– L’Infessura ! Je vous connais ! L’ennemi de l’Église, du pape et de toute autorité.
– Non pas, car je suis ennemi du désordre et, si je suis l’ami de la liberté, ce n’est certes pas celle que nous vivons en cette époque : la liberté de tuer, d’opprimer, d’égorger au coin des rues, liberté de transformer Rome en coupe-gorge, votre liberté à vous et à vos pareils. La mienne n’est pas celle qui vous permet à vous, prince de l’Église, d’enlever nuitamment une religieuse. Evidemment, elle est plus que belle !
– Je ne suis pas une religieuse, protesta Fiora dont la lanterne éclairait le visage à cet instant. Je suis une prisonnière qui s’évade. A présent, laissez-nous poursuivre notre chemin car, si je suis reprise, je serai mise à mort !
– Ah !
La lanterne ne s’abaissant pas. L’homme scrutait les grands yeux gris qui le regardaient avec sévérité comme s’il cherchait à pénétrer leur vérité. Ceux-ci ne se baissèrent pas davantage.
– Qui te menace ?
La curiosité de cet inconnu ne choqua pas Fiora. Quelque chose lui disait qu’elle pouvait lui faire confiance et, en dépit de la main que Borgia posait sur son bras pour l’inciter à la prudence, elle répondit :
– Le pape et certains de son entourage dont le cardinal Borgia essaie de me protéger. Écoute ! Nous n’avons que trop perdu de temps...
Le pas ferré d’une troupe faisait résonner en effet les échos de la nuit. La milice du Soldan – le guet romain – ne servait pas à grand-chose si l’on considérait le nombre de meurtres qui se perpétraient quotidiennement, mais il fallait tout de même compter avec elle, lorsqu’on la rencontrait, si l’on ne voulait pas tâter des cachots de la Torre di Nona qui étaient sous sa juridiction.
– Ils ne sont pas loin, dit Borgia, et nous n’avons plus de chevaux. Il faut marcher, et marcher vite.
– Je vous accompagne, déclara Infessura en allant détacher ses chiens. Il y a encore un mauvais endroit près des ruines de la colonne de Marc Aurèle. Zeus et Héra peuvent vous être utiles.
Le scribe républicain, sa lanterne et ses molosses prirent la tête. Solidement soutenue par le bras du cardinal, Fiora suivait de son mieux car, bien que le Corso fût la plus grande voie de Rome, son sol où alternaient dalles antiques et gros pavés offrait maints obstacles au piéton qui s’y engageait de nuit. La pluie avait disparu comme par magie avec les malandrins, mais les gouttières la remplaçaient avantageusement. On passa sans encombres l’endroit délicat et, comme la rue s’élargissait encore, on put cheminer de front.
– Est-il indiscret, demanda Borgia à leur compagnon, de te demander ce que tu fais dans les rues, la nuit et par un temps pareil ?
– Non. Il y a trois raisons à cela : j’aime Rome, j’aime savoir ce qui s’y passe quand les gens sont censés dormir et j’aime la nuit. Je dors peu et le jour m’est contraire. Je l’emploie à étudier et à écrire tout ce que j’ai appris.
– Cela veut dire que, tout à l’heure, tu raconteras dans ton « diario » notre rencontre ?
– J’écris pour ceux qui viendront après moi, non pour les sbires du Vatican. Ton nom ne sera pas mentionné... et je ne connais pas celui de cette jeune dame. Je ne veux savoir qu’une chose : elle est une victime et, comme telle, tous les droits à mon aide lui sont acquis. A présent, si vous m’avez menti, c’est affaire entre vous et votre Dieu.
– Nous n’avons aucune raison de mentir, coupa Fiora. Mon seul regret est de ne pouvoir te remercier.
– Souris-moi une seule fois et je serai payé !
On arrivait à destination, c’est-à-dire en face du moins conventionnel des palais romains. Quelques années plus tôt, en effet, le cardinal Borgia avait acheté, pour deux mille florins d’or, une enfilade de vieilles maisons qui servaient jadis à la Monnaie et que l’on appelait en conséquence la Zecca. Ces maisons avaient à ses yeux l’avantage d’être assez loin du Vatican car elles se situaient dans la rue qui, au-delà du Tibre, allait du château Saint-Ange à la place principale du quartier des étrangers[xv]. De cet ensemble un peu disparate, la fortune du vice-chancelier avait tiré une résidence d’une grande richesse ornementale que le peuple romain ne cessait d’admirer depuis qu’il l’avait découverte, en 1462, lors de la grande procession qui conduisait à Saint-Pierre la châsse contenant le crâne de saint André rapporté de Grèce par le despote de Morée. Avec une certaine arrière-pensée et l’espoir qu’un jour ou l’autre le cardinal Borgia deviendrait pape, car la coutume voulait que le palais de l’Élu fût livré alors à la foule qui s’y roulait avec délices dans le plus joyeux pillage.
Borgia frappa d’une certaine manière à une petite porte, située en retrait du grand portail, et qui s’ouvrit instantanément, libérant un flot de lumière qui s’étala sur la rue boueuse. Il voulut faire entrer Fiora, mais celle-ci n’en avait pas fini avec leur sauveur :
– Je n’oublierai pas ton nom, dit-elle chaleureusement, et j’espère te revoir un jour.
– Pourquoi ne viendrais-tu pas t’asseoir à ma table quelque jour ? proposa Borgia. Tu es moins sauvage que tu le prétends et je sais que tu hantes certaines maisons.
– Alors oublie-les, car ce sont celles de gens qui ont, ont eu ou auront maille à partir avec le Vatican. L’Infessura chez le vice-chancelier de l’Eglise ? Tu deviendrais peut-être suspect, mais moi je le serais sûrement, au moins à mes propres yeux.
– Garde dans ta mémoire cependant, homme libre, que cette demeure est un lieu d’asile. Tu pourrais en avoir besoin.
– Garde cela dans ta propre mémoire, Monseigneur ! J’espère que ta maison sera un véritable refuge pour ta jeune compagne... et rien que cela ! Quant à moi, si le pape décide un jour de me supprimer, je ne l’attendrai pas et saurai mourir en Romain. La mort de Pétrone m’a toujours séduit, même s’il n’avait rien d’un républicain ! Les dieux te gardent, jeune femme !
– Tu aimerais peut-être mettre un nom sur mon visage, dit celle-ci vivement. Le mien est Fiora.
– Merci de me le confier, mais dans peu d’heures je saurai tout de toi. Quel que soit le lieu d’où tu as fui, les voix de la rue me l’apprendront...
Il se fondit dans la nuit avec ses chiens tandis que Fiora se laissait entraîner enfin à l’intérieur du palais, non sans un obscur regret. Cet homme « libre » ne ressemblait à aucun autre.
La demeure de Rodrigo Borgia, elle non plus, ne ressemblait à aucune autre et Fiora crut entrer de plain-pied dans l’un de ces fabuleux palais d’Orient décrits, jadis, par le voyageur vénitien Marco Polo et d’autres conteurs plus récents rencontrés chez son père, ayant pu approcher les fastes turcs du Sultan. De son Espagne natale marquée par la splendeur des rois maures, le cardinal avait apporté le goût des pavements précieux, des plafonds sculptés dorés et peints comme évangéliaires, des couleurs éclatantes. Ses armes – taureau d’or sur champ de gueules – sommées du chapeau cardinalice frappaient le dessus des portes et le cuir des sièges. Partout, ce n’étaient que tapis précieux, coussins énormes, tentures de brocart et lits de parade tendus des plus riches étoffes. La vaisselle d’or, d’argent ou de vermeil, les aiguières et les coupes enrichies de pierreries surchargeaient les dressoirs et les crédences au point de fatiguer le regard. Et Fiora, qui avait pu contempler à loisir le faste guerrier du Téméraire et sa splendeur pleine de majesté, finit par trouver que ce palais-là, si éloigné de l’élégance florentine, faisait un peu nouveau riche.
En fait, au moment de son arrivée, Fiora ne distingua pas grand-chose de toutes ces magnificences. Elle ne fit qu’entrevoir un univers de pourpre et d’or où il faisait délicieusement chaud et où une grande femme au teint jaunâtre la dépouilla de ses vêtements humides et maculés de boue, l’enveloppa dans un drap un peu rêche dont elle la frictionna vigoureusement jusqu’à ce qu’elle cesse de claquer des dents. Puis, l’enlevant dans ses bras avec autant d’aisance que si elle eût été une enfant, elle la porta dans un grand lit si moelleux que la jeune femme eut l’impression de plonger dans de la plume, rabattit sur elle les draps de soie, lui fit boire une tisane tenue au chaud près de la cheminée, alluma la veilleuse dorée du chevet, souffla les chandelles et quitta la chambre sans faire le moindre bruit. Déjà Fiora s’était endormie et volait à tire-d’aile vers cet ultime refuge des malheureux : le pays du rêve.
Quand elle en redescendit, vers le milieu du jour, elle trouva la réalité amère car elle ne se sentait pas bien du tout : des frissons couraient le long de son dos, sa gorge lui faisait mal et elle se mit à éternuer une demi-douzaine de fois, ce qui attira auprès d’elle la femme qu’elle avait vue la veille et qu’elle avait fini par croire intégrée à ses songes. En outre, elle avait la migraine.
Une main fraîche se posa sur son front et la femme dit d’un ton mécontent :
– C’est bien ce que je craignais ! Tu as pris froid en dépit de mes soins et tu as de la fièvre. Rodrigo ne sera pas content !
– Comment va-t-il ? demanda Fiora dont la phrase s’acheva par un nouvel éternuement.
– Il se porte merveilleusement comme d’habitude, quelques gouttes d’eau ne sauraient altérer sa superbe santé. Il possède la force du taureau de nos armes ! ajouta la femme avec une soudaine exaltation qui surprit Fiora.
Cette créature était d’ailleurs assez surprenante en elle-même pour que Fiora s’y intéressât en dépit de son état quelque peu brumeux. Grande et peut-être aussi forte que Borgia, mais osseuse, elle avait une longue figure olivâtre que ne flattait guère son sévère costume noir de duègne espagnole, à peine adouci par le mince ruche blanc qui terminait son haut col montant fermé par une belle agrafe d’or et de perles. Un voile noir était épinglé sur ses cheveux coiffés en tour. Enfin, un trousseau de clefs pendait à sa ceinture de cuir.
– Je voudrais le remercier, dit encore Fiora. Pensez-vous qu’il m’en donnera l’occasion aujourd’hui ?
– Il m’a annoncé qu’il viendrait te voir ce soir, fit la femme d’un ton mécontent. Il a même ordonné que l’on prépare à souper dans cette chambre et il va être très déçu de te trouver dans cet état.
– Après la nuit que j’ai passée, cela n’a rien d’étonnant. En outre, je ne suis pas « dans cet état ». J’ai un gros rhume et j’espère que, dans deux ou trois jours, il n’y paraîtra plus.
– Tu ne le connais pas. Il a horreur de la maladie et des malades. Et regarde-toi ! ajouta-t-elle en tendant un miroir à main : Tu as le nez rouge, la figure enflammée... Tu n’es pas montrable.
– Eh bien, ne me montrez pas ! grogna Fiora que cette femme commençait à agacer et qui détestait cette façon qu’elle avait de la tutoyer. Dites à Sa Grandeur ce qu’il en est quand elle rentrera et suppliez-la de m’accorder quelques jours pour être... montrable.
– Nous verrons cela ! Pour l’instant, il faut faire tout ce qu’il est possible pour te guérir.
Elle se mit à la tâche sur l’heure et entreprit de noyer sa malade dans les tisanes, le miel et le lait de poule, lui fit ingurgiter force pilules, l’obligea à prendre deux fumigations dont la malheureuse émergea plus rouge que jamais et prétendit même lui administrer un clystère auquel Fiora se refusa avec la dernière énergie. Elle ignorait où en était sa fièvre, mais elle se sentait à présent complètement abrutie et, en outre, elle avait mal au cœur.
– Laissez-moi tranquille ! cria-t-elle. Vous allez me tuer à force de médecines car, sachez-le, je n’en prends jamais !
– Quand on est malade, on se soigne ! glapit l’autre. Tu dois avaler encore ce sirop bien propre à adoucir la gorge et...
– Je n’avalerai rien du tout ! La seule chose dont j’ai besoin, c’est qu’on me laisse dormir en paix !
Empoignant draps et couvertures, elle se disposait à disparaître dessous quand l’entrée du cardinal mit fin à la scène. Fiora ne le reconnut pas tout de suite. Il portait en effet un élégant pourpoint court de velours noir brodé d’or, des chausses collantes qui rendaient pleine justice à ses jambes qu’il avait fort belles et, surtout, il était tête nue, ce qui permettait de constater qu’il commençait à perdre ses cheveux.
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