– Ne me dites pas que vous venez, vous aussi, faire pèlerinage au tombeau du défunt duc Charles ?
– Pas vraiment, mais un peu tout de même. Vous souvenez-vous du jeune Battista Colonna, le page que l’on avait commis à ma garde ?
– Et qui vous aimait tant ? Je m’en souviens d’autant mieux qu’il n’a jamais quitté notre ville où il est entré au Prieuré Notre-Dame...
– Savez-vous s’il a prononcé les vœux définitifs ?
– Il est difficile de savoir ce qui se passe dans un couvent de bénédictins mais, en l’occurrence, je ne crois pas. Certes, les moines sont moins nombreux qu’avant les guerres, mais, si ce garçon avait reçu l’investiture sur laquelle on ne revient pas, il ne pourrait plus sortir du prieuré. Or chaque matin, il va prier à la collégiale où, avec deux ou trois compagnons, il veille à ce que les trop nombreux curieux venus voir la tombe ne causent aucun dommage à la collégiale. Les chanoines, peu soucieux de monter cette espèce de garde, sont trop heureux de leur laisser ce soin. Si vous voulez le voir, vous pouvez aller à
Saint-Georges entendre la première messe. Vous serez sûre de le rencontrer.
Le lendemain, la tête enveloppée d’un voile sombre, Fiora se rendit à la messe de l’aube. Avant d’aller s’agenouiller devant le maître-autel, elle chercha des yeux la tombe ducale et la trouva sans peine là où Nicole le lui avait indiqué : une grande dalle gravée et légèrement surélevée devant la chapelle Saint-Sébastien. Quelques cierges, allumés sans doute par la piété d’anciens soldats, la flanquaient d’une garde brillante et, sur le tombeau lui-même, une lampe à huile rougeoyait. Il n’y avait personne mais quand, l’office achevé, Fiora se tourna de nouveau dans cette direction, elle aperçut une mince forme vêtue de bure blanche agenouillée devant le tombeau et priant avec ferveur, le visage dans les mains. Posé à côté du jeune moine, se trouvait le flacon d’huile avec lequel il avait renouvelé la provision de la lampe.
Fiora s’approcha sans bruit. Celui qui priait là était plus grand que le souvenir gardé de son ancien page, mais Battista devait avoir environ dix-sept ans et elle n’en fut pas moins sûre que c’était lui.
Laissant glisser ses mains, il se pencha pour baiser la pierre, et c’est quand il se redressa que la jeune femme posa sur son épaule une main légère :
– Battista ! murmura-t-elle. Voulez-vous que nous parlions un instant ?
Il sursauta comme piqué par une guêpe, se releva si vite qu’il se prit les pieds dans sa robe et faillit tomber. Fiora, le retenant, sentit son cœur se serrer en face de ce jeune visage qu’elle avait connu si gai, si ouvert, si beau aussi, mais que deux années de pénitence avaient creusé, pâli, vieilli. La voix non plus n’était plus la même quand il s’écria :
– Donna Fiora ! ... Mais que faites-vous ici ?
– C’est à vous, mon ami, qu’il faudrait poser cette question. Qu’est-ce qui vous a pris de vous enterrer ici tout vivant au lieu de rentrer chez vous, à Rome où se trouve votre famille ?
– J’avais voué ma vie au service de Monseigneur Charles et je continue à le servir, tout simplement.
– Là où il est, il n’a plus besoin de vous.
– Qu’en savez-vous ? D’ailleurs je ne suis pas seul : regardez cette tombe, à côté ! C’est celle de Jean de Rubempré, qui fut gouverneur de Nancy pour lui et dont le corps fut retrouvé non loin du sien. La piété du duc René, qui est un vrai chevalier, a voulu l’entourer de ses hommes : les autres reposent dans le cimetière de la ville, quelques-uns même dans celui de notre prieuré.
– J’ai donc raison. Ombre gardée par d’autres ombres, il n’a que faire des vivants tandis qu’à Rome...
– Rome n’est qu’un cloaque ! lança le jeune homme avec une soudaine violence. Laissez-moi à présent, donna Fiora ! Je dois retourner à mes devoirs...
– Mais...
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus : retroussant sa robe, Battista prit sa course à travers l’église et disparut comme si le diable lui-même était à ses trousses. Stupéfaite de cette réaction subite, Fiora regarda sa fuite éperdue, faillit se lancer à sa poursuite, mais y renonça. A son tour, elle s’agenouilla devant la dalle et pria pour le repos de celui qu’elle avait tant haï, mais dont, comme d’autres, elle avait finalement subi le charme au point d’avoir accepté son amitié et pleuré sa mort d’un cœur vidé de toute rancune. Elle le reverrait toujours tel qu’il lui était apparu pour la dernière fois, au matin du dernier combat : un chevalier d’or dont le heaume portait un lion dressé, et qui s’enfonçait lentement dans la brume glacée de l’hiver, levant le bras dans un geste d’adieu. Le brouillard dense ne s’était déchiré pour lui qu’au moment d’entrer dans les ténèbres de la mort...
Souvent, elle s’était demandé quel aurait été l’avenir si le duc Charles avait survécu. Aurait-il réussi à trouver les moyens de poursuivre ses guerres incessantes avec une
Bourgogne exsangue et des Flandres exaspérées ? Certainement pas, mais avec ses ultimes ressources, il aurait continué à se battre, à poursuivre ses rêves d’hégémonie jusqu’à ce que la mort le prenne et ses derniers fidèles avec lui. Au fond, tout était bien ainsi et la grandeur tragique de son trépas devait le satisfaire. Mais il n’était pas juste qu’un enfant restât prisonnier de ce drame et de l’auréole fascinante que confèrent les légendes.
Fiora décida que Battista n’en avait pas fini avec elle. Quittant l’église, elle rejoignit la place de la Halle et, arrêtant un passant, lui demanda le chemin du prieuré Notre-Dame. L’homme se contenta de lui indiquer une rue au fond de laquelle, en effet, apparaissait une chapelle dont le clocher avait été réduit de moitié par un boulet de canon.
L’entrée du couvent se trouvait au chevet de l’église et Fiora alla tirer une cloche qui pendait près d’une vieille porte rébarbative, bardée et cloutée de fer comme une entrée de prison, que perçait un guichet grillagé. A la figure replète qui s’y encadra, la jeune femme exposa qu’elle implorait au père prieur de cette sainte maison la faveur d’une courte entrevue. Le guichet se referma et elle dut attendre de longues minutes avant que la porte ne s’entrouvrît pour lui livrer un mince passage. De l’autre côté, le frère portier, aussi ample de corps que rond de visage, lui fit signe de le suivre et sans un mot la conduisit dans une petite salle basse et humide dépourvue du moindre meuble. Seul, un grand crucifix de bois noir indiquait que l’on ne se trouvait pas dans une cave. Toute la maison sentait le salpêtre et la moisissure, mais cette pièce à laquelle on accédait en descendant quelques marches avait un aspect misérable qui serra le cœur de la jeune femme. Le charmant Battista prisonnier de ce tombeau, depuis plus de deux ans, cela lui parut un invraisemblable non-sens ! Fallait-il qu’il eût aimé le Téméraire, pour se condamner à cette lente destruction !
Au grand moine noir et blanc brusquement apparu sans qu’elle l’eût entendu venir, elle exposa sa requête : elle souhaitait s’entretenir un instant avec le jeune novice qui, dans le siècle, s’était appelé Battista Colonna :
– Je viens de Rome, assura-t-elle avec aplomb, et j’ai pour lui un message de sa famille.
Le mensonge lui était venu aux lèvres naturellement, pour la simple raison qu’elle était prête à employer toutes les armes afin d’enlever cet enfant à un univers sans espoir et pour lequel il ne pouvait avoir été créé. D’ailleurs, était-ce un mensonge ? Antonia qui l’envoyait était réellement la cousine de Battista et, par l’amour qu’elle lui portait, elle lui était plus proche encore...
– Ne pouvez-vous me confier ce message ? fit le prieur en dévisageant la visiteuse avec une insistance que celle-ci jugea déplaisante.
– Il ne s’agit pas d’une lettre, mais d’un message verbal qui ne saurait prendre sa véritable signification en passant par votre voix, Votre Révérence. Veuillez me pardonner cette franchise.
Mais le religieux n’entendait pas se rendre si aisément.
– Une famille, cela peut être vaste. Je suppose qu’en l’occurrence, il s’agit d’un seul de ses membres. Me direz-vous au moins qui ? Comprenez, ma fille, que je suis comptable de l’âme de ce jeune garçon et que je ne souhaite pas voir troublée une paix qu’il a eu quelque peine à gagner, se hâta-t-il d’ajouter en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme.
– Craignez-vous que cette paix ne soit fragile ? Si elle est réelle, profonde, aucun signe venu du monde des vivants ne saurait l’entamer. Je peux vous dire ceci : personne, chez les Colonna – et je vous accorde que la famille est vaste -, personne, dis-je, n’a compris pourquoi un enfant de quinze ans choisissait de rester ici, loin de tous les siens...
– Nous savons cela depuis longtemps, Madame. Le prince Colonna est venu ici en personne et Battista a refusé de le voir... Mais je suppose que vous le savez ?
– Ce n’est pas lui qui m’envoie.
– Alors qui ?
– Avec votre permission, Votre Révérence, je le dirai à Battista lui-même, dit Fiora qui commençait à perdre patience. Je veux lui parler, et il ne lui servira à rien de se cacher derrière ces murs ou de s’enfuir comme il l’a fait tout à l’heure. Ou alors, c’est qu’il n’est vraiment plus celui que j’ai connu et qu’il a perdu tout courage, même et surtout celui qui consiste à regarder la vérité en face !
L’imposante silhouette du prieur parut se dédoubler pour laisser voir une ombre blanche : Battista lui-même, qui avait dû entrer sans qu’elle s’en aperçoive et sans faire plus de bruit que son supérieur.
– Il est vrai que je ne suis plus le même, donna Fiora, mais je n’accepterai jamais que l’on m’accuse de manquer de courage...
En dépit de la pesante tristesse qui régnait dans cette salle basse, Fiora retint un sourire. S’il avait gardé la saine habitude d’écouter aux portes, le jeune Colonna avait beaucoup moins changé qu’il ne l’imaginait et peut-être restait-il de l’espoir.
– Pourquoi m’avez-vous fuie, tout à l’heure, dans l’église ? Nous étions amis, naguère...
– Vous devriez dire jadis. Il me semble qu’il y a très longtemps...
– Deux ans, Battista. Cela ne compte guère dans une vie humaine.
Elle se tut, fixant le prieur avec une insistance qui fit monter deux taches rouges à ses joues creuses. Comprenant qu’elle ne dirait rien de plus en sa présence, il se décida enfin à se retirer :
– Vous me trouverez à la chapelle, mon fils, murmura-t-il. Je vais y prier afin que le Seigneur éloigne de vous les pièges du monde.
– Je vous en remercie, mon père, mais j’espère avoir en moi assez de forces, avec l’aide de Dieu, pour les combattre seul !
– Voilà qui est aimable ! remarqua Fiora acerbe. Je ne me souviens pas vous avoir jamais tendu le moindre piège ?
– Je sais, donna Fiora, et je vous demande pardon si je vous ai blessée... mais vous ne m’avez jamais habitué non plus à vous entendre mentir.
– Mentir, moi ? Quand vous ai-je menti ?
– Mais... à l’instant et par personne interposée. N’avez-vous pas dit que vous veniez de Rome ? Vous, à Rome ? Et pour quoi faire ?
– Vous allez devoir vous excuser encore, Battista ! Je n’en viens pas directement, je l’avoue, mais j’y ai tout de même effectué un séjour, tout à fait involontaire d’ailleurs, de plusieurs mois. Sinon, où aurais-je pu rencontrer votre cousine Antonia ?
Une soudaine bouffée de sang rendit un instant au jeune novice sa bonne mine de jadis et ses yeux noirs se mirent à briller, mais ce ne fut qu’un instant...
– Antonia ! soupira-t-il. Se soucie-t-elle donc de moi ?
– Bien plus que vous ne le supposez.
– Voilà une affirmation elle aussi difficile à croire. J’ai appris que l’on allait la marier.
– Vos nouvelles ne sont plus de saison. Antonia porte à présent le nom de sœur Sérafina au couvent de San Sisto où nous nous sommes liées d’amitié.
– Religieuse ? Antonia ? Mais c’est invraisemblable !
– Presque autant que de vous voir, vous, sous cette bure monastique. J’ajoute que, si elle est entrée au couvent, ce n’est pas de son plein gré. Le pape voulait la contraindre à épouser l’un de ses neveux, Léonardo, le moins réussi de la bande. Elle a préféré se faire nonne. Encore son père a-t-il dû, pour apaiser la colère papale, abandonner la majeure partie de sa dot. J’ajoute qu’elle n’a pas à ce jour pris le voile... et qu’il dépend de vous qu’elle ne le prenne jamais. C’est à sa demande que je suis venue.
S’éloignant de Fiora, Battista alla s’adosser au mur que barrait le grand crucifix, comme pour se mettre sous sa protection. Il était devenu plus pâle encore et la jeune femme se sentit envahie d’une pitié infinie.
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