Cette fois, Fiora ne sourit pas. Horrifiée, elle dut avaler pour se remettre un plein verre de vin.

– Et qu’est-elle devenue ?

– Elle est morte, bien sûr, et assez vite, mais on dit qu’elle était tout à fait repentante. Une histoire édifiante, n’est-ce pas ?

– Il faut être un homme pour raconter cette horreur sur un ton léger ! Moi, je trouve cela abominable. Votre Orsini mérite les tourments de l’enfer. Et quand je pense qu’à longueur d’année, de pauvres gens usent leurs forces et leur argent sur toutes les routes d’Europe pour venir prier dans cette ville qu’ils croient sainte, en laquelle ils voient la Jérusalem céleste et le centre de toutes les vertus, alors que ce n’est rien d’autre qu’un cloaque !

– Vous êtes sévère. Il y a pourtant ici des gens de grand mérite, mais pour ce qui est des pèlerins, j’en connais un qui, venu il y a trois ans pour le jubilé, a dit : « Quand on a mis le pied à Rome, la rage reste et la foi s’en va... »

– Et on dirait que cela vous amuse, vous, un prince de l’Église ? Votre Sixte IV a-t-il seulement la foi ?

– Mais bien sûr ! Il a même une dévotion toute particulière à la Vierge Marie mais, que voulez-vous, il est aussi très attaché à sa famille et ne recule devant rien pour qu’elle soit riche et puissante.

– Il paraît que vous avez des enfants, vous aussi ? Le cardinal parut se fondre tout à coup dans un océan de tendresse :

– Ils sont superbes ! Les plus beaux petits garçons que l’on puisse voir, surtout mon Juan ! Mais, je vous l’avoue, j’aimerais que leur mère me donne à présent une fille, aussi blonde qu’elle-même. Je l’appellerais... Lucrezia !

Puis, remarquant le pli dédaigneux qui pinçait les lèvres de la jeune femme :

– Allons, ne faites pas cette figure ! L’Italie est le pays des enfants. Tout le monde en a ici.

– Même les cardinaux, à ce que je vois ?

– Je pourrais presque dire : surtout les cardinaux, car les femmes qu’ils honorent sont assurées que leurs fruits ne manqueront de rien. C’est ainsi que le cardinal Cibo a un fils et que le cardinal d’Estouteville en a un, lui aussi. Il se nomme Jérôme et il l’a eu d’une fort jolie femme, Girolama Tosti. C’est à présent le seigneur de Frascati, dont nous venons de boire le vin. Quant au cardinal...

– Pitié, Monseigneur ! Ne m’en dites pas plus ! J’aimerais pouvoir garder un peu de la foi de mon enfance !

– La foi n’a rien à voir là-dedans ! Il faut vivre avec son temps et Rome dont vous n’avez vu, il est vrai, que le plus mauvais côté, n’en est pas moins une ville fort agréable à vivre. De nobles étrangères telles que la reine de Bosnie, la reine de Chypre et la princesse grecque Zoé Paléologue y vivent et ne s’en plaignent pas.

– Leur situation n’a certainement aucun point commun avec la mienne. Trêve de bavardage, Monseigneur ! Je ne veux pas y rester. Vous avez dit tout à l’heure que Florence ne m’est plus interdite : alors, aidez-moi à y retourner !

– Il est trop tôt ! Je ne cesse de vous le répéter.

– Et puis, vous ne me laisserez pas partir sans payer certain tribut, n’est-ce pas ?

Il eut un rire doux et un peu roucoulant en mirant le vin doré qui emplissait sa coupe :

– Quel est l’homme capable de laisser passer le plus capiteux des vins sans essayer d’y poser ses lèvres ?

Les yeux de Borgia brasillaient comme des charbons ardents et Fiora se sentit tout à coup très fatiguée. Elle embrassa du regard le somptueux décor vert et or dont elle était déjà lasse.

– Je suis donc condamnée à périr d’ennui ici ? Quand pourrai-je, au moins, quitter cette chambre ?

– Ce serait imprudent. Mon palais regorge de serviteurs, de gardes et de familiers ; je ne peux être sûr de tous. En outre, si je fermais mes portes, ce serait laisser entendre qu’il y a ici un secret. On sait, bien sûr, qu’une beauté habite la tour, mais cela n’a rien d’extraordinaire !

– Je sais ! s’écria Fiora incapable de se contenir plus longtemps, mais comprenez donc que je ne peux rester enfermée entre ces quatre murs sans rien faire d’autre que les regarder ? Depuis que l’on m’a enlevée de France, je n’ai connu que des prisons ! Deux mois dans la cabine du bateau, deux semaines à San Sisto où, au moins, il y avait le jardin, et à présent ici ? Mais j’aime mieux périr !

– Calmez-vous et prenez un peu patience ! Je vous ferai porter des livres si vous les aimez et je vous enverrai un chanteur aveugle dont la voix est sublime. Je viendrai vous voir souvent et puis parfois, la nuit, je vous conduirai respirer au jardin...

Il fallut bien que Fiora se contentât de ces promesses, pourtant l’impression d’étouffement augmenta à mesure que coulaient les jours. Les livres lui furent d’un grand secours. Borgia, qui ne lisait jamais rien, en avait réuni par vanité une grande quantité, surtout des auteurs grecs et latins, mais il choisissait pour elle les plus licencieux et Fiora l’ébahit quand elle lui réclama sèchement des auteurs « sérieux » comme Aristote ou Platon.

– Quelle jeune femme sévère ! s’écria-t-il. Les dames romaines apprécient beaucoup les histoires un peu égrillardes. Elles prédisposent merveilleusement à l’amour...

– Mais je n’ai aucun désir d’être prédisposée à l’amour ! Comprenez donc enfin, Monseigneur ! Je pleure un époux que j’aimais passionnément et, si je vous suis reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi, sachez que, de bon gré, je ne serai jamais à vous !

Elle crut qu’il allait se fâcher, mais il se contenta de sourire avec une fatuité qui l’horripila.

– Je saurai bien vous faire changer d’avis !

En dépit du sourire, il y avait une menace dans ses yeux et Fiora en déduisit qu’il lui fallait se tenir plus que jamais sur ses gardes. Il y avait trop de violence contenue dans cet homme pour qu’il accepte encore longtemps d’attendre qu’elle vienne à lui. Il était persuadé d’être un amant exceptionnel et tenterait, un jour ou l’autre, de lui imposer ses caresses. Dans son idée, elle lui serait ensuite indéfectiblement attachée. Ce qui était le comble du ridicule, mais n’augurait rien de bon pour l’avenir : en admettant qu’elle se plie, une fois, à ses désirs, rien n’assurait que, le lendemain, Borgia ouvrirait la porte de la cage et aiderait sa prisonnière à gagner Florence. Et Fiora pensa qu’il était temps pour elle de prendre son destin en main. Elle en fut même tout à fait persuadée après la scène absurde qui eut pour cadre son cabinet de toilette.

Ce matin-là, Fiora venait d’entrer dans la grande vasque pleine d’eau tiède et parfumée. C’était le seul vrai plaisir de la journée et elle aimait à s’y attarder un peu mais, à sa grande surprise, Juana disparut sous un vague prétexte après l’avoir aidée à se plonger dans son bain et l’esclave noire qui venait habituellement la laver n’était pas encore arrivée. Elle s’en soucia peu, heureuse même d’être un peu seule et elle se détendait voluptueusement, les yeux fermés, quand elle entendit le léger grincement de la porte. Pensant que c’était l’une ou l’autre, elle ne bougea pas, mais la sensation de quelque chose d’anormal l’alerta et elle ouvrit les yeux. Planté devant elle, Borgia la dévorait des yeux et, soudain, laissant tomber la robe de drap doré qui l’enveloppait, il lui apparut entièrement nu et, de stupeur, elle en eut un instant le souffle coupé. Non que son corps, brun et vigoureux, fût déplaisant, mais une noire végétation en dévorait une bonne partie. Les poils noirs et frisés montaient du bas-ventre à l’assaut de la poitrine, des aisselles et des épaules. Fiora eut l’impression d’avoir devant elle un animal monstrueux, d’autant qu’il exhibait complaisamment une virilité expliquant le surnom dont les courtisanes romaines avaient décoré le bouillant cardinal.

Il la regardait avec la mine gourmande d’un loup qui s’apprête à dévorer une brebis, passant par instant le bout de sa langue sur ses épaisses lèvres rouge sombre. Épouvantée, Fiora se replia sur elle-même et, quand il mit un pied dans l’eau dans l’intention évidente de la rejoindre, elle poussa un hurlement qui fit s’envoler les pigeons sur le couronnement de la tour, elle jaillit du bain en repoussant l’assaillant qui tomba assis et s’enfuit, trempée, dans sa chambre. Là, arrachant l’un des draps du lit, elle s’y enroula en tremblant de tous ses membres, puis, courant se réfugier sur l’un des bancs de pierre encastrés dans chaque embrasure de fenêtre, elle ouvrit celle devant laquelle elle se tenait, bien décidée à se jeter en bas si Borgia faisait seulement mine de l’approcher.

Mais quand, l’instant d’après, il reparut, revêtu de sa robe doré et violet de fureur, il se contenta de jeter à la jeune femme un regard fulgurant puis, traversant la pièce à grandes enjambées, sortit en claquant la porte.

Le bruit parut réveiller Juana qui, occupée à préparer une robe lors de l’entrée de Fiora, s’était alors pétrifiée et avait suivi la scène avec stupéfaction.

– Mon Dieu ! articula-t-elle enfin. Ne me dites pas que vous l’avez repoussé ?

– Je me serais jetée par la fenêtre s’il avait essayé de m’approcher une seconde fois !

– Mais pourquoi ? Pourquoi ? N’est-il pas magnifiquement beau ?

– C’est possible, mais je ne suis pas sensible à ce genre de beauté ! Ce n’est pas un homme, c’est un singe !

– Comment pouvez-vous dire cela ? Les toisons de son corps sont douces comme la laine d’un agneau nouveau-né. Il est le dieu même de l’amour, ajouta Juana avec un trémolo dans la voix, et quand il vous possède, c’est le paradis qui s’ouvre.

Fiora considéra la duègne avec une sincère stupéfaction.

– Qu’est-ce que vous en savez ?

Dona Juana devint rouge brique et se mit à tortiller les clefs de sa ceinture, baissant pudiquement les yeux.

– Je le sais ! affirma-t-elle. Il y a vingt ans... nous nous sommes aimés... sous les orangers de mon jardin, à Jativa. Je n’ai jamais pu l’oublier et quand il est venu me demander, voici cinq ans, de venir à Rome pour veiller sur lui, je n’ai pas hésité un instant.

– Vous avez... recommencé alors ?

– Non. Il aime la jeunesse. D’ailleurs, un tel souvenir suffit à illuminer toute une vie, conclut-elle avec âme.

– Et, à présent, vous soignez les filles qu’il amène ici ? N’êtes-vous pas jalouse ?

Outragée par ce qu’elle considérait comme une offense, Juana se redressa et redevint un instant ce qu’elle avait dû être autrefois : une Espagnole hautaine et méprisante, confite dans la dévotion et uniquement consciente de l’antiquité de sa race.

– Jalouse, moi ? Et de quoi ? De ces filles de rien qu’il ramasse pour son plaisir et que j’habille, que je parfume pour qu’elles soient à peu près dignes de passer un moment dans son lit ? Mais je fais cela comme je sucrerais pour lui les pâtisseries qu’il aime. Ce qui compte, c’est que le même sang coule dans nos veines. Ces filles ne sont qu’un peu de poussière. Son plaisir à lui, son plaisir avant tout ! Il m’est même arrivé d’en maintenir certaines tandis qu’il assouvissait son désir. Et vous voudriez que je sois jalouse ?

– Il n’y a vraiment pas de quoi, en effet, soupira Fiora. Joli métier que vous faites ! En tout cas, mettez-vous bien ceci dans la tête : je ne suis pas, moi, une fille de rien, et votre Borgia non seulement ne m’intéresse pas, mais me répugnerait plutôt !

Le bruit d’une cavalcade dans la rue les fit taire. Juana ouvrit une fenêtre et regarda au-dehors, puis la referma, donnant tous les signes d’une profonde affliction :

– Il s’en va ! Vous l’avez chassé ! De quel bois êtes-vous donc faite ?

– De celui dont on fait les femmes honnêtes. Quelque chose qui n’a pas l’air de courir les rues de Rome. Vous dites qu’il s’en va ? Et où va-t-il, à votre avis ?

– Il a pris les épieux et il porte ses habits de campagne. Je pense qu’il va chasser le sanglier à la Magliana.

– Et... c’est loin, la Magliana ?

– Une villa, aux environs de Rome, mais quand il y va c’est pour se détendre les nerfs et il y reste au moins deux jours.

– Deux jours de tranquillité ! Quelle chance !

– Une chance ? Quand il revient, il est ivre de sang et de vin... et c’est avec joie que je t’attacherai à ce lit ! Tu t’es trop longtemps moquée de lui, ma belle ! Tu verras ce qu’il t’en coûtera !

Et, avec l’allure superbe d’une reine de théâtre, Juana quitta la chambre. Le bruit de la clef tournant plusieurs fois dans la lourde serrure convainquit Fiora qu’elle était une fois de plus enfermée. Mais elle préférait de beaucoup la solitude à la compagnie de l’adoratrice de Rodrigo.

Elle commença par se débarrasser de son drap mouillé, s’habilla, brossa ses épais cheveux noirs qu’elle tordit simplement en une seule grosse natte, puis revint s’asseoir dans le fauteuil qu’elle préférait pour y réfléchir. Il fallait, à tout prix, qu’elle ait quitté ce palais avant le retour du maître car ce retour, la chose était certaine, serait pour elle plus que désagréable. C’était déjà une chance que Borgia eût choisi d’aller passer sa fureur sur des sangliers au lieu de s’en prendre immédiatement à elle. Mais comment sortir ?