– Qui vous dit que j’aie besoin d’un banquier « intéressant » ? Le mandataire des Médicis est le seul qui me convienne.
Ainsi remisé, Cornélis s’inclina et conduisit lui-même sa peu facile cliente à sa chambre. Un moment plus tard, Fiora, débarrassée de la poussière de la route et sévèrement vêtue de drap gris et de renard roux, se faisait annoncer chez le banquier en tant que Fiora Beltrami.
A l’empressement avec lequel on la reçut, elle pensa d’abord que le nom de son père défunt représentait encore quelque chose, mais elle ne tarda pas à comprendre son erreur, et aussi que les potins florentins se répandaient à travers l’Europe avec une grande rapidité. De toute évidence, l’accueil de Tommaso Portinari s’adressait davantage à la dernière favorite de Lorenzo de Médicis qu’à la fille de feu Francesco Beltrami.
Dans la grande pièce austère, habillée tout de même d’une tapisserie mais dont le meuble principal était un énorme coffre bardé de fer, Fiora vit s’incliner devant elle un gros homme aux cheveux rares et au teint brun, pourvu d’un double menton et dont le ventre emplissait une belle robe de fin drap ponceau garni de fourrure.
– Pourquoi ne m’avoir pas annoncé votre venue, donna Fiora ? reprocha-t-il en avançant un siège adouci de carreaux de velours bleu. J’aurais eu le temps de mettre ma modeste maison en état de recevoir l’Étoile de Florence...
– Les nouvelles ne vous parviennent pas vite, fit Fiora avec un demi-sourire. Il y aura bientôt un an que j’ai quitté notre chère cité pour aller régler en France certaines affaires.
– C’était, je l’espère, avec l’accord du magnifique seigneur Lorenzo ?
– Son plein accord, soyez sans crainte ! Ces mêmes affaires d’ailleurs m’ont conduite ici un peu impromptu, mais, ne comptant pas séjourner longtemps, je viens vous voir dès mon arrivée. Non pour vous demander l’hospitalité, rassurez-vous, je me suis logée à la Ronce Couronnée. Cependant, vous pouvez tout de même me venir en aide.
– Ah ! fit-il avec un coup d’œil vers le coffre qui en disait plus qu’un long discours ? C’est que... je ne suis guère en fonds aujourd’hui. Je suppose, ajouta-t-il avec un visible embarras, que Monseigneur Lorenzo est mal disposé envers moi car, en dépit de ses ordres, ma banque a versé de l’or au défunt duc Charles de Bourgogne. Mais il devrait comprendre qu’habitant Bruges, je ne pouvais me dispenser de contribuer à l’effort de guerre que l’on a exigé d’elle.
– Et qu’elle a fermement refusé, ainsi que les autres cités flamandes ! Il se trouve que j’ai approché le duc Charles dans les derniers mois de son existence...
Portinari devint très rouge, son visage prit une curieuse couleur de vieille brique :
– Moi, il m’était impossible de refuser, car le duc m’honorait d’une toute particulière amitié. D’autre part, je crois savoir que votre père lui-même a versé une forte somme... On a parlé de cent mille florins d’or...
– Ma dot ! coupa Fiora sèchement, offerte par mon époux le comte de Selongey à son suzerain. De toute façon, et si dépourvu que vous soyez, messer Portinari, je suppose que vous pouvez tout de même honorer cette lettre de change, ajouta-t-elle en tirant de son escarcelle un papier soigneusement plié.
Après la naissance de Lorenza-Maria, elle s’en était fait établir deux par Agnolo Nardi, pensant qu’elle pourrait en avoir besoin car il n’était pas prudent de courir les routes avec beaucoup d’or.
Le banquier prit la lettre et la parcourut rapidement, après quoi son visage s’éclaira :
– Cent ducats ? Bien sûr ! Nos coffres contiennent toujours au moins cette somme.
– C’est donc parfait, mais ce n’est pas tout. Il me faut une robe !
– Une robe ? fit l’autre sans cacher sa stupéfaction. C’est que je ne suis pas tailleur...
– Sans doute, mais vous connaissez bien cette ville et vous pourrez convaincre n’importe quelle faiseuse de travailler pour moi cette nuit. Quant au tissu, je suis persuadé qu’en bon Florentin vous devez en posséder un certain choix...
C’était presque une tradition, en effet, chez les riches Florentins, de collectionner, à côté des objets précieux de toutes sortes, des étoffes rares que l’on gardait dans des coffres de santal ou de cèdre pour les exposer aux fenêtres les jours de grandes fêtes ou y tailler, à l’occasion, un vêtement de cérémonie.
– Certes, certes... mais pourquoi cette nuit ?
– Parce que je ne désire pas m’attarder et que j’entends obtenir dès demain une audience de la duchesse Marie...
– La duchesse ? fit le banquier avec un petit sourire vaguement méprisant. Je ne vois quel genre de faveur vous pourriez en obtenir. Sa puissance est autant dire nulle ici où le Conseil de ville ne songe qu’à retrouver son indépendance, comme Gand, Ypres et... les autres cités flamandes. Madame Marie et son époux aiment à résider dans cette ville et à y donner des fêtes. Ils sont aimables et entretiennent une atmosphère élégante et joyeuse, aussi aime-t-on assez les voir ici. Cependant, nombreux sont ceux qui n’oublient pas la brutale férule du Téméraire ni même la rudesse avec laquelle son père, le duc Philippe, a réprimé les dernières révoltes. A présent, c’est la ville qui détient le pouvoir.
Décidément, Portinari n’aimait pas la duchesse beaucoup plus que Fiora elle-même. Surtout, la curiosité le dévorait, et c’était pour inciter la visiteuse aux confidences qu’il venait de se livrer à ce long discours. En pure perte :
– Je dois la voir pour une affaire d’ordre privé qui n’intéresse pas le pouvoir, mais que j’estime urgente. Or, je ne saurais me présenter à la Cour vêtue comme je suis...
– Il vous serait, en effet, impossible d’obtenir une audience. Eh bien, si vous voulez m’accompagner, je crois que nous allons pouvoir vous donner satisfaction, mais...
– Y a-t-il encore un « mais » ?
– Bien modeste, croyez-le ! Consentiriez-vous à plaider ma cause auprès de Monseigneur Lorenzo ? Il semble qu’il m’en veuille terriblement de ma conduite durant les dernières guerres. Et puis... il y a toujours cette malheureuse affaire du Jugement dernier pour laquelle, bien qu’innocent, j’ai encouru sa colère.
– Le Jugement dernier ? Qu’est-ce que cela ?
– Un triptyque du grand peintre flamand Hugo Van der Goes que mon prédécesseur ici, Angelo Tani, avait acheté pour en faire don à l’église San Lorenzo de Florence. C’était il y a six ans, et j’ai été chargé de faire emballer et d’expédier le tableau... qui n’est jamais arrivé.
– Que s’est-il passé ?
– Le navire a été attaqué, peu après son départ de l’Écluse, par deux corsaires de la Hanse, et le Jugement dernier orne à présent l’église Notre-Dame de Dantzig. J’en ai été tenu pour responsable et même...
– On a... suggéré que l’attaque était prévue et que vous aviez vous-même vendu le triptyque ?
– Vous avez tout compris. Comment faire face à pareille accusation ? C’est pourquoi j’ai grand besoin qu’une voix s’élève en ma faveur, sinon je crains qu’il me soit impossible de retourner jamais à Florence. Et cette pensée m’est cruelle.
– Je vous comprends mieux que vous ne l’imaginez. Évidemment, je ne peux rien pour cette affaire de tableau volé, mais je peux faire savoir à Monseigneur Lorenzo que vous m’avez apporté une aide... précieuse. Ce ne sera d’ailleurs que vérité.
– Je n’en demande pas plus. Vous aurez votre robe... et j’espère même que vous me permettrez de vous l’offrir ?
Fiora fronça les sourcils. La phrase était plus que maladroite car, n’ayant aucun moyen de savoir si Portinari était un homme honnête et trop dévoué au Téméraire ou un simple coquin qui, croyant au triomphe du Grand Duc d’Occident, avait joué le mauvais camp contre la politique choisie par son pays, elle n’entendait pas recevoir de lui le moindre cadeau. Elle écrirait à Lorenzo, mais auparavant elle interrogerait Agnolo Nardi.
– Certainement pas ! fit-elle sèchement. Si vous voulez que je vous apporte une aide appréciable, il ne faut surtout pas que je sois votre obligée. A ce point, tout au moins.
– Ce sera comme il vous plaira.
Le lendemain matin, deux jeunes femmes envoyées par la meilleure couturière de Bruges apportaient à la Ronce Couronnée ce dont Fiora avait besoin pour figurer dignement devant la duchesse Marie, pendant que Florent courait la ville pour se procurer à lui-même un costume convenable. Vers la fin de la matinée, Fiora, vêtue de velours prune moucheté d’argent et de satin blanc, coiffée d’un hennin de satin blanc ennuagé de mousseline empesée, se dirigeait à cheval, suivie de son jeune compagnon, vers le palais de celle qu’elle jugeait sa rivale. Elle se sentait résolue et sûre d’elle. L’image renvoyée tout à l’heure par le miroir et l’admiration ingénue visible dans les yeux des deux jeunes femmes pendant qu’elles l’aidaient à s’habiller étaient plus que rassurantes. Fiora pouvait soutenir la comparaison avec n’importe quelle autre femme, fût-elle couronnée, et si d’aventure Philippe croisait sa route, elle serait en possession de toutes ses armes. Ce qui était le plus important...
Chemin faisant, elle s’accorda le loisir d’admirer Bruges. La ville était bien construite, avec de belles rues pavées et de nombreux jardins donnant presque tous sur un canal et, par quelques marches de pierre, descendant jusque dans l’eau où se miraient le feuillage argenté d’un saule, le tronc mince d’un bouleau ou d’épais massifs à la verdure encore trop tendre pour les identifier. Surgissant de ponts si bas qu’il semblait impossible de les passer autrement qu’à la nage, de grosses barges fendaient l’eau noire et le verdâtre bouillonnement des mousses. Ces canaux dont le lacis semblait inextricable fascinaient la Florentine. Ils posaient des reflets de moire sur les façades déjà grises d’un palais ou sur les murs nacrés d’un couvent neuf. Celui-là clapotait au pied d’un petit mur où dormait un chat, cet autre laissait divaguer une barque mal attachée, celui-ci reposait dans un fouillis de roseaux où pêchait un poisson-chat. Tout ici parlait de paix et de douceur de vivre et cependant Bruges, bâtie pour le simple bonheur, était une cité turbulente qui, dans ses jours d’agitation, en eût remontré à Florence elle-même...
Le Prinzenhof – la Cour du Prince – formait un large quadrilatère où s’inscrivaient le palais, la chapelle surmontée d’un haut clocher, les jardins et, bien entendu les dépendances. Passée la discrète entrée surmontée d’une statue de la Vierge entourée d’anges, la cour d’honneur s’ouvrait, entourée de galeries et précédant immédiatement le logis princier construit en briques rouges avec chaînages de pierres blanches, comme l’était le manoir de la Rabaudière.
Cette ressemblance encouragea Fiora. Franchi l’arrêt obligatoire du corps de garde où un sergent, impressionné par l’allure de la visiteuse, traversa la cour à toutes jambes pour avertir un chambellan, elle attendit patiemment en observant ce qui se passait dans la cour. En effet, des équipages s’y rassemblaient. Des palefreniers amenaient des chevaux richement harnachés, des seigneurs et quelques dames, en costumes de chasse, surgissaient d’un peu partout, cependant que des fauconniers apportaient, sur leurs poings gantés de gros cuir, faucons, vautours et éperviers encapuchonnés de velours brodé d’or ou d’argent. On se hélait joyeusement, on se saluait, on riait, on bavardait et le vaste espace s’emplissait de bruit et de gaieté.
– Nous arrivons mal, souffla Florent. Le prince doit se préparer à partir pour la chasse.
– Sans doute, mais ce n’est pas le prince que je veux rencontrer, c’est la princesse.
– Peut-être chasse-t-elle aussi ?
– C’est bien possible.
Le sergent revenait, escorté d’un chambellan très agité. Essoufflé aussi, et qui prit tout juste le temps de saluer la visiteuse :
– Cet homme a-t-il bien compris ? Vous seriez Madame la comtesse de Selongey ?
– Oui. Est-ce tellement extraordinaire ?
– Eh bien, c’est surtout inattendu. Madame la duchesse est sur le point de partir pour la chasse et...
– Et ne peut me recevoir. Dites-lui s’il vous plaît mes excuses et mes regrets, mais je ne pense pas la retarder longtemps. Une courte entrevue est tout ce que je souhaite.
– Ne pourriez-vous... remettre à plus tard ?
– Je regrette d’insister, mais je ne suis à Bruges que pour quelques heures et je viens de loin...
Le chambellan semblait très malheureux. Il eût peut-être atermoyé un moment encore si une dame d’un certain âge, magnifiquement vêtue, n’était apparue à son tour, relevant à deux mains, pour aller plus vite, ses jupes d’épais taffetas vert sombre à ramages gris et or. Son arrivée parut soulager grandement le chambellan :
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