– Elle ne les gardera pas, murmura Agnelle. Avant ce soir, quelque miséreux venu implorer son secours les aura reçus. De toute façon, vous aurez fait œuvre pieuse.
Et, en effet, de l’intérieur, une voix cassée, tremblante, qui n’appartenait plus tout à fait à la terre, fit entendre un remerciement au nom du Très-Haut et une bénédiction.
– Comment une jeune fille peut-elle se condamner à pareil supplice ? fit Léonarde impressionnée. Pourquoi n’avoir pas choisi plutôt le couvent ?
– Peut-être parce qu’il fallait une grande expiation. On dit qu’Agnès, qui était fille noble, a aimé un garçon qui n’était pas de son rang et qu’elle en a eu un enfant. Son père aurait tué de ses mains et l’amant et l’enfant nouveau-né. A peine remise de ses couches, Agnès a obtenu de l’évêque de Paris la permission d’entrer en reclusoir. Il en existait plusieurs autour du cimetière. Je vous montrerai tout à l’heure, parmi les tombes, celle de sœur Alix la Bourgotte, morte en 1466, et sur laquelle notre sire le roi a fait élever une statue grandeur nature avec ces mots :
En ce lieu gist sœur Alix la Bourgotte A son vivant recluse très dévote Où a régné humblement et longtemps Et demeurée bien quarante-huit ans
Mais Fiora n’avait pas envie d’aller voir l’effigie de cette sainte femme. Les pénitences aussi démesurées lui inspiraient une sorte de répulsion et, si elle comprenait qu’une fille désespérée pût choisir l’asile d’un couvent, elle avait de la vie, ce don de Dieu, une idée trop haute pour admettre une forme de suicide qui, d’ailleurs, n’en était pas un puisque, soumises durant des années à l’humidité, au froid, au gel même ou à l’extrême chaleur, les pénitentes s’accrochaient à la vie durant d’interminables années. Mieux valait, cent fois, mourir foudroyée par le soleil sur les chemins arides de Compostelle ou périr noyée en voguant vers la Terre sainte !
Ses péchés d’amour, à elle, étaient bien plus graves que ceux de cette Agnès qui, en fait, expiait le crime d’un autre, mais l’idée de choisir ce tombeau entrouvert pour y croupir interminablement dans la fange et l’ordure lui faisait horreur. Léonarde s’en rendit compte et l’entraîna :
– Ce n’est pas un spectacle pour une future mère, lui chuchota-t-elle. Et Dieu n’en demande pas tant aux pauvres humains car alors son Paradis, au jugement dernier, demeurerait tristement vide !
Fiora lui sourit et, sous son manteau, glissa sur son ventre une main déjà protectrice. A mesure que les jours passaient, elle s’attachait davantage à ce petit être inconnu qui prenait vie dans ses entrailles, et elle en venait à penser que l’inévitable séparation ne serait peut-être pas une délivrance, mais un arrachement plus cruel qu’elle ne s’y attendait.
Cependant, tandis que les femmes parcouraient Paris,
Florent, suivant les ordres d’Agnolo, effectuait de nombreux voyages à Suresnes pour y mettre la maison en état d’offrir un hivernage à peu près confortable. Le village, dépendant de l’abbaye Saint-Leuffroy, elle-même vassale de la riche et puissante abbaye Saint-Germain-des-Prés, n’offrait pas de grandes ressources en dehors des vignes étalées sur les coteaux et des troupeaux de moutons qui, l’été, occupaient les pentes du mont Valérien. Grâce à ses soins et à la prévoyance attentive d’Agnelle, tout fut prêt en temps voulu et quand, le quatrième jour, Fiora et Léonarde firent à leurs amis des adieux aussi joyeux que bruyants, elles savaient pouvoir envisager l’avenir avec une certaine sérénité. En effet, quand l’enfant viendrait vivre chez les Nardi, jamais les bonnes gens de la rue des Lombards ne feraient un rapprochement entre la grande dame élégante venue passer quelques jours en octobre et la pauvre fille venue d’Italie cacher sa faute loin de son cadre habituel.
Les voisins en question auraient été fort surpris s’ils avaient pu assister, une grande heure plus tard, à la curieuse scène qui se déroula dans une hutte de bûcherons abandonnée de la forêt de Rouvray : la grande dame et sa suivante y changeaient leurs riches costumes de voyage pour des robes et des capes d’épais drap gris et noir et des coiffes de toile unie qu’elles rabattirent sur leurs visages, s’assurant ainsi un maintien modeste peu susceptible d’attirer l’attention des passants, à vrai dire assez rares. Après quoi, l’on reprit le chemin de Suresnes où l’on arriva à la fin du jour, en cette heure grise et indécise que l’on appelle « entre chien et loup », et alors que l’Angélus du soir était sonné depuis un bon moment au clocher de Saint-Leuffroy.
Situé entre les pentes du mont Valérien et la Seine dans laquelle son petit verger venait mourir, le clos d’Agnolo Nardi se composait dudit verger, d’une belle vigne qui remontait doucement le coteau, et d’un jardin entourant une maison basse construite en croisillons de bois et plâtre de Paris sur un soubassement de pierres qui renfermait le cellier et les caves. Un escalier extérieur menait à l’unique étage, encapuchonné d’un grand toit pointu. Deux ou trois petites dépendances, dont une écurie, formaient sur le derrière une cour irrégulière creusée d’une mare dans laquelle poules et canards s’ébattaient tout le jour. Un vieil homme noueux comme un cep de vigne et presque aussi causant, le père Anicet, assurait en principe la garde du domaine, protégé par son voisinage avec l’abbaye. Le père Anicet veillait à l’entretien de la vigne avec l’aide intermittente mais vigoureuse, surtout au moment des vendanges, de deux vieux garçons du village, les frères Gobert. Il habitait une maisonnette au bord de l’eau, ce qui lui permettait de s’adonner à ce qu’il aimait le plus au monde avec les vins du pays : la pêche. Enfin, il ne mettait jamais les pieds dans la maison principale où, en arrivant, Florent se hâta d’allumer les feux qu’il avait préparés.
Le logis se composait d’une grande cuisine qui servait de pièce à vivre, de quatre chambres et d’un réduit pour les commodités. Les meubles en étaient simples, mais solides et bien choisis comme les tentures qui réchauffaient les chambres où ne manquaient même pas les tapis. La main d’Agnelle se devinait dans l’abondance et la qualité du linge et des objets usuels. Rien de luxueux, bien sûr, mais tout ce qu’il fallait pour rendre confortable un séjour hivernal...
– A moins d’une très grosse crue, ajouta Florent qui faisait les honneurs, nous n’avons pas à craindre l’inondation. Il est déjà arrivé que l’eau vienne jusqu’à l’entrée de la cave, mais on peut toujours sortir par l’arrière puisque la maison est située sur une pente. Pensez-vous que vous serez bien ici, donna Fiora ?
Celle-ci le rassura d’un sourire.
– Très bien. J’en étais certaine, d’ailleurs, depuis le séjour de dame Léonarde. Regardez-la, Florent, elle est déjà chez elle.
La vie s’organisa très vite, rythmée par la cloche du couvent Saint-Leuffroy qui sonnait les offices. Les deux femmes vaquaient aux soins du ménage et de la cuisine, cousaient, brodaient ou filaient le soir sous le manteau de la cheminée qui les réunissait tous trois. Florent, lui, veillait aux gros travaux et au ravitaillement. Fiora se sentait nettement plus alerte que durant sa première grossesse et sortait volontiers dans l’enceinte du domaine. Elle ne tenait pas à se montrer au village, afin d’éviter de susciter la curiosité. Mais, profitant de l’été de la Saint-Martin, elle obtint de Florent qu’il l’emmène avec Léonarde jusqu’au sommet du mont Valérien admirer la vue sur Paris que la renommée disait si belle. Il lui semblait que la contemplation de la nature l’aidait dans sa gestation. En outre, le mont était devenu un but de pèlerinage depuis qu’y vivait un ermite nommé Antoine. Pour figurer le Calvaire, il avait élevé trois croix de bois devant lesquelles il priait matin et soir.
Afin de ne pas déranger le saint homme dans ses oraisons, Fiora et Léonarde gravirent la pente boisée en début d’après-midi. De fait, elles ne rencontrèrent personne et c’est tout juste si elles aperçurent la hutte de branchages qu’il s’était construite à la lisière du bois.
De là-haut, le panorama était admirable. Paris enfermé dans ses murailles et coupé par le long ruban gris de la Seine, Paris hérissé par les flèches dorées de ses églises ressemblait à une grande coupe d’argent sertie dans l’or et dans le cuivre, car d’immenses forêts roussies par l’automne s’étendaient tout autour. Dans ces forêts, la main de l’homme avait taillé des clairières où poussaient des villages : Saint-Denis, Courbevoie et Colombes en bordure des prairies de Longchamp ; vers Saint-Germain, il y avait Vaucresson, Montesson et, dans la forêt de Montmorency, d’autres hameaux, Montmagny, Montlignon, Andilly ; et puis, vers la Marne, Montreuil, Chennevières, Vincennes, cependant qu’au sud apparaissaient les clochers d’Arcueil, de Sceaux, de Fresnes et de Villeneuve-le-Roi. Florent, qui connaissait bien l’endroit, prenait plaisir à renseigner Fiora, et celle-ci admirait le spectacle sans réserve. Au milieu de cette mer d’arbres, rougis, brunis, dorés, la ville capitale semblait, sous le soleil tardif, vibrer d’une vie bien à elle. Un brouillard nacré s’en dégageait, avant de se dissoudre dans le bleu léger du ciel. Et Fiora qui, si souvent, de sa villa de Fiesole, avait contemplé Florence en pensant qu’aucune cité au monde ne pouvait l’égaler en beauté, Fiora qui avait contemplé Rome brasillant des feux pourpres d’un couchant glorieux, demeurait admirative et muette en face de cette grande ville sereine et majestueuse que, cependant, son roi n’aimait pas.
– Pourquoi ? murmura-t-elle pensant tout haut sans même s’en rendre compte, pourquoi le roi Louis vient-il si rarement ici ? Paris est pourtant digne de lui...
– Oui, mais Paris a été anglais trop longtemps et le roi n’arrive pas à l’oublier, fit Léonarde. Les souvenirs en demeurent proches et il faudra peut-être un autre règne, une autre génération pour que Paris rentre enfin en grâce. Le roi en prend soin : ce n’est déjà pas si mal... Et, dans un sens, c’est une bonne chose pour nous. Nous ne risquons guère de le rencontrer.
Avec le temps de Noël, le froid s’installa et aussi la neige. Les nuits furent troublées par les hurlements des loups. Florent et le père Anicet veillaient aux clôtures avec plus de diligence que jamais. On disait aussi que, dans la forêt de Rouvray voisine, des brigands tenaient leurs quartiers, mais aucun n’osa s’approcher de la puissante abbaye et des quelques maisons abritées sous son aile de pierre.
Fiora se portait toujours aussi bien, mais l’ennui commençait à la gagner. Les nouvelles de Touraine étaient rares. Léonarde avait écrit à Etienne pour lui dire que Fiora avait contracté une maladie qui l’éprouvait beaucoup et lui interdisait d’entreprendre, surtout en hiver, le voyage vers la Loire. Elle ne reviendrait qu’au printemps, si tout allait bien... En retour, apportées une fois par Agnelle, une autre fois par Agnolo, on reçut quelques lignes brèves et maladroites. Le brave Etienne savait lire, mais l’écriture n’était pas son fort. Quant à Khatoun, à qui Fiora avait envoyé une petite lettre, elle ne répondit pas, ce qui ne laissa pas d’inquiéter la jeune femme car Khatoun savait parfaitement lire et écrire. Florent, pour sa part, pensa que la jeune Tartare boudait, mais se garda bien de le dire, se contentant de faire remarquer qu’en général une absence de nouvelles signifiait que tout allait bien. Et puisque Etienne disait que le petit Philippe poussait comme un champignon, il n’y avait aucun souci à se faire.
– J’ai quand même bien envie de vous envoyer là-bas, lui dit un jour Fiora. Ce silence n’est pas normal. Me sachant malade, peut-être pourrait-on au moins demander des nouvelles ?
– Qui donc ? Aucun des habitants de la Rabaudière ne peut se lancer sur les grands chemins par ces temps de froidure. Et messire Philippe le petit a besoin de tout son monde...
C’était l’évidence même. Néanmoins, Fiora ne pouvait s’empêcher de penser que Douglas Mortimer qui, en bon Écossais, ne craignait ni tempête ni froidure, aurait pu faire le voyage de Paris... Et elle souffrait de cette indifférence. C’était comme si, en quittant sa maison de Loire, elle avait effacé du paysage jusqu’à son souvenir. Et elle avait tellement hâte de repartir, à présent, qu’il lui semblait que le bébé attendu ne viendrait jamais...
Passé le temps des étrennes et celui de l’Epiphanie, les jours parurent se traîner plus misérablement encore. Léonarde souffrit de rhumatismes et la moitié des choux que l’on avait en réserve se transformèrent en cataplasmes. Le froid heureusement ne fut pas trop rigoureux, mais quand la neige fondit, la Seine commença à grossir. De la fenêtre de leur salle, les deux femmes la regardèrent monter lentement à l’assaut du verger, puis du jardin, et finalement de l’escalier. Une marche, une autre marche... La cave se remplit d’eau, ce qui ne risquait pas de porter tort aux futailles, mais aux autres provisions, et Florent employa une nuit entière à déménager le saloir, les jambons, puis les pommes et les poires mises au fruitier, pour leur éviter un naufrage total. Il en était même à envisager d’emporter les meubles dans les vignes et de conduire les deux femmes chez l’ermite du mont Valérien quand, brusquement, en quelques heures et comme un baquet dont on a enlevé la bonde se vide d’un seul coup, le flot boueux se retira. Le verger cessa d’être une plantation de plumes d’oie dans de l’encre grise pour retrouver ses assises. Des assises boueuses, spongieuses, mais qui, tout de même, ressemblaient à de la terre ferme.
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