– Ah ! Madame d’Hallwyn ! Est-ce Sa Seigneurie qui vous envoie ?

– Naturellement ! Il lui est apparu qu’il était indécent de faire attendre comme une marchande de modes une dame de cette qualité... s’il n’y a pas d’erreur !

– Qu’en pensez-vous ? dit Fiora avec une hauteur qui amena un léger sourire sur les lèvres de la dame d’honneur. Son regard bleu avait déjà jaugé la beauté, l’élégance de la nouvelle venue, et sa tournure pleine d’une fierté qui annonçait son noble lignage.

– Qu’aucun doute n’est possible. Seule une femme aussi belle que vous pouvait convaincre messire Philippe de se marier. Voulez-vous me suivre ? Madame la duchesse vous attend.

Derrière son guide, Fiora perdit le sens de la direction. On monta des escaliers, on suivit des galeries et de vastes salles tendues des plus belles tapisseries parfilées d’or qu’elle eût jamais vues. On descendit dans un jardin où un cyprès dominait une grande quantité de rosiers. On aperçut de grandes volières et, finalement, on aboutit à une construction isolée par un mur et dont les vastes toits et les tourelles étaient revêtus de tuiles vertes. Au-dessus flottaient des bannières vivement colorées. Jardins, cours et bâtiments bruissaient d’une grande quantité de serviteurs.

– Ce palais est immense ! remarqua Fiora. Bien plus vaste qu’il n’y paraît de prime abord !

– C’est à cause de la porte, qui est de peu d’aspect, mais le défunt duc Philippe estimait que, comme l’entrée du Paradis, celle de son palais devait être étroite pour plus de sécurité. Nous voici arrivées : ceci est l’Hôtel vert, ainsi nommé à cause de la couleur de ses toits. Madame Marie trouve le palais trop vaste et apprécie une demeure un peu plus intime...

Intime peut-être, mais tout aussi fastueuse que le reste. Si les guerres du Téméraire avaient ruiné sa famille et la Bourgogne, il n’y paraissait guère dans cette demeure où tout était d’un luxe extrême. Mme d’Hallwyn jouissait visiblement de la surprise de sa compagne :

– Encore n’aurez-vous pas l’occasion d’admirer les « baignoireries ». Elles sont uniques et l’on y trouve, outre des salles de bain, des étuves à vapeur chaude et des pièces de repos qui sont les plus agréables du monde. Mais nous arrivons.

Un instant plus tard, dans une galerie largement éclairée par de hautes fenêtres ogivales à vitraux de couleurs vives, Fiora saluait profondément une jeune femme assez grande et qui devait avoir à peu près son âge. Elle dut reconnaître, même si cela ne lui causait aucun plaisir, qu’elle était charmante : mince et gracieuse, Marie de Bourgogne possédait une peau d’une éclatante blancheur, un petit nez, de beaux yeux vivants d’un brun léger et une abondante chevelure d’un ravissant châtain doré qu’une coiffe de velours vert et de mousseline blanche contenait mal. De toute évidence, elle devait ressembler à sa mère, cette Isabelle de Bourbon morte quand elle était enfant et qui avait été le grand, le seul amour du Téméraire. De celui-ci, elle avait la bouche charnue, marquée d’un pli d’obstination, et le menton en pointe arrondie qui donnait un peu à son visage la forme d’un cœur.

Elle considéra un moment la jeune femme à demi agenouillée dans sa révérence, avec une curiosité qu’elle ne se donna pas la peine de dissimuler.

– Je me suis souvent demandé si je vous verrais un jour, Madame, fit-elle d’une voix nette. Ainsi, vous êtes cette Fiora de Selongey qui fut si longtemps l’amie de mon père ?

– L’otage serait plus juste, Madame la duchesse. Ce n’est pas de mon plein gré que j’ai dû suivre Monseigneur Charles !

– Relevez-vous ! On me l’a dit, en effet... néanmoins, vous avez eu la chance de vivre dans son entourage... jusqu’à la fin.

– Votre Seigneurie peut dire jusqu’à la dernière minute. J’ai vu le duc, au matin de Nancy, monter son cheval Moro et s’éloigner dans la brume vers sa dernière bataille. J’ai eu aussi le privilège d’assister à ses funérailles...

Tandis qu’elle parlait, le visage un peu figé de Marie s’animait, se colorait :

– Pourquoi n’être pas venue plus tôt ? Dieu ! J’aurais tant de questions à vous poser, tant de choses à vous dire ! Mon père, je le sais, estimait votre courage...

– Mon époux n’a jamais exprimé le désir de me conduire auprès de Votre Seigneurie, et je ne cache pas qu’un assez grave différend s’est élevé entre nous. Mais ceci est de peu d’importance à présent et, comme je ne veux pas retarder trop longtemps la chasse...

– C’est vrai, mon Dieu, la chasse ! Madame d’Hallwyn, veuillez dire à mon seigneur-époux qu’il parte sans moi. Je ne chasserai pas aujourd’hui.

– Mais, coupa Fiora, il est inutile que Votre Altesse se prive...

– Je peux chasser chaque jour s’il me plaît. Aujourd’hui, je préfère parler avec vous... à moins que vous ne préfériez vous installer dans ce palais pour quelques jours ?

– Non, Madame la duchesse ! Je vous rends grâces, mais, si mon époux ne se trouve pas à Bruges, je repartirai demain.

A nouveau, Marie de Bourgogne scruta le visage de sa visiteuse, y cherchant peut-être le reflet d’une émotion qu’elle ne trouva pas.

– Venez avec moi ! Il faut vraiment que nous causions. Suivant la duchesse, Fiora traversa une grande chambre somptueusement meublée où deux dames de parage, aussitôt plongées dans leurs révérences, s’affairaient à ranger du linge et des coiffures, puis gagna une petite pièce tendue de velours rouge à crépines d’or qui lui rappela, en réduction bien sûr, le grand tref d’apparat du Téméraire où elle avait rencontré le prince pour la première fois. L’ameublement s’en composait surtout de livres, d’un écritoire et, devant la cheminée en entonnoir, d’une bancelle garnie de coussins sur laquelle Marie vint s’asseoir en attirant Fiora auprès d’elle.

– Philippe de Selongey est un homme peu bavard, soupira-t-elle, et je n’ai pas compris grand-chose à votre histoire à tous deux, mais, comme je ne veux pas forcer vos confidences, dites-moi seulement depuis combien de temps vous n’avez pas vu votre mari ?

– Depuis deux ans, Votre Seigneurie. La vie s’est plu à nous séparer sans cesse et j’en ai beaucoup souffert. C’est pourquoi je voudrais tant le retrouver.

– Qu’est-ce qui a pu vous faire penser qu’il était ici ?

– Monseigneur le Grand Bâtard Antoine, que j’ai rencontré par hasard.

Un éclair de colère traversa le regard brun et la jolie bouche ronde se serra :

– Mon bel oncle qui, à peine mon père porté en terre, s’est hâté de rejoindre mon cher parrain, le roi Louis ! Nous formons en vérité une étrange famille où le parrain dépouille sa pupille et où les meilleurs amis de son père l’aident dans cette entreprise...

– Monseigneur Antoine pense que ce qui fut terre de France doit redevenir terre de France. Il est fort dommage que Votre Seigneurie n’ait pu épouser le dauphin Charles. Elle eût fait une grande reine...

– M’imaginez-vous épouser un enfant de huit ans ? s’écria Marie en riant. Evidemment, il était tentant de régner sur la France, mais je ferai, du moins je l’espère, une bonne impératrice d’Allemagne. Ceci dit, ce que l’on vous a rapporté est vrai : messire Philippe était ici à la Noël. Je suppose que c’est par Mme de Schulembourg que le Grand Bâtard l’a su ? Elle est fort amie de sa femme...

– C’est elle, en effet. Puis-je à présent demander où se trouve mon époux ?

La duchesse se leva et accomplit deux ou trois fois le tour de la pièce avant de s’arrêter devant Fiora.

– Comment pourrais-je le savoir ? Il n’est resté que deux ou trois jours. Vous autres, Selongey, semblez incapables de demeurer en place un temps raisonnable.

– Où est-il allé ensuite ?

– Mais je n’en sais rien ! Et je n’ai même pas compris le motif de sa venue. Nous n’avons eu de lui qu’une figure longue d’une aune ! En pleine période des plus douces fêtes de l’année !

Fiora retint un sourire dédaigneux. Cette petite princesse avait beau porter en elle le sang bouillant du Téméraire, du diable si l’on s’en serait douté ! Avec son teint de lis, ses yeux rêveurs et ses robes taillées à l’allemande qui aplatissaient sa poitrine sous un paquet de broderies d’or et lui épaississaient la taille, elle n’évoquait en rien la légende tragique et grandiose qui auréolait le dernier des ducs de Bourgogne. Une figure longue d’une aune, en vérité ? S’attendait-elle à ce qu’un homme qui avait souffert tant d’épreuves vînt à elle la mine réjouie et prêt à danser aux bals de cour ?

– Je crois, Madame, dit-elle avec amertume, qu’il venait chercher quelque chose d’impossible. Quelque chose que vous étiez incapable de lui donner.

– Et quoi donc ?

– De l’amour. Je pense qu’il aime Votre Seigneurie, qu’il l’a toujours aimée et qu’il n’a pu supporter de la retrouver mariée et heureuse, car vous êtes heureuse, n’est-ce pas, Madame ?

– Infiniment ! J’ai eu le bonheur de donner un fils à mon cher époux et il se peut que, bientôt, je lui en donne un autre.

– C’est tout naturel. Mais lui qui avait fait siens pendant tant d’années les rêves de votre père, il a dû comprendre qu’il n’y avait plus de place ici pour ces rêves-là ! J’avoue ma déception, Madame la duchesse. J’espérais qu’au moins vous l’aviez envoyé remplir, au loin, quelque mission.

– Il n’en est rien. Nous sommes en trêve avec le roi de France. Quelle mission aurais-je pu lui confier ?

– Je crois, dit Fiora froidement, que Monseigneur Charles, que Dieu ait en sa sainte garde, aurait su comment employer un homme de cette qualité, un homme qui, pour le service de Votre Altesse, a été jusqu’à affronter l’échafaud. La Bourgogne vous a échappé, n’est-ce pas ? Je pense que vous ne garderez rien de ce qui a failli être un royaume si vous ne savez pas apprécier vos serviteurs. On a ceux que l’on mérite.

La jeune duchesse dont le joli visage s’empourprait n’eut pas le temps de lui répondre : un jeune homme aux longues jambes, au visage assez rude sous une forêt de cheveux blonds taillés carrés à la mode germanique, venait de faire une entrée impétueuse et s’élançait vers Marie.

– Que me dit-on, mon cœur ? Vous renoncez à votre chasse ? Vous voulez me priver de vous ? Qu’est-ce que ce caprice ?

– Ce n’est pas un caprice, mon cher seigneur. Je désirais recevoir la dame que vous voyez ici. Elle est l’épouse du comte de Selongey.

Comprenant à qui elle avait affaire, Fiora saluait déjà le fils de l’empereur Frédéric comme il convenait. Celui-ci lui accorda un large sourire appréciateur :

– Bonjour, Madame. Votre époux, en vérité, a beaucoup plus de chance qu’il n’en mérite, car vous êtes fort belle ! Mais si vous le permettez, je reprends la duchesse, car je ne saurais chasser sans elle. Vous aurez tout le temps de causer quand nous reviendrons...

– C’est inutile, Monseigneur, dit Fiora. Madame la duchesse m’a dit tout ce que je pouvais espérer entendre d’elle.

Le sourire de Maximilien se fit plus large encore s’il était possible. Prenant la main de sa femme, il l’entraîna vers la porte.

– A merveille, alors ! Nous donnons un bal, après-demain. Venez donc danser au palais ce soir-là ! Je vous donne le bonsoir, Madame la comtesse.

Le couple disparut et Fiora se retrouva seule en compagnie de Mme d’Hallwyn, reparue en même temps que le prince. En dépit de la chaleur intime de cette petite pièce confortable et accueillante, elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et demeura un moment immobile, contemplant les flammes qui montaient à l’assaut des grands chenets de fer forgé. La dame d’honneur toussota :

– Puis-je vous reconduire, Madame ? Tout au moins jusqu’au jardin ?

– Pourquoi jusqu’au jardin ? murmura Fiora surprise. Pourquoi pas jusqu’à l’entrée ?

– Parce qu’au jardin se trouve quelqu’un qui désire beaucoup vous parler... et qui se chargera de vous accompagner jusqu’à la porte.

– Qui donc ?

– Mme de Schulembourg. Elle vous a vue arriver tout à l’heure...

Fiora fit signe qu’elle avait compris. Elle pensait chercher cette dame en arrivant à Bruges, mais une entrevue avec la duchesse lui semblait plus importante et plus urgente. Devant le médiocre résultat de cette entrevue, peut-être serait-il bon de la rencontrer sans attendre. Tandis que derrière Mme d’Hallwyn elle descendait vers les parterres, l’écho joyeux du départ de la chasse lui parvint : le son des trompes, les abois des chiens, les cris des veneurs qui peu à peu se fondirent dans le bruit de la ville. Fiora pensa qu’on ne pouvait en vérité perdre plus gaiement un empire. Chez ce couple d’amoureux destiné à porter la couronne de Charlemagne, il ne pouvait y avoir place pour l’amère nostalgie des combattants de l’impossible...