Ledit fauteuil était raide comme la justice et il n’y avait que deux coussins, et encore très petits. Fiora hésita un instant, puis proposa :

– Pourquoi ne pas vous étendre sur le lit, auprès de moi ? Nous sommes amis à présent, et vous m’avez promis...

– Cette promesse, croyez-le bien, ne me coûte guère. Vous êtes extrêmement belle, ma chère Fiora, mais je n’aime que les garçons !

La surprise mit dans les yeux de Fiora des points d’interrogation qui firent sourire Carlo, d’un sourire un peu amer cependant :

– Cela n’a jamais choqué personne, pas même mes partenaires que mon oncle paie généreusement à la condition formelle qu’ils se montrent discrets.

Cette étrange déclaration causa tant de joie à Fiora que, spontanément, elle se pencha vers Carlo et l’embrassa fraternellement.

– Vous êtes décidément un époux selon mon cœur, Carlo, et je ne remercierai jamais assez le ciel de nous avoir unis. Je serai désormais votre sœur et une sœur qui fera tout au monde pour vous aider.

Une larme brilla dans les yeux bleus du garçon qui, à son tour, posa un baiser prudent sur la joue de la jeune femme. Puis sur un « bonsoir », chacun gagna le lit par un côté.

Un moment plus tard, les époux, se tournant le dos, dormaient d’un sommeil bien mérité où entrait une bonne part de soulagement, chez l’un comme chez l’autre.

Troisième partie

LES PÂQUES SANGLANTES

CHAPITRE XI

LA ROUTE DE FLORENCE

La fin du jour approchait quand Fiora, méconnaissable sous un costume masculin, franchit enfin cette porte del Popolo sur laquelle, depuis tant de jours, se cristallisaient ses désirs et ses espérances. Tout s’était passé comme dans un rêve, mais avec la précision d’un ballet bien réglé : le départ matinal de Pazzi et de Hieronyma venus frapper pour un « au revoir » à la porte du jeune couple, mais auxquels le marié avait répondu par des injures et la colère d’un homme arraché trop tôt à son sommeil. Puis la galopade à deux vers la fenêtre pour être bien certains que les Pazzi avaient quitté le palais du Borgo, après quoi Fiora regagna son lit, tandis que Carlo allait enfin ouvrir la porte de la chambre en réclamant à grands cris son déjeuner et son valet. Ensuite, il y eut l’arrivée de l’émissaire de la comtesse Riario demandant la première visite de la nouvelle donna Fiora dei Pazzi, visite que Carlo accepta en grognant et en clamant qu’il irait aussi. Après quoi, étant partis sur des mules en petit appareil – quatre valets et Khatoun –  pour le palais de Sant’Apollinario, Fiora, abritée sous un voile épais supposé cacher la trace des sévices endurés durant sa nuit de noces, et Carlo, la mine grognonne, marchant en tête sans cesser de faire cent folies qui faisaient sourire certains passants et hausser les épaules à d’autres.

Arrivé chez Catarina, qui, en effet, était seule, Carlo réclama à boire et on le conduisit, avec révérence, dans l’appartement de Girolamo, tandis que Fiora et Khatoun étaient menées dans la chambre de la jeune comtesse.

Une chambre somptueuse, en vérité, toute tendue de brocart azuré et de toile d’argent, encombrée d’une infinité de coffres peints, de sièges et de tables au milieu desquels trônait un énorme lit tendu de la même toile d’argent et couronné de bouquets de plumes bleues et blanches. Catarina, noyée dans de précieuses dentelles, reçut les visiteuses avec le cérémonial qui convenait, puis congédia les femmes de son service, ne gardant auprès d’elle que Rosario, sa camériste préférée en qui elle avait toute confiance.

Une heure plus tard, Khatoun, grandie par de hauts patins vénitiens, portant la robe de Fiora et enveloppée du fameux voile, quittait le palais en compagnie de Carlo qui avait vidé – le plus souvent dans des pots d’orangers – un certain nombre de flacons. Pendant ce temps, cachée dans l’alcôve ménagée derrière le lit de Catarina, Fiora endossait le costume de daim brun et le tabard armorié frappé de la vipère des Sforza et de la rose des Riario qui avaient été préparés pour elle avec de hautes bottes de cuir souple, un ample manteau de cheval et un haut bonnet emplumé sous lequel ses cheveux, serrés dans une résille, disparurent complètement.

Quand elle fut prête, Catarina lui remit une bourse pleine d’or, dont Fiora distribua une partie dans ses vêtements, et une lettre signée d’un simple C.

– Elle est pour Lorenzo, précisa-t-elle. Je ne veux pas que les Médicis me croient complice des Pazzi... et de mon époux. Quand vous serez au-delà de Sienne, enlevez le tabard et enterrez-le ou cachez-le dans un buisson épais. Prenez garde aussi de ne pas rencontrer ceux qui sont partis ce matin. Vous trouverez dans la bourse un itinéraire qui devrait vous garder de ce désagrément. A présent, embrassez-moi et que Dieu vous garde ! Je vous enverrai Khatoun qui reviendra ici cette nuit dès que ce sera possible.

Avec une émotion profonde, Fiora avait posé ses lèvres sur le beau visage de cette jeune femme qui, malgré un mariage détesté, réussissait à demeurer fidèle à elle-même et au nom qu’elle entendait porter toute sa vie. Elle l’avait fait sans arrière-pensée et sans inquiétude : en dépit de son jeune âge, Catarina Sforza était capable de se tirer des pires situations[xxi] car elle possédait la vive intelligence qui manquait si gravement à son époux et, surtout, le courage dont il était absolument dépourvu. A l’ultime instant, elle mit tout de même Fiora en garde tandis que Rosario accrochait une épée et une dague à la ceinture du faux garçon :

– Si le malheur voulait, car dès demain vous serez poursuivie, que vous soyez reprise, tuez-vous sans hésiter, car vous n’auriez aucun autre moyen d’éviter une mort qui ne viendrait qu’après une éternité de souffrance.

– Soyez tranquille : je m’en souviendrai. On ne me prendra pas vivante.

Tout fut rapide ensuite. Par des couloirs détournés, Rosario conduisit Fiora aux écuries où la jeune femme choisit elle-même et sella un cheval, puis ouvrit devant elle une petite porte. Avec une joie immense, Fiora enfourcha son cheval qui répondait au nom de Titano et piqua des deux pour rejoindre le Corso.

Ayant franchi la porte où les soldats de garde saluèrent son tabard d’un geste familier, elle mit son cheval au galop pour le plaisir trop longtemps attendu de sentir le vent – et la pluie car cette Semaine sainte avait débuté sous la grisaille et les nuages menaçants – fouetter son visage. Elle était libre, enfin libre ! La campagne s’ouvrait toute grande devant elle, coupée par le tracé incertain de l’ancienne via Flaminia, la vieille route romaine qui joignait Rome à l’Étrurie et dont les dalles disjointes indiquaient le chemin, mais le rendaient dangereux pour les jambes des chevaux. Aussi Fiora préféra-t-elle emprunter le large talus herbeux qui courait le long d’anciennes sépultures écroulées. Après quelques minutes de ce train d’enfer, cheval et cavalière passèrent le Tibre en trombe, au pont Milvio, puis Fiora serra les rênes pour calmer l’allure, et même s’arrêta afin de se retourner un instant. En dépit du mauvais temps, elle voulait s’accorder le plaisir de regarder Rome une dernière fois, cette antique cité des Césars, sacralisée par le sang des martyrs et que la présence du pontife suprême aurait dû faire noble, pure et généreuse. Ce n’était qu’un immense cloaque truffé de pièges, et la fugitive pensa qu’elle ne remercierait jamais assez Dieu de lui avoir permis d’y échapper. En même temps, elle envoya une dernière pensée chaleureuse, un regret même, car elle ne les reverrait sans doute plus jamais, à Stefano Infessura dont elle savait qu’il avait recouvré sa liberté, à Anna la Juive qui l’avait soignée, à donna Catarina qui s’était faite son amie contre vents et marées, enfin à Antonia Colonna, la petite sœur Serafina qu’elle avait laissée au couvent de San Sisto poursuivre une attente qui durerait peut-être autant qu’elle. Parce qu’ils respiraient, sans en mourir, l’air de cette ville corrompue, celle-ci était peut-être encore susceptible d’être sauvée, mais à quel prix ?

La pluie rappela à Fiora qu’elle n’avait guère de temps à donner à la philosophie et qu’après tout c’était à Dieu qu’il appartenait de décider si Rome devait vivre ou disparaître dans un déluge de feu comme Sodome et Gomorrhe... D’après les explications précises que lui avaient données Catarina d’une part et Carlo d’autre part, elle savait n’avoir pas à craindre de tomber sur Francesco et Hieronyma. D’abord parce qu’ils avaient au moins douze heures d’avance sur elle, ensuite parce qu’ils allaient bon train, Montesecco ayant disposé pour eux des relais tout au long de la route pour leur procurer des chevaux frais. Enfin parce que, après Sienne, ils n’iraient pas directement à Florence, mais passeraient par Poggibonsi afin de rejoindre, vers San Miniato, le nouveau légat venant de Pise. Ils entreraient ainsi sans danger dans la cité du Lys rouge, mêlés au cortège véritablement princier qui escortait le jeune cardinal Riario.

Les dispositions prises pour eux pouvaient même se révéler utiles à Fiora qui, sous les armes de Catarina, réussirait certainement à se faire passer pour un serviteur attardé et à obtenir à son tour des chevaux frais. Quant au temps dont elle disposait, il était très court : Rafaele Riario devait faire son entrée dans Florence le jeudi saint, et l’on était le mardi soir. Il lui faudrait parcourir quelque soixante-dix lieues en deux jours : une allure à la portée d’un chevaucheur entraîné ayant de bonnes montures, mais beaucoup plus rude pour une jeune femme qui, pendant plus de six mois, avait vécu une existence cloîtrée. Elle serait obligée de s’arrêter pour prendre un minimum de repos. Hieronyma, elle, voyageait dans une confortable litière qui ne s’arrêterait que le temps de changer les chevaux. Elle la troquerait pour une mule avant San Miniato, et quitterait le cortège aux portes de Florence pour gagner directement Montughi, la villa du vieux Jacopo Pazzi.

Cette idée-là rendait Fiora enragée et lui faisait considérer avec dédain les douleurs qu’il lui faudrait subir. Se souvenant de sa chère Léonarde et des innombrables cataplasmes de chandelle dont elle avait usé durant les campagnes du Téméraire, elle se surprit même à rire toute seule, avec la gaieté de son âge que sa liberté nouvelle lui rendait...

A Viterbe, ville papale où elle arriva dans la matinée du mercredi elle avait déjà vingt lieues dans les reins et tout son corps réclamait désespérément un peu de repos. Son cheval aussi, qu’elle échangea contre un nouveau à l’auberge dell’Angelo, regrettant beaucoup de ne pas pouvoir y demander une chambre. C’était l’un des relais Pazzi et il valait mieux ne pas s’y attarder. Fidèle à son rôle de retardataire pressé, elle se contenta d’acheter un fromage, une miche de pain, un pichet de vin clairet et quelques chandelles, puis reprit héroïquement sa route.

Une fois hors de la ville, elle avisa un bâtiment en ruine où poussaient le lierre, les orties et la mélisse, y fit entrer sa monture qu’elle attacha à une solive et s’installa pour manger, boire et prendre un repos de trois heures. Elle ne craignait pas de dépasser ce délai qu’elle se fixait à elle-même car elle possédait la faculté précieuse de s’éveiller quand elle le voulait. Trois heures plus tard, en effet, elle sortait de son sommeil, mangeait et buvait encore un peu, puis décidait de reprendre son voyage. La pluie avait cessé depuis le lever du jour et, si le temps restait gris et froid, il était tout de même beaucoup plus supportable. Hélas, la route, elle, se faisait plus accidentée, moins droite et, bientôt, le galop ne fut plus possible aussi souvent. Cahin-caha, néanmoins, le voyage de Fiora se poursuivit sans trop de peine grâce à la brillante organisation de Francesco Pazzi et de Montesecco. Son tabard armorié faisait merveille.

Après San Quirico d’Orcia, le chemin était tracé au long des doux vallonnements de l’Ombrie, dessinant un calme paysage piqué de cyprès comme les avait aimés le vieux maître Giotto et comme Fiora elle-même les aimait : la campagne commençait à ressembler à sa chère Toscane.

Au bas d’une côte, la route dessina soudain un coude garni de chaque côté par un bosquet touffu et, comme la cavalière s’y élançait, elle faillit donner tête la première dans une charrette chargée de fagots qui tenait toute la largeur du chemin. Le cheval freina si brutalement que Fiora, en dépit de son habileté, faillit passer par-dessus sa tête. A grand-peine elle se maintint en selle, mais sa monture, effrayée, se cabra, l’écume aux lèvres : de l’abri des bouquets d’arbres des hommes dépenaillés, mais armés jusqu’aux dents, surgirent. L’un d’eux jeta une étoffe noire sur la tête de l’animal tandis que les autres se rangeaient autour en pointant des arquebuses.