Naturellement, Fiora put apercevoir la grande ruine des thermes de Caracalla, proche des murailles de la ville, et les frondaisons du jardin de San Sisto. De là, elle refit le chemin par lequel Borgia l’avait menée chez lui et, en même temps, la ville entière entra dans ses yeux et dans sa mémoire. Mais elle avait besoin de certains renseignements et, pour les obtenir, elle prit un chemin détourné :

– Le jour où je suis allée au Vatican, fit-elle d’un ton léger, j’ai rencontré la nièce du pape, la comtesse Riario. Pouvez-vous me dire où elle habite ?

– Donna Catarina ? Bien sûr. Tenez, voyez là-bas l’église Sant’Apollinario et aussi le palais San Marco. Entre les deux, il y a une grande demeure crénelée avec une tour : c’est là qu’elle habite.

– Ah, je vois ! Mais j’ai rencontré aussi un autre personnage important : le cardinal camerlingue...

– Le Français ? Celui que l’on dit le plus riche de Rome ? Eh bien, voyez-vous...

Mais il était écrit que Fiora ne connaîtrait pas l’emplacement du palais d’Estouteville. Un groupe imposant de cavaliers encombrait la rue, entourant la mule superbement harnachée de pourpre et d’or qui portait le vice-chancelier de l’Église. Les passants s’agenouillaient dans la poussière pour recevoir sa bénédiction, ainsi que les serviteurs qui venaient d’ouvrir les portes du palais. Vu d’en haut, Fiora pensa que sous son grand chapeau il avait l’air d’un énorme champignon pourpre, mais il avait levé la tête et aperçu les deux femmes. D’un geste autoritaire, il leur ordonna de rentrer. Juana devint verte.

– Maria Santissima ! gémit-elle. Il a l’air furieux ! Je ne pensais pas mal faire en vous autorisant à regarder par la fenêtre. Il n’y voyait pas d’inconvénients avant, quand...

– Quand d’autres femmes habitaient cette chambre ? compléta Fiora qui ne put s’empêcher de rire devant la mine épouvantée de la cousine.

Celle-ci, après avoir fermé la fenêtre, allait et venait par la pièce en se tordant les mains.

– Ne riez pas, je vous en prie ! C’est... c’est épouvantable !

– Vous en avez peur à ce point ? Il ne va tout de même pas vous battre ?

– Il fera pire. Il va me regarder avec colère et m’accabler de son mépris.

– Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Pour une simple fenêtre ?

Juana savait de quoi elle parlait et, apparemment, elle était encore en dessous de la vérité : lorsqu’un moment plus tard Borgia surgit, rouge et essoufflé d’avoir grimpé ses étages sous l’impulsion de la colère, il déversa sur sa tête la plus belle collection d’injures hispano-italiennes qu’il fût possible d’entendre. Prosternée à ses pieds sur le tapis, élevant au-dessus de sa tête des mains jointes et suppliantes, Juana sanglotait, se frappait le front sur le sol et implorait son pardon d’une voix déchirante. La scène lui paraissant à la fois ridicule et révoltante, Fiora décida de s’en mêler.

– En voilà assez ! cria-t-elle pour dominer le tumulte. Je ne vois pas en quoi cette malheureuse mérite d’être traitée comme vous le faites. Elle n’a d’autre tort que celui de m’avoir laissée respirer un peu.

Emporté par sa fureur, Borgia ne l’entendit même pas.

Alors, elle alla prendre un miroir sur la table à coiffer, saisit le cardinal par sa manche pour le tirer en arrière et mit la glace devant son visage qui, rouge et convulsé, avait quelque chose de démoniaque.

– Regardez-vous ! Vous êtes hideux ! Et vous osiez parler de me plaire ?

Cette brutale confrontation avec son image le suffoqua. Fiora en profita :

– Un noble espagnol ! Un prince de l’Église qui se comporte comme un toucheur de bœufs envers une vachère maladroite ! Vous devriez mourir de honte ! Vous me faites horreur !

Elle se dressait devant lui, droite et méprisante dans la robe de satin blanc chamarrée de noir et d’or dont Juana l’avait revêtue ce jour-là, brandissant le miroir comme elle eût brandi un crucifix en face du Diable, et cette image exorcisa la colère du cardinal. Il se tourna vers Juana toujours ensevelie dans son humilité et lui jeta :

– Va-t’en ! Tu reviendras quand je t’appellerai !

Elle se releva et fila avec la rapidité d’une souris poursuivie par le chat. Borgia alla jusqu’à la fenêtre donnant sur la cour et l’ouvrit, cherchant sa respiration. Peu à peu, elle devint plus calme cependant que son visage retrouvait sa couleur normale. Quand il se sentit mieux, il poussa un grand soupir puis se retourna et regarda la jeune femme. Assise dans un haut fauteuil tendu de velours vert, elle attendait sans dire un mot. Le miroir qu’elle avait gardé reposait sur ses genoux.

– Pardonnez-moi ! Je n’aurais pas dû donner libre cours à ma colère, mais lorsque je vous ai vue à la fenêtre, j’ai eu très peur.

– Sornettes ! J’avais un voile sur la tête et je portais un masque. Dona Juana a d’ailleurs eu assez de mal à me les faire accepter, mais c’était sa condition pour me laisser respirer un peu à cette malheureuse fenêtre.

– Vous ne savez pas ce que vous dites. En dépit de cela, vous pouviez être reconnue.

– Reconnue ? Dans une ville où personne ne me connaît ?

– Excepté tous ceux qui vous ont vue au Vatican lors de votre arrivée, excepté vos compagnons de voyage et les moniales de San Sisto.

– L’exemple est heureux. Elles sont cloîtrées !

Il soupira de nouveau et, tirant un autre fauteuil, vint s’asseoir en face d’elle.

– C’était tout de même une grave imprudence. Tous les sbires de la ville sont encore à votre recherche. En outre, vous ignorez ce qu’a trouvé le pape.

– Je note que, pour une fois, vous ne dites pas le Saint-Père, une appellation qui lui va aussi mal que possible. Eh bien, qu’a-t-il trouvé ?

– Domingo, l’eunuque nubien qui vous gardait, possède un assez joli talent pour le dessin. Il a fait de vous quelques esquisses, fort ressemblantes pour être faites de mémoire, que les crieurs publics ont montrées dans les carrefours. Et comme une somme de cent ducats est offerte à qui vous livrera...

Cette fois, Fiora pâlit. Elle mesurait à cet instant la puissance de la haine de Hieronyma, puisque cette misérable femme avait su la communiquer au pape. C’était à la fois absurde et terrifiant, insensé aussi. Quel génie malfaisant avait donc présidé à sa naissance pour qu’elle se trouvât aussi continuellement en butte à l’hostilité des puissants de la terre ? Elle avait dû faire face tour à tour à sa chère ville de Florence soulevée contre elle, puis au Téméraire, le plus redoutable prince qui eût régné sur l’Europe et, à présent, au pape ! Elle avait aimé un homme et cet homme lui avait été enlevé par la mort. Le sang incestueux de ses veines était-il vraiment maudit ? Les événements qui ne cessaient de se tourner contre elle en étaient peut-être la preuve.

Pour lutter contre l’angoisse qui montait dans sa gorge, elle serra, de ses deux mains, les accoudoirs du fauteuil. Le miroir glissa de ses genoux et se brisa. Il y eut un silence. Le cardinal et la jeune femme regardaient les éclats répandus sur le sol puis, brusquement, Fiora se leva :

– Monseigneur, dit-elle, vous perdez votre peine en me cachant chez vous et vous faites courir un danger à votre maison. Faites-moi accompagner jusqu’au Vatican. Je vais me livrer.

Instantanément, il fut debout et un éclair brilla dans ses yeux noirs. Ses deux mains se posèrent sur les épaules de la jeune femme.

– Vous êtes folle ! Je ne vous ai pas dit cela pour vous réduire au désespoir, mais pour que vous compreniez l’intérêt que vous avez à être prudente.

– Je sais... mais je n’ai plus envie d’être prudente. Je veux mourir, un point c’est tout ! La seule chose que je vous demanderai sera de remettre vous-même au cardinal d’Estouteville la lettre que je vais écrire. Il faut que le roi Louis prenne soin de mon fils et de ceux qui me sont chers.

– Mais vous ne mourrez pas ! Si vous vous livrez, vous serez aussitôt mariée à Carlo Pazzi...

– Cependant, l’autre soir, vous disiez qu’au cours de sa dispute avec le cardinal, le pape criait qu’il me ferait exécuter que cela plaise ou non à Hieronyma ?

– Elle l’a déjà ramené à son propre point de vue. Quand il est question d’argent, Sa Sainteté devient très malléable.

– Cela n’a pas de sens. Ma fortune n’est plus, et de loin, ce qu’elle était autrefois. En outre, je ne vois pas comment mon époux, en admettant que j’en prenne un, pourrait hériter des biens français ou bourguignons qui appartiennent naturellement à mon fils.

– Vous êtes certaine de ne plus rien posséder à Florence ?

– Plus rien du tout. Le palais Beltrami a brûlé, la villa de Fiesole a été confisquée et les affaires de mon père sont gérées par Angelo Donati.

– Angelo Donati est mort. Lorenzo de Médicis a donc repris lui-même la gérance de vos biens et l’on dit qu’au cas où vous songeriez à rentrer à Florence, vous retrouveriez votre villa... et quelques petites choses.

– On dit ? Qui dit cela ?

– Des bruits qui courent, à peine des courants d’air... Sa Sainteté entretient des espions très actifs dans la cité du Lys rouge. Vous n’ignorez pas qu’elle a, sur cette belle ville, des idées bien arrêtées ?

– Mettons les choses au pire : Riario prend Florence. Il aura tous les biens qu’il veut.

– Oh, mais non ! Le pape souhaite qu’il y règne, mais il ne saurait être question de violer les lois et de déposséder les habitants. On sait trop ce qu’ils sont capables de faire. Voilà pourquoi il s’intéresse tant à ce mariage. Les Pazzi d’ici rejoindraient ceux qui sont encore là-bas et rentreraient en triomphateurs... mais légaux.

– Et moi je rentrerais dans leurs bagages ? Grand merci.

– Ça, c’est moins sûr, fit Borgia avec un demi-sourire. Une fois mariée, je ne crois pas que la dame Boscoli vous laisserait vivre longtemps. Croyez-moi ! Soyez raisonnable et préparez-vous à souper avec moi. Je vais essayer de vous distraire.

– Tout dépend de la distraction !

Il éclata de rire et s’éloigna vers la porte :

– Ne me regardez pas de cet œil noir ! Je vous promets qu’il ne se passera rien. Peut-être, ajouta-t-il avec un clin d’œil, que je ne vous trouve pas encore assez dodue pour être dévorée ?

– Voilà qui me rassure ! Vous n’êtes pas prêt d’être satisfait.

Le souper, en effet, fut charmant. Fiora était heureuse d’apprendre que Lorenzo de Médicis lui gardait une amitié fidèle et que peut-être, sous son égide, il lui serait possible, un jour, de rentrer la tête haute dans la ville bien aimée. Cette nouvelle changeait quelque peu ses plans de fuite. Sa première intention avait été de voler une barque pour descendre le Tibre et d’essayer, parvenue à la côte, de s’embarquer pour la Provence, mais ce n’était pas une bonne idée : les bateaux de haute mer ne voyageaient pas durant l’hiver. Il fallait attendre le printemps. En outre, elle ne possédait pas le moindre denier pour payer son voyage. La possibilité de passer par Florence offrait des perspectives d’espoir beaucoup plus larges. Soixante-dix lieues seulement entre Rome et la capitale des Médicis ! Les pèlerins partant sur les chemins à la recherche des grands sanctuaires parcouraient des routes bien plus longues et ces soixante-dix lieues pouvaient se faire à pied.

Rodrigo Borgia se montra, ce soir-là, l’hôte le plus attrayant qui soit. D’un naturel gai, sa conversation agrémenta le repas composé d’huîtres, de petits calmars en sauce brune et de volaille présentée à la romaine avec des poivrons, des anchois, de la tomate et du jambon, le tout arrosé d’un joli vin de Frascati. Quant au dessert de confitures, il s’accompagna de ce succulent muscat de Montefiascone célèbre pour avoir causé, en 1111, la mort du cardinal Fugger.

Pour amuser son invitée, Borgia lui raconta certains faits divers qui lui ouvrirent, sur la vie romaine, des vues inattendues. Elle apprit ainsi que le rapt était la distraction favorite de la noblesse : on enlevait une femme ou une jeune fille, on l’emmenait dans un endroit écarté pour festoyer, après quoi l’on ramenait l’héroïne involontaire de la fête à proximité de sa demeure. Cela suscitait, bien sûr, des vengeances, mais la vengeance était élevée, à Rome, à la hauteur des beaux-arts. Plus elle était cruelle et plus on l’applaudissait. Borgia raconta ainsi l’histoire de la charmante Lisabetta, épouse de Francesco Orsini, qui, ayant été surprise avec un autre homme, dut assister à la mort de son amant, invité à un festin et tué à coups de bâtons au dessert. Ensuite, le coupable fut mis en croix dans une chambre où, chaque nuit, Lisabetta était liée au cadavre jusqu’au lever du jour, puis ramenée chez elle tant que le soleil poursuivait sa course. Elle ne recevait pour toute nourriture que deux tranches de pain et un verre d’eau.