Trois tables étaient disposées : celle du roi, occupant la salle à manger proprement dite, ou tinel ; celle des chevaliers et des grands offices de la maison royale à laquelle s’asseyaient les invités d’importance, celle enfin des aumôniers et écuyers. Une quatrième accueillait, hors des appartements, les bas officiers et les pèlerins ou voyageurs perdus qui, d’aventure, demandaient l’hospitalité. A la table du roi, la plus brillante et la mieux servie, les femmes étaient rares, sauf lorsque la reine, Charlotte de Savoie, rendait visite à son époux.
Ce soir-là, elles étaient deux et ce fut avec un brin d’orgueil que Fiora prit place à la gauche du souverain. La princesse Jeanne, charmante en dépit d’un physique disgracié sous une haute coiffure d’un bleu doux piqueté d’or assortie à sa robe de cendal, était assise auprès de l’invité d’honneur lui-même installé à la droite du roi.
A trente-sept ans, Giuliano della Rovere[viii] était sans doute le plus réussi des neveux de Sixte IV. Grand et bien bâti, il ressemblait davantage à un condottiere qu’à un homme d’Église avec sa mâchoire carnassière, ses yeux de chasseur aux orbites enfoncées qu’il plissait souvent pour aiguiser sa vision. La pourpre seyait à son teint brun, à ses cheveux noirs coupés court selon le dessin de la calotte écarlate qui les coiffait. Strictement rasé, le visage osseux était dur, mais savait sourire avec une nuance d’ironie qui n’était pas sans charme, et le profil impérieux semblait fait pour la frappe des médailles.
Légat du pape à Avignon, il était titulaire d’un grand nombre d’évêchés – dont ceux de Lausanne, de Messine et de Carpentras – et, le 3 juillet de cette année 1478, il avait reçu de surcroît celui de Mende, pour lequel il était venu chercher l’approbation de Louis XI. Approbation gracieusement accordée : ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient et le roi avait un faible pour cet homme élégant, aux façons rudes et que l’on disait violent, mais qui possédait une intelligence aiguë et savait manier l’astuce presque aussi bien que lui-même. Là s’arrêtait la ressemblance car, ami des lettres et des arts, le cardinal delia Rovere menait une existence fastueuse grâce à la fortune considérable que lui avait constituée son oncle. Une existence fort éloignée du train de gentilhomme campagnard qui était le plus habituel au roi de France.
Lorsque, présentée par celui-ci, Fiora plia le genou pour baiser son anneau pastoral – en l’occurrence un fabuleux saphir étoilé -, le légat laissa tomber sur elle un regard intéressé :
– Vous avez séjourné récemment à Rome, je crois, Madame ?
– En effet, Monseigneur.
– Il est regrettable que vous n’ayez pu en apprécier les beautés...
– Le loisir ne m’en a pas été offert, je n’ai fait qu’aller d’une prison à l’autre.
– Il y a prison et prison. Au surplus, lorsque vous avez choisi Florence, le Saint-Père l’a vivement regretté, car il était... il est toujours plein de bienveillance envers vous. Son amitié vous eût assuré des jours agréables.
– Veuillez le remercier de ces bons sentiments, mais il est d’un esprit trop brillant pour ne pas comprendre les miens. Ce sont ceux d’une Florentine, Monseigneur, et je ne peux que déplorer les drames dont ma patrie vient d’être le théâtre.
– Drames qui, malheureusement, s’aggravent. Pourquoi n’en parlerions-nous pas ensemble, un jour prochain ?
– Parler politique avec moi ? Mais, Monseigneur, je n’y entends rien.
– Ne vous mésestimez pas, Madame. Le Saint-Père fait grand cas de votre intelligence et votre amitié avec le roi de France ne peut que renforcer cette opinion. Nous pourrions, à nous deux, faire du bon travail...
Ayant dit, della Rovere s’éloigna, après avoir salué la jeune femme en inclinant la tête. Les trompettes d’argent sonnaient le souper et chacun alla prendre place à table. Le roi qui, après avoir présenté Fiora, s’était écarté pour parler à l’archevêque de Tours, revint pour conduire lui-même le cardinal-légat à son fauteuil.
Le souper fut excellent, mais long, et eût été ennuyeux sans l’amusante dispute qui opposa, comme d’habitude, le médecin du roi Goictier et le chef cuisinier Jean Pastourel. Debout derrière le siège royal, ils échangeaient regards furieux et propos aigres-doux à mi-voix sur le contenu de l’assiette de leur maître. Quand le médecin affirmait que les boudins blancs de chapon étaient juste bons à empoisonner le roi, le cuisinier ripostait que les drogues de son adversaire étaient autrement néfastes à sa santé, l’art de la cuisine consistant à préparer les meilleurs produits de façon à ce qu’ils ne causent aucune incommodité. De temps en temps, le ton s’élevait et Louis XI devait s’en mêler. Il finit par renvoyer Goictier à son propre souper, ajoutant qu’un repas pris en compagnie d’un prince de l’Eglise ne pouvait nuire à personne. Pas même à lui.
Coictier partit en grognant – c’était d’ailleurs un homme aussi peu sympathique que possible – et, de cet instant, Fiora s’ennuya. Le roi se consacrait à son hôte et l’autre voisin de la jeune femme, un gros homme rouge qui était le propre chapelain du prélat romain, après avoir tenté de caresser son genou sous la table, se résigna quand elle l’eut pincé énergiquement et s’intéressa dès lors aux mets qu’on lui servait. Au bout d’un quart d’heure, il était écarlate et à la fin du repas complètement ivre.
Après avoir raccompagné lui-même jusqu’à leurs équipages le cardinal et l’archevêque qui rentraient à Tours, Louis XI revint vers Fiora qui, entre la princesse Jeanne et Mme de Linières, avait assisté au départ des illustres visiteurs :
– Eh bien, Mesdames, que pensez-vous du neveu de Sa Sainteté ?
– Les cardinaux ne sont pas toujours prêtres, Sire mon père, fit Jeanne. Celui-là l’est-il ?
– Oui. Pourquoi cette question ? Vous avez des doutes ?
– Un peu, je l’avoue. Il parle beaucoup de politique, de chasse, d’objets rares et de lettres grecques... mais pas du tout de Dieu !
– Souhaitiez-vous donc qu’il me prêchât ? dit le roi avec un sourire goguenard qui fit remonter tous les traits de son visage. Ce n’était guère le moment.
– Non... mais je m’inquiète quand un homme d’Église parle de guerre, de soumission, de sièges et autres violences, sans jamais accorder une pensée à ceux qui souffrent ces tragédies : les petites gens, ceux des villes et des campagnes dont vous-même, qui cependant n’êtes pas prêtre, vous souciez toujours tant !
Louis XI redevint sérieux et, prenant la main fragile de sa fille, contempla un instant son beau regard doux et lumineux avec une expression étrange où entrait une admiration non exempte de remords :
– Vous avez une âme de lumière, Jeanne, qui devrait pouvoir ignorer les laideurs de la vie. Pour ma part j’ai, au jour du sacre, reçu le Saint-Chrême qui faisait de moi l’oint du Seigneur et j’ai guéri les écrouelles que j’ai touchées. Il me semble que cela vaut bien la tonsure. En outre, j’ai fait serment de protéger mes peuples, surtout les plus humbles, et de servir la France... la France à la grandeur de laquelle je vous ai sacrifiée ! Comme je lui sacrifie parfois quelques scrupules.
– Les filles des rois sont-elles vraiment faites pour le bonheur ? Vous m’avez mise à la place qui devait être la mienne.
– Sans doute, sans doute ! Quand votre époux vous a-t-il visitée pour la dernière fois ?
– La question est cruelle, Sire, coupa Mme de Linières. Monseigneur le duc d’Orléans ne vient jamais et...
– Il suffit ! Je lui parlerai.
Puis, changeant brusquement de ton et toute trace d’émotion évanouie :
– Quant au cardinal della Rovere, à sa famille et même au pape, si vous voulez apprendre à les mieux connaître, adressez-vous donc à Mme de Selongey ! Elle en sait bien plus que moi sur ce sujet. Le malheur est que vous risqueriez d’y laisser la foi !
– Non, Sire mon père ! Rien ni personne ne peut me faire perdre la foi !
– Et je m’en voudrais, Sire, coupa doucement Fiora, de prononcer une parole, si petite fût-elle, capable de troubler une âme aussi pure.
D’un geste rapide et inattendu, Louis XI pinça la joue de la jeune femme.
– J’en suis tout à fait persuadé ! Le bonsoir à vous, Mesdames ! je retourne à mes affaires. Ce soir, je dois écrire au doge de Venise !
Tandis que les trois femmes pliaient le genou pour le saluer, il s’éloigna de quelques pas, puis s’arrêta :
– Le sergent Mortimer va vous raccompagner à la Rabaudière, donna Fiora !
– Mais, Sire, je ne suis pas venue seule.
– Je sais, cependant, en cas de mauvaise rencontre votre petit valet ne serait pas d’une grande protection. D’ailleurs, Mortimer n’aime rien tant que vous escorter. Avec ma fille Jeanne, vous êtes la seule femme pour laquelle il ait quelque considération.
Il reprit son chemin vers l’escalier au bas duquel attendait une silhouette d’homme qui se découpait en noir sur la lumière jaune de l’intérieur. Fiora crut reconnaître le personnage qu’elle avait rencontré à Senlis dans la chambre même du roi. Lorsqu’elle se détourna pour poser une question à ses compagnes, celles-ci s’étaient écartées et se dirigeaient vers la chapelle. En revanche, à leur place, se trouvait Mortimer apparu comme par enchantement :
– A vos ordres, donna Fiora !
– Je suis désolée qu’on vous ait dérangé, cher Douglas, mais avant de partir, contentez donc ma curiosité : cet homme là-bas, au pied de l’escalier ? Il me semble que je l’ai déjà vu !
Sous le tabard de soie bleue fleurdelisé, l’Écossais haussa ses larges épaules :
– Oh, très certainement ! C’est le barbier du roi, ce mauvais drôle d’Olivier le Daim !
– On dirait que vous ne l’aimez pas beaucoup ? dit Fiora en riant. Mortimer ne sourit même pas :
– Personne ne l’aime ! C’est un fourbe en qui, malheureusement, le roi met trop de confiance ! Il s’en est repenti pourtant, quand il l’a envoyé ce printemps à Gand dans le rôle d’ambassadeur.
– D’ambassadeur ? Ce n’est pas vrai ?
– Si, hélas ! Notre sire, si sage et si prudent, a parfois d’étranges idées. Les gens de la ville ont en quelque sorte jeté le Daim à la porte. Croyez-moi, donna Fiora, méfiez-vous de lui ! Sa cupidité est insatiable en dépit de ce qu’il réussit à soutirer au roi.
– Pourquoi m’en méfierais-je ? Nous n’avons rien en commun et nos routes sont divergentes.
– Pauvre innocente ! Dites-vous que le Daim considère comme offense personnelle tout présent que notre Sire fait à quelqu’un d’autre que lui.
– Le roi est très bon, mais il ne me couvre pas de présents.
– Non ? Et la Rabaudière ? Je sais que, pendant votre longue absence, maître Olivier s’est efforcé de persuader le roi que vous ne reviendriez plus et qu’en conséquence il serait plus sage d’installer votre fils et sa maisonnée ici même.
– Au château ? Et pourquoi ?
– Pour vider les lieux, pardi ! Il y a longtemps que notre homme guigne la maison aux pervenches et, quand il a su que vous vouliez la rendre au roi, il a conçu de vastes espoirs. Malheureusement pour lui, on vous a retrouvée et ramenée. Il doit être fort déçu.
– Eh bien, dit Fiora dédaigneusement, il existe pour lui un moyen simple de surmonter sa déception.
– Lequel ?
– C’est de m’aider à retrouver mon époux. Ce jour-là, je quitterai sans regrets cette maison que j’aime pour le suivre sur ses terres... ou là où il jugera bon de nous emmener.
Mortimer se mit à rire et, soulevant son bonnet empanaché, se gratta la tête avec une grimace comique :
– Ouais ! Je ne suis pas certain qu’il ne préfère pas une méthode plus simple et plus... expéditive ! De toute façon, il y a beau temps que j’ai prévenu ceux de chez vous... et j’arriverai bien à en toucher un mot au roi.
– S’il a une telle confiance en cet homme, ce serait une erreur ! Ne dites rien, Mortimer ! Je me garderai. En attendant, merci de m’avoir prévenue !
Fiora et Mortimer récupérèrent Florent qui, après avoir soupé chez son ami le jardinier, dormait sur la table, puis ils prirent, à pied, le chemin du manoir en parlant de tout autre chose. La nuit était claire, douce, pleine d’étoiles et de toutes les odeurs de l’été. Il eût été dommage d’en troubler la beauté par l’évocation des turpitudes humaines. Les deux amis connaissaient, l’un comme l’autre, le prix de tels instants et avaient appris à les apprécier...
CHAPITRE V
LA FORÊT DE LOCHES
– Venise, Venise ! bougonna Léonarde en tirant vigoureusement sur le drap qu’elle était en train de plier avec Fiora. Pourquoi Venise ? Et pourquoi pas Constantinople, ou le royaume du Prêtre Jean... ou Dieu sait quoi ?
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