Pour ne pas trop fatiguer Fiora, à peine remise de son jeûne volontaire, on mit deux jours pour parcourir les vingt-quatre lieues séparant la capitale lorraine des coteaux de Joinville. Les grandes pluies avaient cessé et le temps, s’il n’était pas rayonnant, était presque agréable.

– Vous allez retrouver la mer bleue et le soleil de Rome, soupira Fiora quand, au pied du château des princes de Vaudémont, ils échangèrent des adieux qu’ils espéraient bien ne pas être éternels...

– Il y a si longtemps que j’en suis déshabitué, fit le jeune homme. Il se peut que je ne les supporte pas.

– Alors, n’oubliez pas que vous avez en France des amis et si, quand vous aurez épousé Antonia, vous souhaitez retrouver un climat plus frais... ou échapper aux sbires du pape, n’hésitez pas à venir les rejoindre.

– Soyez sûre que je ne l’oublierai pas. Laissez-moi vous embrasser pour Antonia et pour moi ! Dieu vous bénisse, donna Fiora, et vous accorde enfin le bonheur que vous méritez !

– Il faudrait qu’il se donne beaucoup de mal. Je crois que je ne suis pas faite pour cela, voyez-vous ? Mais j’essaierai de m’en arranger...

Debout à la croisée des chemins et tenant son cheval par la bride, elle regarda le jeune homme partir au galop le long de la Marne dont l’eau claire reflétait les nuages changeants d’un ciel pommelé. Elle songeait que les voies du Seigneur étaient vraiment impénétrables, puisqu’elles lui avaient permis de rendre le goût de la vie à Battista alors qu’il brisait la sienne irrémédiablement.

– Eh bien ? dit Florent qui s’était tenu à l’écart par discrétion. Que faisons-nous à présent ?

– Mais... nous rentrons chez nous, Florent.

– J’entends bien, mais après ?

– Après ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas... II faut que je réfléchisse et surtout que je me repose. Jamais je ne me suis sentie aussi lasse...

– C’est naturel. Aussi allons-nous rentrer doucement à petites étapes, puisque plus rien ne nous presse...

Fiora était sincère en disant qu’elle ignorait comment elle allait désormais conduire sa vie. Sa douleur se mêlait à présent de colère contre celui qui l’abandonnait ainsi à ses seules responsabilités avec une unique consigne : faire de son fils un homme digne de ses ancêtres, ce qui, dans son esprit, devait exclure le bon Francesco Beltrami qui n’avait jamais porté aucun titre de noblesse. Mais, en y réfléchissant bien, Fiora ignorait ce qu’avaient été les Selongey passés et, si elle aimait passionnément l’unique spécimen qu’elle eût rencontré, elle reconnaissait que ce n’était pas un modèle de charité chrétienne, ni même de simple humanité, en dehors des devoirs de chevalier qu’il respectait à la lettre. Quant à ses ancêtres à elle, les vrais, les Brévailles, l’échantillon qu’elle en avait eu avec le vieux Pierre 1 n’était pas plus encourageant.

En outre, il n’entrait certainement pas dans les plans de Philippe que son fils servît le roi de France. Alors que faire ? Que décider ? Que choisir ?

Au long du chemin qui la ramenait chez elle à travers l’éclat chaleureux du printemps, Fiora petit à petit se mit à esquisser un projet d’avenir. Peu importait ce que Philippe pensait de son beau-père florentin, peu importait le mépris à peine déguisé qu’il portait à une noblesse considérant le négoce comme l’un des beaux-arts ! La Florentine se réveillait en elle et elle pensa qu’il serait agréable, si Lorenzo de Médicis gagnait sa guerre contre le pape, de retourner là-bas avec « ses » enfants, Léonarde et ceux qui voudraient bien l’y suivre. L’idée de pouvoir reprendre sa petite Lorenza la remplissait de joie. Une voix secrète lui soufflait bien que l’enlever à présent aux bons Nardi serait d’une affreuse cruauté, mais elle la faisait taire en arguant qu’après tout Agnolo pouvait souhaiter finir ses jours dans sa ville natale et que, très certainement, Agnelle s’y plairait. Il faudrait étudier le problème. De toute façon, la guerre dont elle ne savait rien était peut-être loin d’être finie.

Ainsi méditait Fiora tandis que les routes glissaient sous les sabots de son cheval, mais, à mesure qu’elle approchait des pays de Loire, une hâte extrême lui venait de revoir son petit manoir dont le jardin allait être tout fleuri, tout embaumé, de se blottir douillettement dans ce paradis personnel et, surtout, de n’en plus bouger avant de longs, de très longs mois...

Aussi quand, franchie la porte orientale de Tours, elle quitta le « Pavé » qui menait au château royal du Plessis-Lès-Tours pour s’engager dans le chemin de sa maison, Fiora, comme si elle menait une charge, poussa-t-elle un grand cri de joie qui fit envoler les corneilles dans un champ et lança-t-elle son cheval au galop. Par-dessus le moutonnement vert des arbres, elle apercevait les toits d’ardoise et la poivrière qui couvrait la tourelle d’escalier. Sans ralentir, elle embouqua l’allée creuse bordée de chênes moussus, et c’est seulement en vue de « sa » porte qu’elle retint son cheval qui battit l’air des antérieurs.

– Léonarde ! Péronnelle ! Khatoun ! Etienne ! .., Nous voici !

Personne ne répondit...

Et puis, tout à coup, surgissant de la cuisine, Péronnelle apparut et courut vers les arrivants en criant, et en pleurant :

– Sauvez-vous ! Pour l’amour de Dieu, sauvez-vous ! Ne vous laissez pas prendre !

Fiora ni Florent n’eurent le temps de lui poser la moindre question : deux archers de la prévôté sortaient sur ses pas, cherchant à la rattraper. Ils appelèrent et deux autres soldats apparurent, venant de derrière la maison. Bondissant à la tête des chevaux, ils s’emparèrent des brides en dépit des efforts des deux voyageurs pour les en empêcher.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? cria Fiora furieuse. Que me voulez-vous ?

Les soldats avaient réussi à reprendre Péronnelle qu’ils traînaient, sanglotante et poussant des cris inarticulés, plus qu’ils ne l’emmenaient.

– Cela veut dire que vous êtes arrêtée... fit une voix dans laquelle Fiora crut entendre sonner toutes les joies du triomphe.

En effet, et même si, sur le moment, elle n’en crut pas ses yeux, c’était bien Olivier le Daim qui, suivi d’un sergent, venait de franchir la gracieuse porte cintrée et s’approchait sans se presser de Fiora. Deux archers, après lui avoir fait mettre pied à terre sans trop de douceur, la maintenaient debout entre eux.

– Arrêtée ? Moi ? Mais pourquoi ? s’écria la jeune femme.

– Notre sire le roi vous l’expliquera... peut-être. Moi, je peux seulement vous dire que votre cas est grave... et qu’il s’agit au moins de trahison...

– Où est mon fils ? Où sont Dame Léonarde et Khatoun ?

– En lieu sûr, soyez sans crainte ! Et fort bien traités...

– Et moi, s’écria Florent qui essayait vainement de dégager Fiora. Suis-je arrêté aussi ?

– Toi ? fit le barbier royal avec dédain. Toi, tu n’es rien... qu’un valet. Va te faire pendre ailleurs...

– Jamais ! Jamais je ne quitterai donna Fiora et si vous voulez l’emmener, vous m’emmènerez avec elle.

– Sergent ! soupira le Daim en se donnant l’air accablé du grand seigneur que l’on importune. Débarrassez-nous de ce garçon ! Attachez-le dans l’écurie en attendant de voir ce que nous en ferons...

Tandis que l’on entraînait le jeune homme qui opposait une vigoureuse défense, Fiora, les mains liées, se retrouva encadrée par les archers. Le coup qui la frappait était si brutal qu’elle ne songeait même pas à opposer une quelconque résistance, mais elle s’accorda le plaisir de toiser dédaigneusement le petit homme chafouin et noir qui exultait de façon éhontée :

– Vous avez eu ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Si je comprends bien, vous voilà installé dans ma maison ?

– Votre maison ? Le roi a toujours le droit de reprendre ce qu’il donne quand on trahit sa confiance.

– Parce que vous, vous ne la trahissez pas ?

– Pas vraiment... non. Si cette nouvelle peut vous faire plaisir, je ne suis pas encore installé et je le regrette, car la maison est vraiment charmante. Et meublée avec tant de goût ! J’étais seulement venu faire un tour, mais soyez sûre que mon entrée définitive ne saurait tarder...

– Ne vous réjouissez pas trop vite ! C’est toujours une mauvaise affaire que vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ceci dit, où me conduit-on ? A Loches ?

– Non, hélas ! Je l’aurais préféré, mais le roi a ordonné que l’on s’assure de vous dès votre arrivée et que l’on vous conduise à la prison du Plessis. Je crois qu’il préfère vous avoir sous la main...

Une brusque angoisse serra le cœur de Fiora et abattit un peu son orgueil :

– Puisque vous pensez avoir gagné, vous pourriez au moins vous montrer, sinon généreux, du moins humain et me dire où est mon fils ? Vous devez comprendre que je m’inquiète ?

– Vraiment ? Vous ne vous en occupez guère, pourtant ? Pas plus d’ailleurs que de votre fille...

Fiora réussit à ne pas accuser le coup, mais il avait fait mouche. D’où ce démon pouvait-il savoir quelque chose de Lorenza ? Avait-elle été suivie, épiée depuis son départ de la Rabaudière et durant tout ce temps ? C’était presque impossible, et pourtant elle savait que, depuis longtemps, Louis XI avait rayé le mot impossible de son vocabulaire. Renonçant à poser d’autres questions qui eussent trop réjoui ce misérable, elle se tourna vers le sergent :

– Puisque je dois aller en prison, voulez-vous m’y conduire ? Là ou ailleurs, j’ai, de toute façon, grand besoin de repos...

On se mit en marche avec, en contrepoint, les cris furieux de Florent que l’on avait dû attacher dans l’écurie. Une demi-heure plus tard, Fiora et son escorte pénétraient dans la cour d’honneur du château. La jeune femme pensait qu’on l’enfermerait dans la grosse tour isolée de la première cour, celle que l’on appelait la « Justice du Roi », mais il n’en fut rien. On ne fit que traverser cette sorte d’esplanade où se trouvaient les logis de la Garde écossaise et où, au milieu des cris et des encouragements, plusieurs de ces vaillants fils des Hautes Terres se mesuraient aux armes. Elle chercha vainement la haute silhouette de son ami Mortimer et, ne l’apercevant pas, cessa de s’intéresser à ce qui s’y passait.

Une autre prison, plus petite, se trouvait à l’angle de la cour d’honneur et des jardins, prise dans l’épaisseur du mur d’enceinte qui défendait le logis royal. Celle-là devait être réservée aux prisonniers de marque et la nouvelle venue, qui s’attendait à une basse-fosse, fut agréablement surprise. La chambre dans laquelle on l’introduisit ne possédait aucun luxe : le sol en était fait de grosses dalles, la porte bardée de verrous et d’énormes pentures de fer montrait un petit guichet grillagé. Quant à la fenêtre, étroite et placée assez haut pour décourager l’escalade, elle portait deux barreaux en croix gros comme un bras d’enfant. Mais c’était tout de même une chambre avec un lit à courtines, des draps et des couvertures, une table pour la toilette, une autre pour prendre les repas, un coffre à vêtements et deux sièges : une chaise à bras et un escabeau. Enfin, le geôlier qui accueillit la prisonnière ressemblait à un être humain et non à un molosse prêt à mordre : lorsqu’il eut ouvert la porte, devant elle, il lui offrit la main en lui recommandant de prendre garde au « pas ». Elle l’en remercia d’un sourire puis, avisant le lit, elle s’y jeta pour y dormir comme une bête harassée, plongeant d’un seul coup dans un profond sommeil qui fut certainement une manifestation de la miséricorde divine : ce coup tellement inattendu, ce coup affreux qui la frappait après le calvaire qu’elle venait d’endurer eût été capable de la mener aux portes de la folie.

Elle ne s’éveilla que le lendemain matin, au vacarme des verrous tirés, quand le geôlier pénétra dans sa chambre pour lui apporter son repas :

– Vous devez avoir faim, lui dit-il dans ce langage élégant qui est l’apanage des gens de Touraine. Hier, je vous ai monté un plateau, mais je vois que vous n’y avez pas touché. Il est vrai que vous dormiez si bien...

– C’est vrai, dit Fiora. J’ai faim, mais si je pouvais avoir de l’eau pour faire ma toilette, je vous en serais reconnaissante.

Fouillant dans sa bourse, elle en tira une pièce d’argent qu’elle voulut lui donner, mais il la refusa :

– Non, merci, noble dame ! Les ordres de notre sire le roi sont de ne vous laisser manquer de rien. En m’occupant de vous, je ne fais que mon devoir...

– Manquer de rien ? Je crains que vous ne puissiez me donner ce qui me manque le plus : mon fils...

Le brave homme eut un geste navré :