– Un monstre ? N’exagérons rien. Carlo est laid et c’est un simple d’esprit, mais il n’a aucune méchanceté. Vous en ferez ce que vous voudrez. Je suis certain que vous finirez par apprécier la vie que vous aurez à Rome. Vous y deviendrez une des premières dames...

– Je ne vois pas bien à quel titre ?

– Le plus simple et le moins contestable : parce que je le veux ainsi. Quand vous serez devenue ma voisine, on saura vite que je vous protège... et j’avoue que je serais heureux, alors, que nous puissions nous entretenir des grands auteurs et des beaux textes anciens que nous aimons tous les deux.

Cette aimable déclaration laissa Fiora sans voix. C’était une chose étrange, en vérité. Les grands personnages de ce monde que le Destin mettait sur son chemin, amis ou ennemis, semblaient n’avoir d’autre but dans la vie que de l’installer dans leur voisinage. Louis XI lui avait donné la maison aux pervenches, le Téméraire lui proposait, un soir d’euphorie, de lui offrir un état dans ses domaines et de la faire venir à sa cour, la guerre finie, et voilà qu’à présent, le pape voulait la loger sur la colline vaticane au palais de Santa Maria in Portico[xviii].

– Eh bien ? reprit Sixte, vous ne dites rien ? Que pensez-vous de mes projets ?

– Qu’ils sont très généreux, Saint-Père... et qu’il faudra bien qu’ils me conviennent. Je vous rappelle néanmoins que j’ai un fils, en France, et que j’entends l’élever moi-même et vivre avec lui.

– Quelle difficulté ? Vous le ferez venir avec ses gens et il jouira lui aussi de Notre toute particulière protection. D’ailleurs, dès le mariage conclu, j’enverrai ambassade auprès du roi de France pour le rassurer enfin sur votre devenir et lui faire part de l’heureuse conclusion de nos affaires.

– Heureuse ? Le roi aurait-il libéré fray Ignacio et ce cardinal dont j’ai oublié le nom ?

Le pontife se mit à rire avec la gaieté d’un gamin qui vient de réussir une bonne farce :

– J’arriverai bien à récupérer, un jour ou l’autre, le cardinal Balue[xix]. Méditer un peu plus longtemps sur les vicissitudes de ce monde ne peut lui être que salutaire. Quant au moine castillan, on m’a fait savoir qu’il est mort et nous ne pouvons plus que prier pour le repos de son âme. Tous deux n’ont été, en fait, qu’un... prétexte pour vous faire venir ici. Mais, je vous en prie, laissons de côté cette fastidieuse politique et...

– Je souhaiterais néanmoins poser encore une question à Votre Sainteté, si toutefois Elle le permet ?

– Faites !

– Cet étonnant changement d’attitude, cette amabilité gracieuse qui m’est offerte aujourd’hui, alors que je m’attendais à subir les foudres d’une colère... papale, à quoi est-ce que je les dois ? Uniquement à la naissance de la petite Bianca ?

– Non. Bien sûr que non. Vous les devez à deux circonstances : la première est naturellement votre venue à résipiscence, et c’était le principal, mais d’autre part, donna Catarina, notre nièce bien-aimée, n’a cessé de défendre votre cause et Nous n’aimons pas lui faire de peine. Vous aurez en elle la meilleure des amies et elle contribuera beaucoup à vous faire aimer Rome.

Sur ces consolantes paroles, le pape offrit aux lèvres de Fiora l’anneau de sa main et rappela Patrizi pour qu’il la reconduisît au château Saint-Ange, où elle ne devait plus rester très longtemps. Le lendemain qui était le dimanche de Pâques-Fleuries[xx] était impropre, comme tous les dimanches, à une cérémonie nuptiale. Le mariage aurait donc lieu le lundi soir, à la nuit close, dans la chapelle privée du pape qui le célébrerait lui-même.

Ces quelque cinquante heures, Fiora les passa en compagnie de Domingo, commis une fois de plus à sa garde. Devant les bonnes dispositions du pontife, elle avait espéré qu’on lui enverrait Khatoun, mais la -naissance de l’enfant devait réclamer les soins de tous au palais de Sant’Apollinario et la jeune comtesse n’avait certainement pas envie de se séparer d’elle. Néanmoins, ces derniers moments de captivité s’écoulèrent avec une grande rapidité, et pas uniquement parce que Domingo s’ingénia à la distraire en jouant aux échecs avec elle et la promenant sur les terrasses du château d’où elle put contempler à son aise le panorama de Rome en sa totalité. Mais aussi parce que ces heures qui coulaient, inexorables, étaient les dernières avant un changement d’existence qui l’effrayait en dépit des assurances données par le pape. Qu’elle le voulût ou non, elle allait devenir une Pazzi et la seule idée de porter ce nom exécré la révulsait. Elle pensait aussi à Mortimer, captif de ce même château Saint-Ange et qu’en dépit de ses prières on ne lui avait pas permis de voir. Pourrait-il repartir libre vers la France ? Riario l’avait promis, mais quelle confiance pouvait-on accorder à la parole de cet homme ? Enfin, une autre angoisse chassa le sommeil de ses deux dernières nuits : la menace qui pesait sur les Médicis. Fiora devinait trop ce que serait ce « voyage » entrepris, au lendemain de son mariage, par Francesco et Hieronyma. Ils allaient préparer leur triomphe, assister au dernier acte du drame qui ferait de leur famille la plus riche et la plus puissante de Florence, sous l’autorité de Riario sans doute, mais rassemblerait dans leurs griffes rapaces une partie des biens des victimes et la totalité de ceux des Beltrami sans que l’intransigeante loi florentine pût s’y opposer. L’idée que Lorenzo et Giuliano allaient mourir sans qu’elle pût rien faire pour s’y opposer lui était insupportable.

Aussi était-elle la plus pâle et la plus sombre des fiancées quand, le lundi soir, après le coucher du soleil, Domingo lui prépara un bain dans le grand baquet qu’il avait apporté sans paraître fournir le moindre effort et lui dit que le moment était venu de se mettre à sa toilette.

– Tu es blanche comme une morte, remarqua-t-il. Domingo va devoir te mettre du rouge.

– Personne ne s’attend à ce que j’aille à l’autel avec un cœur joyeux. Ma mine n’a aucune importance et je ne veux pas porter de fards. Je les déteste.

– Le Saint-Père ne sera pas content.

– Tu te trompes. La seule chose qui importe pour lui, c’est que je me laisse marier. Marier ! Moi ! Alors que Philippe...

Elle éclata en sanglots si violents que le Nubien épouvanté alla chercher du vinaigre pour lui bassiner le front et les tempes.

– Par pitié, calme-toi ! Domingo sera puni si tu montres tout à l’heure ce visage désespéré. Il faut que tu soies courageuse.

– Il a raison, fit une petite voix douce qui calma net les pleurs de Fiora. Et je crois que tu te sentiras plus forte quand tu auras lu la lettre que je t’apporte !

Khatoun prit à deux mains la tête de la jeune femme pour l’obliger à la regarder.

– Tu es venue ? murmura Fiora. On te l’a permis ?

– Oui, mais lis cette lettre, je t’en prie ! Toi, pendant ce temps, ajouta-t-elle à l’adresse du Noir, va prendre dehors le coffre qui attend sur une mule gardée par les valets de la comtesse Riario.

La lettre, bien sûr, était de Catarina : « A cet instant qui doit vous être cruel, écrivait la jeune femme, je veux vous apporter tout le réconfort dont je suis capable. Je ne peux vous accompagner, mais je tiens à vous dire ceci : une femme intelligente peut s’accommoder du pire des mariages dès l’instant où elle a des amis pour l’aider, et vous avez en moi une amie. Khatoun que je vous offre – elle sera mon cadeau de mariage – vous en dira plus que je n’ai le courage d’écrire. De même, acceptez cette nouvelle robe qui l’accompagne. Plus vous serez superbe et fière et plus vous gagnerez dans l’esprit de mon oncle. Nous nous reverrons bientôt car, dès demain, je réclamerai votre visite, ce qui est normal puisque je dois garder le lit. Soyez brave et confiante ! Je vous embrasse. Catarina. »

Ce fut comme une grande bouffée d’air pur et vivifiant. Fiora versa ses dernières larmes contre la joue de Khatoun qu’elle étreignit avec une profonde émotion.

– Toi, au moins, je te retrouve ! Je n’imaginais pas recevoir, ce soir, une aussi grande joie.

Avec l’impression que le temps revenait, elle se laissa revêtir par la jeune Tartare de la superbe robe de drap d’or que Domingo venait d’apporter, mais le contact froid du tissu métallique la fit frissonner et Khatoun crut que c’était d’angoisse :

– Ne pense pas ! supplia-t-elle. Il ne faut pas penser à autrefois ! Ce soir, tu fais un mauvais rêve, mais tu te réveilleras.

– Tu crois ?

– J’en suis sûre. Demain, tu verras la contessa Catarina, ajouta-t-elle dans un souffle. Elle a des choses à te dire.

Quand, une heure plus tard, Fiora, suivie de Khatoun aussi compassée qu’une vraie dame d’honneur, fit son entrée dans la chapelle papale, il lui sembla pénétrer à l’intérieur d’un missel. Une brassée de cierges jaunes faisaient chanter les ors et vivre les personnages peints à fresque par Melozzo da Forli. Dans leur splendeur chamarrée et leurs vives couleurs, ils lui parurent plus vrais que les personnages vivants placés aux alentours de l’autel, peut-être parce que son esprit et son cœur refusaient la réalité de toutes leurs forces.

Pour retarder l’instant redouté, Fiora choisit de regarder d’abord le pape, tache blanche sertie entre les bras d’un haut fauteuil de velours rouge. Il ressemblait plus que jamais à un gros batracien hargneux. En face de lui, il y avait une double tache noire et argentée que Fiora reconnut à sa haine avant de distinguer les visages : Hieronyma et Francesco Pazzi qu’elle effleura seulement d’un regard lourd de mépris. Et puis, devant l’autel, une forme étrange, une sorte d’insecte doré aux longues pattes grêles, un corps ovoïde surmonté d’une grosse tête sans cou qui penchait d’un côté, trop lourde peut-être pour qu’on pût la tenir droite. Des cheveux longs et soyeux d’une chaude couleur de châtaigne – la seule beauté de ce garçon sans âge – encadraient un visage aux lèvres molles, au nez tombant et aux lourdes paupières se relevant à peine sur des prunelles dont il était impossible de saisir la couleur.

Dès le seuil franchi, Fiora s’arrêta un instant, prête à s’enfuir si ceux dont elle avait demandé la présence ne se trouvaient pas là. Mais, dans l’ombre du trône papal, elle découvrit la simarre pourpre du cardinal camerlingue et la haute silhouette de Mortimer sobrement vêtu de drap brun et qui, les bras croisés sur sa poitrine, se rongeait un poing. Riario avait accompli sa promesse et Fiora pouvait, à présent, se rassurer sur le sort de son ami... Mais quand son regard rencontra celui de l’Ecossais, assombri par une impuissante colère, elle sentit son courage diminuer. Il était tellement l’image d’un passé proche, d’un passé perdu et devenu, de ce fait, singulièrement cher, qu’elle eut envie de courir à lui et de se réfugier dans cette force qu’elle connaissait si bien. Bien sûr, Mortimer viendrait sans peine à bout des quelques hommes présents, âgés pour la plupart, mais au-dehors il y avait des gardes, il y avait aussi des geôliers et des bourreaux, et Fiora ne pouvait plus revenir en arrière.

Elle allait se mettre en marche vers l’autel quand la porte se rouvrit devant Girolamo Riario. Il rejoignit Fiora et, avec un sourire plein d’arrogance, lui offrit son poing pour qu’elle y posât la main, affirmant ainsi sa volonté d’apparaître comme l’unique artisan de ce mariage, œuvre diabolique où se rejoignaient son insatiable cupidité et la haine de Hieronyma.

La main de Fiora hésita à toucher celle de cet homme, mais refuser eût causé un esclandre qui lui eût peut-être aliéné la fragile bonne volonté de Sixte. Elle se laissa donc conduire auprès de celui qui allait devenir son époux, mais, après lui avoir accordé un regard, elle ferma les yeux pour mieux retenir ses larmes car elle ne pouvait s’empêcher d’évoquer, à la place de cet être si profondément disgracié et qu’elle entendait chantonner à mi-voix comme s’il eût été tout seul, la haute silhouette de son bien-aimé Philippe, ses larges épaules, son sourire un peu narquois et la passion qu’elle avait vu briller alors dans ses yeux noisette.

– Jamais personne ne prendra ta place, jura-t-elle silencieusement à l’ombre de son amour. Quant à celui-là, dussé-je me tuer cette nuit, il ne me touchera ni aujourd’hui ni plus tard !

La voix du cardinal d’Estouteville lui fit rouvrir les yeux et elle vit que le pape, avec l’aide de deux diacres, était en train de revêtir les vêtements sacerdotaux afin de célébrer le mariage.

– Très Saint-Père, dit fermement le Français, je vous demande solennellement et une dernière fois de vouloir bien reconsidérer ce mariage. Aucune femme ne saurait se résoudre à une telle union et j’ai peine à croire que donna Fiora soit consentante.