On eut d’autres alertes, lorsque à la fin de l’hiver des rafales de pluie secouèrent les arbres et en arrachèrent des brindilles. Florent vivait assis sur la berge, l’œil rivé au niveau du fleuve. Quant à Fiora, qui atteignait un maximum de circonférence, elle en venait à nier tout danger en vertu de cet adage antique qui veut que ce que l’on nie n’existe pas. Mais il était impossible de nier les douleurs de la pauvre Léonarde et, alors qu’elle était censée s’occuper de la future mère, ce fut celle-ci qui passa de longues heures à soigner ses jointures douloureuses. Elle finit même par oublier son état : elle et ses deux compagnons se trouvaient enfermés au cœur d’une bulle de chaleur et de sécheresse qui voguait sur un flot instable dont on ne pouvait savoir s’il n’allait pas, tout à coup, les engloutir à jamais.
Et puis, d’un seul coup, tout rentra dans l’ordre. Aux derniers jours de mars, le printemps fut exact au rendez-vous. Des pousses, vite changées en boutons, surgirent sur les arbres fruitiers, et la boue laissa percer de minces lames vertes qui annonçaient l’herbe. Fiora pensa alors que l’enfant n’allait plus tarder. En effet, dans la nuit du 4 au 5 avril, elle ressentit des douleurs, peu violentes, mais assez rapprochées pour lui faire appeler Léonarde qui, de son côté, réveilla Florent, chargé de rallumer le feu dans la cuisine et de mettre de l’eau à bouillir tandis qu’elle-même préparait tout ce qui était nécessaire. Depuis longtemps déjà, une grande corbeille avait été accommodée pour servir de berceau.
Tout alla infiniment plus vite que l’on ne s’y attendait et c’est tout juste si la grande marmite eut le temps de chauffer : une demi-heure après avoir poussé son premier gémissement, Fiora stupéfaite donnait le jour à une petite fille. Elle ne ressentait aucune fatigue et, pour un peu, elle aurait quitté son lit pour aider Léonarde à s’occuper du bébé.
– J’ai tant souffert pour mon petit Philippe ! Est-il vraiment possible de mettre un enfant au monde en si peu de temps ?
– La preuve ! fit Léonarde en riant. La venue d’un premier enfant est toujours assez longue, mais notre petite demoiselle avait, semble-t-il, grande hâte de voir le jour. Oh, mon agneau, elle vous ressemble tellement !
Et Léonarde qui venait de finir d’emmailloter la petite fille se mit à pleurer en la berçant dans ses bras. Florent, arrivant avec des bûches pour le feu, en laissa choir son bois.
– Pourquoi pleurez-vous ainsi, dame Léonarde ? L’enfant n’est pas...
– Non, non, elle va très bien, mais elle vient de réveiller tant de souvenirs ! Vous n’étiez pas beaucoup plus vieille, Fiora, quand on vous a mise dans mes bras pour la première fois, et il me semble que tout recommence !
– Grâce à Dieu, les circonstances ne sont pas les mêmes, dit Fiora doucement.
– Elles sont moins tragiques, sans doute, mais presque aussi tristes. Cette petite fille ne vous donnera pas davantage le nom de mère que vous ne l’avez donné à la vôtre.
A leur tour, les yeux de Fiora s’emplirent de larmes. Elle réalisa que, jusqu’à l’instant de son premier cri, l’enfant qu’elle portait lui était apparu comme une gêne, une punition et même un danger, puisqu’il risquait d’élever une infranchissable barrière entre elle et l’homme qu’elle aimait. Elle ne l’avait pas attendu avec la même joie, le même orgueil que son petit Philippe. Mais à présent, ce n’était plus une abstraction : c’était un petit être vivant, la chair de sa chair, le sang de son sang et quand Léonarde, doucement, vint le déposer au creux de son bras, ce fut avec une vraie tendresse, un véritable amour qu’elle posa ses lèvres tremblantes sur la minuscule tête ronde où de légers cheveux bruns formaient comme une petite crête...
– Oh Léonarde, balbutia-t-elle, qu’allons-nous devenir ? Comment ai-je pu penser un seul instant à m’en séparer ? Je l’aime déjà...
– Moi aussi, et je vous demande pardon d’avoir, à cette heure qui devrait être heureuse, donné libre cours aux sentiments que je me suis efforcée de vous dissimuler durant tout ce temps. Et pourtant, je ne savais pas que ce serait une fille. Mais là... tout a débordé d’un seul coup.
– Vous pensiez à ma mère. Et moi, à présent, j’y pense aussi. Comme elle a dû souffrir en sachant qu’elle allait quitter ce monde en m’y laissant !
– Ce ne sera pas la même chose pour vous. Cette enfant vous connaîtra et, même si elle ne sait pas que vous êtes sa mère, je suis sûre qu’elle vous aimera... Au fait, comment allez-vous l’appeler ? Il lui faut un nom florentin puisqu’elle est, en principe, la petite nièce de ce bon Agnolo.
– Cela coule de source : Lorenza... Lorenza-Maria en mémoire de ma mère.
En dépit des objurgations de Léonarde, Fiora refusa d’être séparée de sa fille. Jusqu’au lever du jour, elle la garda contre elle, lui murmurant des mots tendres, caressant tout doucement les mains minuscules et les petites joues rondes qui avaient la douceur et la couleur d’une pêche de vigne. Son cœur, pris par surprise, débordait d’amour et de chagrin. Et quand, au matin, Léonarde vint la lui enlever pour lui donner des soins et la nourrir d’un peu d’eau sucrée au miel, Fiora eut l’impression de perdre une partie d’elle-même.
– Vous me la rendrez tout de suite après, n’est-ce pas ?
– Non, Fiora. Vous avez besoin, vous aussi, de soins, sans parler du repos que vous vous êtes refusé. Lorenza va dormir un peu dans sa corbeille... mais je la mettrai tout près de votre lit, je vous le promets.
– Vous n’allez pas... faire prévenir tout de suite Agnolo et Agnelle, n’est-ce pas ? Vous allez me la laisser un peu ?
Il y avait tant d’angoisse dans sa voix que la vieille demoiselle sentit son cœur se serrer. Elle avait craint, depuis le premier jour, cette flambée d’amour maternel. Voir, à présent, ce visage douloureux où les larmes versées dans la nuit avaient laissé leur trace la bouleversait.
– Ce n’est pas raisonnable. Plus vous attendrez, plus la séparation sera cruelle. D’autre part, Agnelle a dû arrêter déjà une nourrice.
– Pourquoi ne nourrirais-je pas ma fille pendant quelque temps ? Après tout, rien ne nous presse ? Nous sommes bien ici...
– Oubliez-vous votre fils ? Voilà six mois que vous l’avez quitté et on ne peut pas dire que vous ayez beaucoup vécu avec lui. Est-ce qu’il ne vous manque pas ?
– Si, bien sûr... mais il me semble que, ce petit ange, je l’aime plus encore. Lui, il a tout...
– Sauf un père ! fit Léonarde gravement. Lorenza aura père et mère, sans compter vous-même qui ne la perdrez pas de vue. Enfin, n’oubliez pas qu’elle est de race illustre. C’est une vraie Florentine, elle...
– Certes, elle l’est plus que moi. Mais je vous l’avoue, je n’ai guère pensé à son père tandis que je l’attendais... et même maintenant. C’est la preuve que je n’ai pas aimé vraiment Lorenzo. Et elle a peu de chance de le connaître jamais...
– Vous n’en savez rien. Quelle chance aviez-vous vous-même de connaître Florence au jour terrible de votre naissance ? Laissez-moi envoyer le père Anicet à Paris avec une mule et un billet. Florent est trop connu dans le quartier. Mieux vaut qu’on ne l’y voie pas ces jours-ci.
Fiora pleura beaucoup, supplia même quand Léonarde, impitoyable en apparence mais déchirée dans le fond de son cœur, lui banda les seins bien serré pour empêcher la montée de lait, en alléguant d’ailleurs que c’était à peine utile car, à la naissance de Philippe, Fiora s’était montrée peu prodigue du précieux liquide maternel. Et, comme celle-ci passait des larmes et des supplications à la colère, elle se fit sévère.
– Cessez de vous comporter comme une enfant ! Il faut une bonne nourrice à cette petite et nous n’allons pas nous amuser à la changer de sein toutes les deux minutes. Pensez un peu à elle !
Il fallut se résigner. D’ailleurs, le lendemain matin, les Nardi, tout frémissants d’une joie qu’ils n’osèrent pas montrer devant le visage tragique de la jeune mère, accouraient à Suresnes avec chevaux et confortable litière pour que le bébé fît le court voyage dans les meilleures conditions. La nourrice, choisie avec soin, attendait déjà rue des Lombards. Comme les Rois mages de l’Écriture sainte, ils apportaient des présents – inutiles et charmants comme des dentelles et des onguents de beauté pour Fiora – qui traduisaient bien leur affection.
Lorsque Fiora, pleurant comme une fontaine, remit elle-même sa fille dans les bras d’Agnelle, celle-ci l’embrassa chaleureusement.
– Je sais ce qu’il vous en coûte, mon amie, mais soyez certaine que notre petite Lorenza recevra tout ce qu’un enfant peut souhaiter et que nous l’aimerons de tout notre cœur, Agnolo et moi. D’ailleurs, si vous ne pouvez venir la voir d’ici quelque temps, je vous promets que cet été nous vous l’amènerons...
– Je ne sais pas si ce serait très sage, soupira Léonarde. Il semble évident, dès à présent, que Lorenza-Maria va ressembler beaucoup à sa mère...
– Ce qui est heureux pour elle, fit Agnolo, car je la plaindrais de ressembler à son illustre père qui est fort laid ! Mais laissons faire la nature, nous verrons bien !
– Lorenza-Maria ! soupira Agnelle en berçant, les yeux pleins d’étoiles, le petit paquet blanc que Fiora regardait avec désespoir. C’est bien joli ! Et c’est donc sous ce nom qu’elle sera baptisée dès ce soir, en l’église Saint-Merri...
– Dès ce soir ? s’étonna Léonarde. Et quels noms allez-vous indiquer pour les père et mère ?
– Il n’existe pas cinquante solutions, fit Agnolo. Nous ne pouvons la déclarer que de père et mère inconnus, Agnelle et moi signant uniquement à titre de marraine et de parrain. Naturellement, deux de nos voisins nous accompagneront en guise de témoins.
– Ainsi, elle n’aura pas de nom réel ? murmura Fiora. Elle qui pourrait s’appeler Médicis ou au moins Beltrami.
– Me connaissez-vous si mal ? fit Agnolo. Le prêtre recevra de l’or, et je m’arrangerai pour qu’il me croie le père...
– Eh bien, s’insurgea Agnelle, comme c’est aimable pour moi ! D’autant qu’elle est, en principe, la fille de ta nièce ?
– Sois sans crainte, reprit le négociant en riant. Du moment qu’on les paie, les desservants de paroisse ne se montrent pas trop difficiles et cela permettra à ce petit ange d’avoir un nom : elle sera Lorenza-Maria dei Nardi. N’est-ce pas le principal ?
– Bien sûr que si ! C’est toujours toi qui as les meilleures idées...
Quand ils eurent quitté le clos, la maison parut vide. C’était comme s’ils avaient emporté avec eux toute sa lumière et toute sa chaleur. Adossée à ses oreillers que ses cheveux marquaient d’une épaisse tresse noire, Fiora, les yeux baissés, se taisait. Elle regardait ses bras étendus devant elle, ses mains abandonnées paumes en l’air sur le drap de fine toile. Eux aussi étaient vides et, tout à coup, cela lui fut insupportable. Relevant les paupières, elle regarda tour à tour Léonarde, qui s’était laissée tomber sur un banc et pleurait, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, puis Florent adossé au manteau de la cheminée où il regardait sans le voir le feu qui s’éteignait. Tous deux, frappés d’une immobilité qui semblait ne devoir jamais finir, n’osaient pas se tourner vers le lit... C’était comme si leur vie, à eux aussi, s’était arrêtée avec le départ de cette litière dont on entendait encore le léger grincement des essieux s’éloignant vers le vieux pont romain.
Une soudaine bouffée de colère tira la jeune femme de son amère songerie. Elle n’allait pas rester là, immobile, à attendre stupidement que son cœur cessât de lui faire mal. Sa voix sonna, haute, claire, impérieuse, et fit tressaillir les deux autres.
– Donnez-moi une robe de chambre, ma chère Léonarde ! Je veux me lever.
Tout de suite la vieille demoiselle fut près d’elle, mi-inquiète mi-fâchée :
– Vous n’y songez pas ! Il y a seulement deux jours que vous êtes accouchée...
– Et alors ? Péronnelle m’a parlé, un jour, d’une paysanne de ses amies qui avait ressenti les grandes douleurs alors qu’elle était en train de cueillir des cerises. Elle a fait son enfant et, deux jours après, elle allait vendre ses cerises au marché de Notre-Dame-la-Riche. Je ne crois pas être moins solide qu’elle.
– Encore un peu de patience ! Rien que deux ou trois jours ?
– Pas même un seul ! Comprenez donc que je ne peux plus supporter cette maison à présent... qu’elle est partie. Demain matin, nous reprendrons le chemin de chez nous. La seule chose que je vous demande, à tous deux, c’est que la maison soit rangée et que tout soit prêt à l’aube pour notre départ.
– Ce ne sera pas bien long, fit Léonarde tristement. Bien peu de choses nous appartiennent ici...
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