– On a fait assez de bruit autour de toi.
– Alors tu sais aussi que je suis recherchée par la police du pape, et je ne voudrais pas mettre qui que ce soit en danger. Borgia avait les moyens de se défendre si l’on m’avait sue chez lui, mais une femme juive...
– Anna, elle aussi, a de grandes protections. En outre, durant les semaines que tu as passées chez le vice-chancelier, les recherches se sont un peu calmées. Le pape enrage. Après avoir fait visiter quatre fois le palais du cardinal d’Estouteville, il a fini par se faire à l’idée que tu as pu quitter Rome. Du moins il fait semblant. Viens, à présent, il est temps de nous mettre en marche.
– C’est loin, le ghetto ?
– Presque aussi loin que chez moi, mais nous avons le moyen de te simplifier le chemin.
Soutenue fermement par Stefano, Fiora marcha doucement jusqu’au Tibre qui coulait au-delà du mausolée. Zeus avait pris la lanterne dans sa gueule et éclairait le chemin, leur permettant d’éviter les buissons et les éboulis de pierres. Héra, le nez au vent, fermait la marche. Arrivés à la berge sur laquelle reposaient deux ou trois barques, Infessura en tira une à l’eau et y installa Fiora aux pieds de laquelle se couchèrent les chiens.
– Ce bateau, murmura Fiora inquiète, tu sais à qui il appartient ?
– Oui. Sois tranquille ! Jamais l’Infessura ne fera tort à l’un de ses frères humains. Je le ramènerai une fois que tu seras en sûreté. D’ailleurs, Pietro s’est blessé il y a deux jours et ne s’en sert pas.
Fouillant dans l’aumônière de Juana, Fiora tira l’une des trois pièces qui restaient et la tendit à son guide :
– Alors, tu lui donneras ça. S’il ne travaille pas en ce moment, il sera content d’avoir cet or.
Dans la nuit environnante – on avait masqué la lanterne – Fiora vit briller les dents de son guide et l’entendit rire doucement :
– Je savais bien, dit-il, que tu valais la peine que l’on t’aide. Désormais, je suis ton ami.
La barque glissait sur l’eau noire du fleuve. Stefano s’efforçait de la maintenir au plus obscur, sans beaucoup d’efforts car le courant l’aidait. Ils parcoururent ainsi la grande courbe au plus profond de laquelle étaient le Vatican, ses tours, ses gardes et ses espions, mais le petit esquif, mené de main de maître, ne faisait aucun bruit hormis, de temps en temps, un clapotis léger qui pouvait évoquer un oiseau en train de pêcher.
Le voyage parut interminable à Fiora. Le froid de la nuit la glaçait jusqu’aux os et sa blessure, sur laquelle elle ne cessait d’appliquer une main, lui donnait des élancements dans le cou. Pourtant, elle ne se sentait pas abattue et s’amusa même un instant à la pensée qu’arrivée enrhumée au palais Borgia, elle avait toutes les chances d’attraper un autre rhume à présent qu’elle en était sortie.
Infessura arrêta sa barque en face de l’île Tiberina et vint aider sa passagère à en descendre :
– Tu es lasse, n’est-ce pas ? demanda-t-il remarquant qu’elle pesait plus lourdement sur son bras, mais rassure-toi, nous sommes presque arrivés. Voilà le palais Cenci, ajouta-t-il en désignant la masse noire d’une construction farouche aux allures de forteresse, grâce aux moellons cyclopéens qui formaient, au rez-de-chaussée, une muraille aveugle à l’exception d’une porte étroite et haute puissamment bardée de fer. La maison du rabbin Nathan est en face, près de la synagogue. Anna est sa fille.
La ruelle dans laquelle ils cheminaient prudemment à cause des immondices sentait l’huile rance et la pourriture. Les maisons n’y étaient que d’informes constructions de petites briques et de torchis que dominait de haut le noble palais. Enfin, au bout d’une placette, Infessura s’arrêta devant une demeure plus grande et mieux construite que les autres. Elle était de bonnes pierres qui poussaient l’étage en encorbellement au-dessus d’une voûte ronde, menant sans doute à une cour arrière, et d’une porte au montant de laquelle se trouvait la mézouza. Cette petite niche, fermée par une grille de bronze, laissait voir, en s’ouvrant, une formule biblique écrite en caractères hébraïques sur un morceau de parchemin jauni. Elle indiquait à tous que cette demeure était celle d’un homme important pour la communauté juive.
Le poing de Stefano frappa cette porte selon un code convenu et elle s’ouvrit peu après sous la main d’une jeune femme vêtue d’une robe de soie jaune à manches flottantes et dont les cheveux, d’un noir d’encre, étaient tressés en plusieurs nattes sous une sorte de tiare orfévrée d’où tombait un voile safrané. Elle tenait une chandelle.
– C’est moi, Anna, dit l’Infessura. Je t’amène une amie. Elle a froid et elle a été blessée par la bande de Santa Croce en s’enfuyant du palais Borgia.
La main qui tenait la chandelle s’éleva de façon à mieux éclairer le visage de la nouvelle venue.
– Ah ! ... Entrez, bien sûr, mais je vais vous prier d’attendre un instant car j’ai une visite. Asseyez-vous là !
Elle recula pour laisser le passage. La porte donnait sur une petite salle, pavée comme une rue et pauvrement meublée : une table, trois escabeaux, un coffre et des bancs courant le long du mur. C’est l’un de ces bancs, le plus éloigné de l’entrée, que désignait la Juive. Au fond de la pièce, un rideau à grands ramages couvrait quelques marches descendant vers la salle suivante. Soudain, ce rideau se souleva sous la main d’une petite femme mince élégamment vêtue de velours brun et de soie blanche.
– Que fais-tu là ? fit Anna d’un ton mécontent. Je t’avais dit d’attendre. Tu es trop curieuse !
Mais la nouvelle venue ne l’entendait pas. Les bras tendus, elle se précipitait vers les arrivants avec un cri de joie.
– Maîtresse ! Ma chère maîtresse !
Fiora, qui tenait debout par miracle et par la seule force de son compagnon, leva les yeux et se crut victime d’un mirage. Il fallait que c’en fût un, sinon, comment imaginer que Khatoun était en train de la prendre dans ses bras ? Ses jambes fléchirent...
– Elle s’évanouit encore, constata Stefano. Il faut t’occuper d’elle tout de suite, Anna !
CHAPITRE IX
TROIS FEMMES
C’était bien Khatoun. Fiora s’en convainquit lorsque, au bout de quelques instants, elle émergea de son malaise, dû à la fatigue et au sang perdu. L’Infessura avait dû lui administrer une nouvelle dose de son cordial miraculeux, plus peut-être quelques gifles, car elle se sentait les joues chaudes et le goût poivré et parfumé de tout à l’heure était revenu dans sa bouche. Son esprit retrouva toute sa clarté sous l’influence de la joie en voyant, penché sur elle et noyé de larmes, le visage triangulaire aux yeux de chat de la jeune Tartare. Elle lui entoura aussitôt le cou de son bras pour plaquer sur ses joues deux baisers dont la sonorité traduisait sa joie.
– Mais que fais-tu là ? Je croyais bien ne plus te revoir...
– Moi non plus, maîtresse. C’est un grand bonheur pour Khatoun, même si elle te retrouve dans un triste état.
– Je ne suis plus ta maîtresse depuis longtemps.
– Tu le seras toujours pour moi, même si je dois obéir à quelqu’un d’autre. Comment oublier les jours heureux d’autrefois ?
– Vous vous embrasserez plus tard, fit une voix sévère. Je voudrais pouvoir poursuivre cet examen.
Fiora vit alors qu’on l’avait couchée sur une table, la tête soulevée par un coussin, et qu’Anna repoussait douce-.ment Khatoun. Elle avait ôté le tampon de linge appliqué
par Stefano et le tenait encore dans une main. Il était rouge de sang, preuve que la blessure avait beaucoup saigné. Anna le jeta, se détourna pour prendre quelque chose derrière elle, puis retroussa haut sur des bras minces et dorés les grandes manches de sa robe. Dans une main, elle tenait une sorte d’aiguille d’or au bout arrondi qu’elle éleva en l’air.
– Tenez-lui les bras, ordonna-t-elle. Je dois sonder la plaie et il ne faut pas qu’elle bouge.
– Je ne bougerai pas, affirma la blessée, ce qui amena un bref sourire sur les lèvres charnues de la Juive.
– C’est une promesse que l’on tient rarement. Je préfère que l’on t’immobilise. Cela te fera un peu mal, mais si tu remues, cela pourrait t’en faire beaucoup.
Les mains de Khatoun et de Stefano s’abattirent en même temps sur les bras de Fiora qui vit se pencher sur elle, attentif, l’étroit visage brun de son étrange médecin. En dépit d’une bouche un peu forte, Anna était belle grâce aux plus beaux yeux noirs que Fiora eût jamais vus. La courbure aquiline de son nez avait de la fierté, comme d’ailleurs tous les traits de son visage, et elle dégageait une odeur de marjolaine inattendue dans cette cave. Car la pièce dans laquelle on avait porté Fiora avait bien l’air d’en être une. Une voûte de pierres noircies qui devaient dater des Césars s’arrondissait au-dessus de la table mais, en tournant un peu la tête, Fiora put voir qu’elle disparaissait derrière une série de planches épaisses sur lesquelles s’entassaient des pots, des fioles, des boîtes, des paquets d’herbes et d’étranges vases de verre ou encore de gros livres aux reliures fatiguées : un ensemble qui lui rappela le cabinet de Démétrios à Fiesole et lui fit oublier qu’en effet l’exploration de sa blessure n’avait rien d’agréable.
– Je n’aime pas les lésions causées par un stylet, fit Anna en se redressant. Elles plongent souvent plus avant que celles faites avec une lame plus large. Celle-ci est moins profonde que je ne craignais, mais on dirait qu’elle a ouvert une cicatrice ? Tu as déjà été blessée à l’épaule ? demanda-t-elle à Fiora.
– Oui. J’ai reçu un coup d’épée il y a un peu plus de deux ans.
– Du travail bien fait. Qui t’a soignée alors ?
– Je ne pense pas que tu le connaisses, bien que ce soit un Italien. Il s’appelait Matteo de Clerici et il était le médecin du dernier duc de Bourgogne...
Le rire de l’Infessura lui coupa la parole. Un grand rire sonore et joyeux qui n’allait pas tellement à son personnage d’oiseau de nuit.
– On ne dirait jamais, à te voir, que tu es un vieux guerrier, donna Fiora ! Ainsi, tu as connu le Téméraire, ce prince fabuleux ?
– J’ai vécu auprès de lui jusqu’à sa mort, mais, dit Fiora avec un pâle sourire, n’es-tu plus républicain pour t’intéresser ainsi à un prince ?
– Le prince est mort et cela change tout. Son histoire me passionne comme tout ce qui est Histoire en général. Il faudra que tu m’en parles, donna Fiora ! Puis, se tournant vers Anna : Peux-tu la garder quelques jours le temps qu’elle aille mieux ? Ensuite je l’emmènerai chez moi. Je ne te cache pas que les sbires du pape la cherchent et sans doute à présent ceux de Borgia.
Anna, qui nettoyait la plaie avec du vin aux herbes avant de l’enduire d’un baume à l’odeur piquante, ne se détourna pas de son ouvrage :
– Je peux la garder quatre ou cinq jours et je pense que ce sera suffisant si la fièvre ne la prend pas. Mon père s’est rendu à Pérouse au chevet d’un vieil ami. C’est une chance !
– Le rabbin Nathan ne sait-il plus ouvrir sa porte à l’infortune ? demanda Stefano avec une sévérité où entrait de la déception.
– Pas à toutes. Les bonnes dispositions du pape envers la communauté juive de Rome lui sont précieuses.
– Au pape aussi. Il tire de vous pas mal d’or !
– Sans doute, mais il nous laisse vivre en paix et même il nous protège contre nos voisins. Qu’il nous retire son appui et les Cenci, ces fauves hargneux qui sont assis à notre porte et qui nous guettent, auraient tôt fait de nous mettre à mal et de brûler nos maisons. Cela compte.
– Que d’histoires ! s’écria Khatoun qui jusque-là avait gardé le silence, se contentant de tenir dans les siennes la main de Fiora qu’elle portait à sa joue de temps en temps, comme elle le faisait autrefois quand elles vivaient ensemble au palais Beltrami. Pourquoi ne viendrait-elle pas chez nous ? Je suis sûre que la contessa Catarina, ma nouvelle maîtresse, serait heureuse de l’accueillir. Elle est la seule, à Rome, qui se soit inquiétée d’elle et qui a toujours tout fait pour l’aider. Le palais est grand et...
– Mais c’est le palais Riario, coupa l’Infessura. Autant la jeter dans la gueule d’un tigre...
– Et puis, reprit Anna, donna Catarina va accoucher sous peu. Tu le sais bien, Khatoun, puisque tu es venue seule, ce soir. A ce propos, il est temps que je te donne ce que tu es venue chercher et que tu rentres chez elle.
– Oh non ! protesta Khatoun. Pas tout de suite ! Je viens juste de retrouver ma chère maîtresse qui a été pour moi comme une sœur et tu veux me chasser ? J’ai tant de choses à lui dire, tant de questions à lui poser...
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