– Où demeurent encore la tête de la famille et quelques-uns de ses membres.

– Le vieux Jacopo est toujours vivant ?

– Plus que jamais et tout disposé, bien sûr, à aider Francesco à revenir et à se venger. Quant à Montesecco, le troisième homme, il tuerait sa mère pour un sac d’or et on lui a promis beaucoup plus.

– Je vois. Mais le pape, dans tout cela ?

– C’est là le point obscur. On m’a assuré qu’il aurait expressément recommandé qu’il n’y eût pas « effusion de sang ».

– Pas d’effusion de sang ? Il me paraît difficile de tuer quelqu’un sans faire couler son sang ! Comment l’entend-il ?

– Ma chère, Sa Sainteté ne saurait ordonner un meurtre. Elle ne doit même pas en avoir connaissance...

– Quitte à crier bien haut, une fois le coup fait, et même à le déplorer ? On excommuniera quelques comparses car votre époux ne compte pas, j’imagine, faire la besogne lui-même ?

– Bien sûr que non. Il ne quittera pas Rome. Seuls Pazzi et Montesecco feront le voyage.

– A quelle occasion ? Ils n’espèrent tout de même pas être reçus par Lorenzo ?

Catarina expliqua alors ce qu’elle savait du plan. Le pape, qui venait de conférer le chapeau de cardinal à son plus jeune neveu, Rafaele Riario, et le faisait revenir à cette occasion de l’université de Pise où il achevait ses études, avait décidé de le nommer en même temps légat à Pérouse. Catarina trouvait cette nomination absurde car le nouveau cardinal n’avait que dix-huit ans et aucune capacité à tenir une difficile légation, mais le pape, qui éprouvait pour lui une tendresse toute paternelle, n’en était pas à une folie près. Une fois intronisé, le jeune Rafaele s’en irait en grand arroi visiter sa chère université pour lui offrir ses premières bénédictions. Ensuite, et en revenant sur Pérouse, il passerait tout naturellement par Florence où les Médicis ne pourraient se permettre de lui refuser l’accueil, puisque les relations apparentes entre Lorenzo et le Saint-Siège étaient convenables. Le jeune cardinal logerait vraisemblablement chez le vieux Pazzi, mais les Médicis ne pourraient faire moins que le recevoir à plusieurs reprises. Leur hospitalité était trop large et trop fastueuse pour qu’ils n’accueillent pas de leur mieux un cardinal légat. L’occasion se trouverait alors d’abattre les deux frères.

– Chez eux ? Dans leur propre palais ? s’indigna Fiora. C’est non seulement monstrueux, mais insensé. Les assassins seront massacrés sur place.

– On choisira de préférence une fête ou une cérémonie extérieure. Tous les Pazzi se regrouperont pour cette occasion et Montesecco amènera ses hommes de main. Même l’archevêque de Pise, Salviati, aurait décidé d’apporter son aide. Il n’a pas apprécié du tout que Lorenzo s’oppose à sa nomination comme archevêque de Florence.

Cette fois, Fiora ne répondit pas. Ce récit était effarant, insensé. Tous ces gens, des ennemis sans doute mais aussi des prêtres, allaient se jeter comme un vol de corbeaux sur sa ville bien-aimée pour y assassiner Giuliano qu’elle aimait autrefois et Lorenzo qui lui avait montré tant d’amitié. Et qui plus est, ils utiliseraient pour accomplir leur forfait ce principe sacré de l’hospitalité si cher au cœur de tout Italien.

– Vous ne dites rien ? fit Catarina.

– Pardonnez-moi, Madonna, mais ces projets m’écœurent et je comprends que la petite-fille du grand Francesco Sforza refuse de devoir un Etat à de tels procédés.

– C’est moins le souvenir de mon grand-père que celui de la femme qui m’a élevée : la duchesse Bona, épouse de mon père et sœur de la reine de France, qui me range dans le camp des Médicis. Celui aussi de mon père, assassiné il y a un peu plus d’un an. Et puis, je le répète, j’ai toujours aimé Giuliano. Vous m’aiderez ?

– Je suis prête à partir pour Florence immédiatement. Moi aussi j’ai aimé Giuliano avant de rencontrer l’époux que j’ai eu la douleur de perdre. Si je peux l’empêcher, je ne les laisserai pas mourir.

– Il vaut mieux attendre deux ou trois jours afin de mieux nous préparer. La visite de Rafaele à Florence devrait se situer vers la fête de Pâques et la Semaine sainte approche.

Le palais Riario se situait non loin du Tibre et près des deux églises de Sant’Apollinario et de Sant’Augustino. Imposante demeure quadrangulaire, de construction récente, elle semblait capable de soutenir un siège tant elle était solide et bien défendue. La nuit empêcha Fiora d’en apprécier l’architecture, car elle n’était éclairée sur la rue que par les habituelles cages à feu. Mais la voûte profonde, où veillait un corps de garde et qui ouvrait sur l’habituelle cour carrée, mit la jeune femme mal à l’aise quand la litière la franchit et plus encore lorsque les lourdes portes firent entendre leur grondement en se refermant. Décidément, Girolamo ne laissait rien au hasard et sa maison ressemblait à un coffre-fort. Il ne devait pas être facile d’en sortir sans l’approbation du maître.

La cour était silencieuse, mal éclairée par quatre torches : deux fixées à la sortie de la voûte et deux au bas du raide escalier de pierre qui montait vers les étages. Quand la litière et son escorte s’arrêtèrent au plus près de cet escalier, ce fut le silence, comme si le palais était inhabité :

– Tirez votre voile sur votre visage, donna Fiora ! conseilla Catarina. Et toi, Khatoun, aide-moi à descendre ! Je ne me sens pas très bien...

– Quand je disais que c’était une folie ? bougonna la petite Tartare qui, aidée de Fiora, extirpait sa maîtresse du creux des coussins.

– C’est plus qu’une folie, c’est une grave imprudence. D’autant que je pourrais prendre ça pour une trahison ! gronda une voix d’homme qui arracha un cri à Catarina.

– Vous ? Mais que faites-vous là ? Je vous croyais à Segni ?

Sans lui répondre, Girolamo Riario se tourna vers Fiora et arracha le voile qui couvrait sa tête. Son visage épais, aux traits lourds, que la somptuosité d’un pourpoint brodé d’or n’arrivait pas à rendre distingué s’éclaira d’un sourire satisfait :

– Enfin on vous retrouve, ma belle ! Une chance qu’un des hommes de Santa Croce vous ait reconnue, l’autre nuit, et vous ait suivie de la rive tandis que vous descendiez le Tibre en barque. Le matin même j’ai su où vous étiez...

– Pourquoi n’ai-je pas été arrêtée, alors, comme l’a été Stefano Infessura ?

– Ce n’est pas pour ça qu’on s’est emparé de lui, mais pour lui apprendre la modération dans ses écrits. Il sera...

Il n’en dit pas plus. Comme une furie, Catarina venait de se jeter entre lui et Fiora, les bras étendus dans un geste de protection, un geste qui ne manquait pas de grandeur.

– Vous avez osé me tendre un piège, vous ? A moi ?

– Ne prenez donc pas vos airs de princesse ! Pas avec moi qui suis votre époux, même si je ne réponds pas à votre idéal masculin. Où prenez-vous que je vous aie tendu un piège, ou que j’aie seulement cherché à vous être désagréable ? Si cela était, j’aurais fait prendre cette femme chez la Juive et j’aurais envoyé celle-ci réfléchir en prison.

– Sous quelle accusation ? Anna a soigné une blessée qui lui a été amenée, rien de plus. En outre, vous n’ignorez pas que le Saint-Père ne veut pas que l’on moleste les Juifs, et moins que toute autre la maison du rabbin Nathan.

– Aussi ai-je attendu que notre fugitive en sorte. Je pensais bien que vous vous chargeriez d’elle dès l’instant où vous me croiriez absent. Les visites de votre suivante au ghetto m’en ont donné la certitude. Vous voyez que j’ai eu raison puisque, sans peine aucune, sans bruit et sans violence, le beau fruit m’est tombé dans la main.

– Ne soyez pas stupide, Girolamo ! En quoi cette jeune femme vous intéresse-t-elle ? Qu’avez-vous à faire de la politique de votre oncle avec le roi de France, de la mise en cage d’un moine pouilleux et même d’un cardinal français ?

– Rien du tout, vous avez raison. En revanche, elle peut servir sans même le vouloir ma politique à moi, celle que j’entends mener avec les Médicis. Enfin... elle vaut cent ducats et c’est une somme bonne à prendre !

– Vous avez à votre disposition le trésor de l’Église et vous me déshonorez pour cent ducats ? Vous êtes un monstre, un être infâme, méprisable et je vous...

Catarina resta la bouche grande ouverte, puis, avec un cri déchirant, elle se courba en portant ses mains à son ventre et se mit à haleter comme si elle venait de fournir une longue course. Khatoun se précipita pour la soutenir, les yeux agrandis par l’inquiétude, mais Fiora avait encore trop présent à la mémoire le souvenir de son accouchement pour ne pas en reconnaître les symptômes. Elle dévisagea froidement Riario :

– Vous devriez faire porter la comtesse chez elle ! L’enfant qu’elle attend ne va plus tarder...

– Vous... vous croyez ?

Fiora s’offrit le luxe d’un sourire. Ce seigneur chamarré venait de laisser percer sous sa carapace le simple mortel, à la fois effrayé et inquiet au moment de voir venir au jour son premier enfant. Pour la seule fois de sa vie, peut-être, il fut à cet instant naturel... et même humain.

– J’en suis sûre ! dit-elle doucement. Il n’y a guère que sept mois que je suis passée par là.

Mais il ne l’écoutait plus. A ses appels furieux, une troupe de femmes surgit qui s’empara de la comtesse et, avec toutes sortes de précautions, la porta vers l’escalier. Khatoun ne les suivit pas. Catarina n’avait plus besoin d’elle et elle entendait rester auprès de Fiora. Celle-ci lui sourit et l’embrassa :

– Tu dois y aller aussi, Khatoun. Tu es à son service...

– Non... Je t’appartiens toujours. Je veux rester.

– Pour quoi faire ? Je ne sais ce que je vais devenir...

– Je vais vous le dire, dit Riario qui revenait, laissant les suivantes se charger de Catarina que l’on entendait crier de plus en plus faiblement à mesure qu’on la montait. Vous allez faire connaissance avec le château Saint-Ange. Si l’on vous y avait mise à votre arrivée, comme je le voulais, on aurait évité bien des tracas...

– Et j’aurais évité au pape une dépense de cent ducats. Vous devriez me remercier.

Surpris, Girolamo Riario la considéra d’un œil stupide puis, soudain, éclata d’un gros rire et se campa devant la jeune femme les poings sur les hanches.

– Mais c’est qu’elle a raison, la mâtine ? Tu sais, ma belle, ajouta-t-il en tendant vers la joue de Fiora un gros doigt qu’elle évita comme s’il eût été une guêpe, tu m’intéresses de plus en plus et quand mon oncle en aura fini avec toi, on pourrait peut-être...

– Rien du tout ! coupa Fiora. Vous, vous ne m’intéressez pas. Alors, finissons-en et puisque vous avez décidé de me mettre en prison, allons-y et n’en parlons plus !

– Non, maîtresse, je t’en supplie ! s’écria Khatoun qui éclata en sanglots tout en s’agrippant au bras de Fiora. Ne le mets pas en colère. On ne peut pas te mettre en prison.

– En voilà assez, hurla Riario. Va rejoindre la comtesse si tu ne veux pas qu’on t’y conduise à coups de fouet ! Et n’oublie pas que c’est à moi que tu appartiens. Je t’ai payée assez cher. Qu’on l’emmène !

Deux valets se saisirent de la petite esclave qui pleurait et se débattait, suppliant qu’on la laissât suivre le sort de son ancienne maîtresse.

– Ne lui faites pas de mal, fit Fiora émue. Elle est si jeune encore et si fragile. Elle finira bien par m’oublier.

– Faut pas te tourmenter pour elle ; ma femme y tient plus qu’à ses chiens ou à sa naine noire. Mais, au fond, la fille a raison. Pourquoi te mettre en prison ? Ce ne sont pas les chambres qui manquent ici. Tu y serais mieux pour attendre que je te conduise devant le Saint-Père.

A mesure qu’il se familiarisait, son naturel reprenait le dessus et l’on retrouvait le douanier des quais de Savone trousseur de filles. Le vernis craquait d’autant plus vite que Riario s’était éloigné des oreilles de sa femme. Raide de mépris, Fiora darda sur lui un regard glacé :

– N’importe quelle prison sera préférable à l’hospitalité d’un homme tel que vous. D’autre part, je vous serais reconnaissante de garder vos distances avec moi. Je ne suis pas une de vos courtisanes mais la comtesse de Selongey, veuve d’un chevalier de la Toison d’or !

Il eut un méchant sourire qui montra de vilaines dents :

– Beau nom ! Dépêche-toi d’en profiter ! Quelque chose me dit que tu ne vas plus le garder longtemps... Mais puisque Madame la comtesse choisit la prison, ajouta-t-il avec un salut grotesque, je vais avoir le bonheur de l’y conduire moi-même !

CHAPITRE X

CARLO