Enfin, on franchit la barrière d’un grand verger dont les pruniers croulaient littéralement sous leurs fruits de couleurs diverses. Louis XI en cueillit quelques-uns, partagea avec Fiora, puis, tout en crachant les noyaux, désigna un banc de pierre placé sous un cerisier. La récolte était faite depuis longtemps mais, bien feuillu, l’arbre donnait une ombre fraîche. Louis s’installa sur le banc, fit signe à sa visiteuse de prendre place à son côté, ôta son grand chapeau qu’il laissa tomber dans l’herbe, puis soupira :
– Or, ça, Madame de Selongey, dites-moi un peu ce qui se passe à Rome et ce que vous y avez fait ?
– Pas grand-chose, je le crains, Sire. J’étais surtout occupée à préserver ma vie.
– Sans doute, sans doute ! Mais c’est du pape dont j’aimerais que vous me parliez. Vous l’avez vu de près, vous, ce qui n’est pas mon cas. Dressez-m’en le meilleur portrait que vous pourrez !
Fiora fit de son mieux, surtout pour rester objective, ce qui n’était pas facile car, connaissant les vifs sentiments chrétiens de son compagnon, elle ne voulait pas l’indisposer en lui montrant à quel point elle détestait le pontife. Il était impossible de passer sous silence les exactions, la brutalité et l’insatiable avidité de Sixte IV, mais lorsqu’elle sentit qu’elle allait se laisser emporter par le ressentiment, elle s’arrêta, détournant même les yeux pour éviter le regard aigu qui les cherchait.
– Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus à Votre Majesté, conclut-elle en se penchant pour cueillir un brin de menthe qu’elle se mit à mâchonner.
Louis XI laissa le silence tomber un moment entre eux. On n’entendait plus que les oiseaux...
– Mortimer a été plus bavard que vous, ma chère, fit le roi avec un soupir. Pourquoi ne me parlez-vous pas de ce mariage invraisemblable où l’on vous a contrainte ?
– Messire de Commynes m’a appris qu’il est nul, mais il l’a toujours été, Sire.
– Comment cela ?
– Vous venez de le dire : j’ai été contrainte sous la menace. En outre, il n’a jamais été consommé.
– Ne croyez pas cela ! Bien des mariages ont survécu dans les mêmes conditions. Ce qui l’annule... et Commynes a été chargé par moi d’en informer le pape, c’est que vous n’êtes pas veuve. Du moins comme vous le croyiez.
Fiora se sentit pâlir, cependant que ses mains devenaient froides. Elle regarda son voisin avec épouvante, mais il ne lui offrait qu’un profil hermétique :
– S’il me permet de l’interroger... que veut dire le Roi ?
– Qu’à défaut de votre époux, mes ordres ont été exécutés. Le sire de Craon ne se serait d’ailleurs pas permis de les transgresser. Ils étaient de laisser apprécier à ce Bourguignon entêté les affres de la mort, mais de l’épargner à l’instant où sa tête reposerait sur le billot.
– Oh, Sire ! Quelle cruauté !
– Ah, vous trouvez ? Pâques-Dieu, ma chère, vous oubliez qu’à votre demande, je l’ai déjà gracié une fois ? Cet homme semble incapable de se tenir tranquille.
– Peut-on lui reprocher de vouloir demeurer fidèle à ses serments de chevalier ?
– La mort du Téméraire les a rendus caducs et j’espérais qu’il en viendrait à considérer plus attentivement la foi de mariage qu’il vous avait jurée.
– Il n’est pas seul fautif, Sire. Peut-être, si j’avais été plus patiente... moins emportée...
Ainsi lancée, il fallut bien que Fiora apprît à son compagnon ce qui s’était passé à Nancy. Elle s’attendait à une sévère mercuriale, mais Louis se contenta d’éclater de rire et elle se sentit vexée :
– Oh, Sire ! Est-ce si drôle ?
– Ma foi, oui. Votre conception du mariage pourrait désarmer une douairière tant elle est originale. Il vous faut tout de même apprendre qu’un homme digne de ce nom ne se mène pas ainsi en laisse. Ceci dit, n’ayez pas de regrets ! Même si vous vous étiez pliée à la sainte obéissance de l’épouse, vous n’auriez rien changé. Messire Philippe aurait couru aussi vite à son devoir et, comme les sbires du pape vous auraient retrouvée à Selongey comme ici, je ne vois pas qui aurait pu aller à votre secours. Ne regrettez donc rien ! D’ailleurs... il ne faut jamais rien regretter car c’est la meilleure manière d’affaiblir l’âme et la volonté les mieux trempées. Que pensez-vous faire à présent ?
– Mais... essayer de rejoindre mon époux, si toutefois le Roi veut bien me dire où il est ?
Louis XI se leva, plia deux ou trois fois ses genoux qui craquaient pour les assouplir et se mit à marcher de long en large, les mains nouées derrière le dos.
– Ce serait avec joie... si seulement je le savais !
– Si vous... pardon, Sire, mais messire de Commynes m’a dit qu’après l’échafaud, Philippe a été ramené naturellement à la prison de Dijon et qu’ensuite il a été transféré ... ailleurs.
– A Lyon. Très exactement au château de Pierre-Scize, une bonne forteresse, bien défendue et pourvue des meilleures geôles qui soient. Seulement, il n’y est pas resté.
– Mais... pourquoi ?
– Pour la meilleure des raisons : il s’est évadé.
– Évadé ? Et on ne l’a pas retrouvé ?
– Eh non !
– Mais enfin, Sire, vous possédez la meilleure police d’Europe, le meilleur service de messagerie, la plus puissante armée...
– Je possède tout cela, en effet, mais aussi des gouverneurs de prison pourvus de filles assez stupides pour aider à la fuite d’un prisonnier séduisant. Votre époux, ma chère, s’est enfui à l’aide d’une lime et d’une corde qu’on lui avait apportées dans un panier de fromage et de fruits. Voilà ! Vous savez tout !
Fiora resta muette quelques instants. Dans son âme s’affrontaient les sentiments les plus contradictoires. Bien sûr, elle avait éprouvé une grande joie en apprenant que Philippe était libre, mais elle était trop femme pour que l’épisode de la fille du gouverneur lui causât un vif plaisir, même si sa propre conscience, en dépit de sa confession à Fiesole, n’était pas tout à fait nette.
– On ne l’a pas recherché ? dit-elle enfin.
– Bien sûr que si. Le château étant bâti sur un rocher qui domine le Rhône, on a d’abord pensé qu’il avait pu se noyer, mais on s’est aperçu que la barque d’un pêcheur avait été volée. Ensuite j’ai fait surveiller les alentours de Selongey, pensant qu’il aurait peut-être l’idée de rentrer chez lui. Aucun résultat, et pas davantage à Bruges, chez la duchesse Marie ! J’y entretiens, naturellement, certaines... connivences, fit le Roi vertueusement, mais il semblerait que personne ne l’ait vu.
– Mon Dieu ! ... et s’il lui était arrivé malheur ? Seul, sans armes, sans argent, il a pu être attaqué, tué peut-être ?
– Ah ! ne recommencez pas à pleurer ! Songeant à cette possibilité, j’ai fait proclamer à tous les carrefours du royaume sa description physique, promettant une forte récompense à qui le ramènerait vivant, et une autre... beaucoup plus faible, à qui le ramènerait mort ! Rien n’est venu. J’ai même fait mieux : son écuyer, Mathieu de... Prame, je crois ?
– Oui. La dernière fois que je l’ai vu, il se trouvait près d’ici dans une cage et on le conduisait vers le château de Loches, dit Fiora d’un ton réprobateur.
– C’est tout à fait exact. Eh bien, il a été relâché, puis on l’a suivi discrètement. Il a filé droit sur Bruges... et je n’ai plus eu aucune nouvelle de lui... ni d’ailleurs des deux hommes que j’avais chargés de le surveiller, mais il est vrai que chez Madame Marie et son époux, les Français ne sont guère en odeur de sainteté. En tout cas, une chose est sûre : personne n’est venu demander de récompense, mais votre époux, ma chère enfant, coûte tout de même très cher à ma trésorerie...
– J’en suis désolée, Sire, mais, si l’on vous avait livré Philippe quel aurait été son sort ? Est-ce que... est-ce qu’il aurait été...
– Exécuté ? Me prenez-vous pour un benêt ? Je ne change pas si facilement d’avis ! Je l’aurais enfermé encore une fois mais en cage et ici même, dans la prison de mon château, en attendant que l’on vous retrouve. Venez, à présent ! Je sens le besoin de marcher un peu !
Fiora ne bougea pas. L’œil fixe, elle contemplait la pointe de ses souliers qui soulevaient les ramages de sa robe et tenait ses mains serrées très fort l’une contre l’autre, selon son habitude lorsqu’elle était en proie à une émotion.
– Eh bien ? s’impatienta le roi. Que faites-vous ? Elle leva sur lui de grands yeux désolés :
– Et... s’il s’était réfugié ici ?
– Qui ? Selongey ? Vous pensez bien que l’idée m’en est venue. Mais si c’était le cas, quelqu’un de votre maison l’aurait vu et vous l’aurait dit ? Allons, reprenez courage ! Je suis certain qu’il est vivant.
– Alors c’est qu’il est loin... trop loin peut-être ! Je sais qu’il lui est arrivé de penser mettre son épée au service de Venise pour combattre les Turcs. Dans ce cas, il ne reviendra jamais et je ne saurai plus rien de lui.
– Venise, dites-vous ? Nous pouvons, au moins, savoir s’il y est allé ! J’en écrirai au doge dès après le souper. C’est, vous le savez peut-être, la ville la mieux surveillée du monde et un étranger ne peut y entrer sans attirer l’attention des sbires du Conseil des Dix. Nous aurons bientôt des nouvelles, mais quittez cet air désolé et rentrons. On ne va pas tarder à corner l’eau.
Cette fois, Fiora se laissa emmener.
Sans plus parler qu’à l’aller, le roi et sa jeune compagne remontèrent vers la cour d’honneur où se pressaient à présent des valets, des chevaux et des équipages. Avec une surprise non dénuée d’inquiétude, Fiora remarqua une vaste litière pourpre dont les portières montraient de grandes armes surmontées d’un chapeau de cardinal qui lui semblèrent vaguement familières. Elle osa poser sa main sur le bras du souverain pour l’arrêter.
– Sire ! Que le Roi me pardonne, mais s’il reçoit ce soir un prince de l’Église, il vaudrait mieux que je rentre chez moi.
– Sans souper ? Quand je vous ai invitée ? Et pourquoi cela s’il vous plaît ?
– Franchement, Sire, je suis un peu... fatiguée des cardinaux et je crains de ne pas me sentir à l’aise. En outre, mes vêtements...
– Que me chantez-vous là ? Vous êtes superbe et il faudra bien que vous soyez à l’aise car je vous ai invitée spécialement ce soir pour que le cardinal della Rovere voie le cas que je fais de vous.
Sous l’œil pétillant de satisfaction de Louis XI, Fiora se sentit verdir :
– Le... cardinal... della Rovere ? souffla-t-elle épouvantée. Est-ce qu’il est...
– De la famille du pape ? Bien sûr, et vous avez dû au moins entendre parler de lui à Rome. Il est l’un de ses neveux, de beaucoup le plus intelligent. De ce fait, le plus dangereux aussi. Mais il devrait vous plaire ! A présentée vous quitte : il faut que j’aille faire quelque toilette ! Et je vois là Mme de Linières qui vient vous chercher pour vous conduire auprès de la princesse Jeanne, ma fille. Vous la connaissez et elle se réjouit de vous revoir.
Salué jusqu’à terre par ceux qui encombraient la cour d’honneur, le roi mena Fiora vers la dame imposante qui attendait près de l’entrée de l’escalier, déjà pliée en deux par sa révérence. Gomme, en outre, elle baissa la tête par respect à l’approche du roi, celui-ci manqua se heurter à la flèche du grand hennin pointu qu’elle portait. Il écarta l’obstacle, ce qui faillit causer la chute de l’édifice.
– Trop haut, Mme de Linières, beaucoup trop haut ! s’écria-t-il mi-plaisant mi-fâché. Quelle rage ont donc les femmes de vouloir se prendre pour des clochers d’église ? Ce qui m’étonne, c’est que mon royaume ne compte pas plus de borgnes.
– Je demande pardon au Roi, répliqua la dame avec une sérénité et même un sourire montrant qu’elle n’était pas impressionnée. J’ai toujours pensé que l’honneur d’accompagner une fille de France doublée d’une duchesse d’Orléans obligeait à un certain décorum dans la toilette.
C’est une forme de respect.
Eh bien, portez le respect moins pointu !
Et, sifflant gaiement un air de chasse, Louis XI disparut dans l’escalier à vis, laissant les deux femmes tête à tête :
– Venez, Madame, dit la dame d’honneur en tendant la main à Fiora qui ne pouvait s’empêcher de rire. Madame la duchesse a grande hâte de vous revoir et vous pourrez vous rafraîchir avant le souper.
Habituée à voir Louis XI vivre dans la plus grande simplicité, Fiora fut surprise de l’apparat déployé pour ce souper et de la splendeur de la salle où il se déroula. Cette grande pièce faisait partie des appartements royaux du premier étage, ouverts seulement pour la venue d’étrangers de marque et en certaines circonstances. Elle donnait sur la terrasse soutenue par la galerie couverte du rez-de-chaussée ; son faste, vraiment royal, différait de l’éclatante somptuosité qui entourait les ducs de Bourgogne. L’ameublement tendu de velours et les grandes tapisseries de haute lice donnaient à l’ensemble une note sévère accentuée par les vitraux de couleurs des hautes fenêtres qui entretenaient une sorte de pénombre. L’or des plafonds à caissons et des boiseries s’en trouvait assourdi, sauf quand les grands chandeliers, chargés de cierges, les illuminaient comme ce soir.
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