– A Monseigneur della Rovere ? Je pense bien ! Elle lui a donné assez de mal à ce pauvre ange...
– Alors, vous la reconnaîtrez facilement. La voici ! Léonarde, obligée de lâcher Fiora, prit avec respect la
lettre qu’on lui tendait, la lut, puis la rejeta aux pieds du roi avec dégoût...
– Pouah ! La laide chose que voilà ! J’espère, Sire, que vous n’avez pas cru donna Fiora responsable de ce papier déshonorant ?
– C’est son écriture, c’est son sceau et...
– Et c’est surtout l’œuvre d’un fameux faussaire ! Si vous le trouvez, sire, envoyez-le sur l’heure brancher au gibet le plus proche. Quant à celui qui vous a remis ce torchon, je vous conseille fort de le lui donner pour compagnon.
– C’est l’un de nos plus fidèles conseillers !
Sans la moindre retenue et à la grande frayeur de Fiora, la vieille demoiselle se mit à rire :
– Je gage que ce bon conseiller est votre Olivier le Daim... ou le Diable, comme disent les bonnes gens de par ici ?
– Le... Diable ? fit le roi en se signant précipitamment deux ou trois fois avant de baiser la médaille qui pendait à son cou.
– Il faut dire que le mot lui convient assez bien. En outre, il ferait n’importe quoi pour obtenir cette belle maison aux pervenches où nous avons été si heureuses. Il a même tenté de nous faire tuer !
– Laissons cela pour le moment. Prétendez-vous que cette lettre soit un faux ?
– Ma main au feu, Sire ! D’ailleurs... si vous voulez bien m’excuser, je reviens dans un instant.
Et, ramassant ses longues robes de velours prune, elle quitta la chambre royale aussi vite que le permettaient des jambes ayant perdu la jeunesse depuis longtemps, laissant le roi et Fiora aussi stupéfaits l’un que l’autre.
– Mais... où va-t-elle ? murmura la jeune femme, se parlant à elle-même plus que posant une question.
Et Louis XI. répondit, lui aussi avec un grand naturel :
– Là où je l’ai logée avec votre fils : dans l’appartement qui est celui de mes filles quand elles sont au Plessis, ce qui est rare.
Puis, soudain furieux :
– Vous ne me pensiez pas assez cruel, j’espère, pour jeter en prison un enfant de deux ans ?
Une grande joie inonda Fiora, lui faisant oublier ce que sa propre situation pouvait avoir d’incertain, et même de dangereux, avec un homme du caractère de cet étrange souverain. Son petit Philippe était tout près d’elle, peut-être réussirait-elle à obtenir la permission de l’embrasser au moins une fois ?
Le temps lui manqua pour s’interroger davantage. Léonarde revenait avec une liasse de papiers. Les délivrant du ruban qui les retenait, elle les offrit au roi avec une révérence, un peu tardive peut-être.
– Moi, Sire, expliqua-t-elle, je ne jette jamais rien. Surtout ce qui est écrit.
– Qu’est-ce que cela ? On dirait des brouillons ?
– Ce sont des brouillons, Sire ! Ceux de donna Fiora quand, cette fameuse nuit, elle s’acharnait à écrire cette maudite lettre. Vrai Dieu ! Elle n’en sortait pas ! Mais le Roi peut voir qu’il n’y a là rien d’offensant pour Sa Majesté ! Tenez, Sire ! Celle-ci surtout ! Il n’y manque que les salutations... mais il y a un pâté d’encre ! Alors, on l’a refaite.
Soigneusement, le roi examina ce qu’on lui apportait, reprit la lettre et compara, puis roula le tout :
– Je garde ceci... mais vous avez dit, il y a un instant, dame Léonarde, que messire le Daim avait tenté de vous faire tuer ?
– Sans messire Mortimer et messire le grand prévôt, nous y passions et nous serions en train de pourrir sous quelques pieds de terre dans la forêt de Loches.
– Comment se fait-il que Tristan l’Hermite ne nous en ait rien dit ? fit le roi avec sévérité.
Léonarde haussa les épaules :
– Parce qu’il est comme nous autres, Sire : il n’a pas de preuves. Rien que les aveux d’un bandit qui ignorait le nom de son client.
– Je vois ! Eh bien... vous pouvez vous retirer, dame Léonarde. Le roi vous remercie...
– Puis-je l’emmener avec moi ?
Elle avait entouré de son bras les épaules de Fiora qui, accablée de fatigue à présent, appuyait sa tête contre elle.
– Non. Il faut que nous réfléchissions à tout ceci. Pour l’heure présente, donna Fiora va être ramenée dans sa prison...
– Sire ! supplia la jeune femme, laissez-moi au moins embrasser mon fils ! Ou alors... permettez à Léonarde de venir avec moi. Khatoun suffira à s’occuper de l’enfant.
– Khatoun a disparu ! dit Léonarde le visage soudain fermé. Je ne sais pas où elle est.
– Ah ? En ce cas, allez vite, chère Léonarde. Mon petit a besoin de vous plus que moi... Allez, vous dis-je ! Il ne faut pas contrarier le Roi. N’oubliez pas que mon sort est entre ses mains.
– C’est bien ainsi que nous l’entendons ! Gardes ! dit-il d’une voix forte qui fit rouvrir aussitôt la porte de sa chambre.
Fiora salua profondément puis, la mort dans l’âme, suivit les soldats qui allaient la ramener chez elle. Elle emportait l’image de Louis XI, un coude posé sur le bras de son fauteuil et le menton dans la main. Jamais elle ne lui avait vu visage aussi dur ni regard aussi glacé. Avait-il seulement compris quelque chose à ce qu’elle avait dit ? Elle ne l’aurait pas juré...
Et encore moins quand, dans l’après-midi du lendemain, les gardes sous le commandement d’un sergent vinrent à nouveau la chercher. Cette fois, ce fut dans la grande salle d’honneur du château qu’on la conduisit. Quand elle en franchit le seuil, elle s’arrêta un instant, interdite devant le spectacle qui s’offrait à elle.
Le roi, habillé avec plus d’élégance que de coutume, siégeait sur son trône au dais fleurdelisé, le grand collier de Saint-Michel au cou. Auprès de lui ses familiers et sa cour, cette cour exclusivement masculine qui l’entourait lorsque la reine Charlotte n’y était pas. Pourtant, elle éprouva un peu de joie en reconnaissant Philippe de Commynes debout sur l’une des deux marches qui soutenaient le trône. Un piquet de la Garde écossaise veillait aux fenêtres et, à la porte, le capitaine Crawford se tenait à quelques pas du souverain, appuyé sur une grande épée...
Le silence se fit quand parut la prisonnière et l’on eût entendu voler une mouche tandis que, lentement, elle s’avançait vers le roi, ne s’arrêtant qu’à trois ou quatre pas de l’estrade royale pour saluer comme il convenait. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, elle était certaine que c’était son jugement qui allait se dérouler au milieu de cet apparat. Une audience aussi solennelle ne pouvait être que menaçante...
Pourtant, un petit incident vint détendre un peu l’atmosphère si lourde. Cher Ami, le grand lévrier blanc, le chien favori de Louis XI qui se tenait, comme d’habitude, couché à ses pieds sur un coussin, se leva et, de son pas nonchalant, vint jusqu’à Fiora dont il lécha doucement la main.
Touchée par cette marque d’amitié, elle caressa la tête soyeuse cependant que des larmes montaient à ses yeux. Ce beau chien était donc son dernier, son seul ami dans cette assemblée ? Commynes lui-même regardait avec obstination le bout de ses souliers...
– Venez çà, Cher Ami ! ordonna Louis XI mais, au lieu d’obéir, le grand lévrier, comme s’il entendait se faire l’avocat de la jeune femme, s’assit tranquillement à côté d’elle.
Le roi ne réitéra pas son commandement. Du geste, il fit signe à Fiora de se relever, puis toussota pour s’éclaircir la voix et enfin :
– Messeigneurs, nous vous avons réunis ici, en cette noble assemblée, pour être les témoins du grand souci que nous avons de notre justice. La dame comtesse de Selongey, née Fiora Beltrami, ici présente a été accusée de trahison envers notre couronne et d’intention de meurtre envers notre personne. Une lettre est le principal chef d’accusation et, cette lettre, la dame de Selongey nie absolument l’avoir jamais écrite. D’autres éléments nous ont été fournis par une tierce personne et lesdits éléments tendraient à innocenter ladite dame.
Il prit un temps, tira un mouchoir et se moucha avec un bruit qui résonna dans le silence comme un coup de tonnerre. Personne ne souffla mot. Alors, il reprit :
– Étant donné les marques d’amitié que nous avions données à la dame de Selongey, étant donné aussi le fait que son époux, chevalier de la Toison d’or, a toujours agi comme un rebelle obstiné à notre gouvernement, notre esprit est grandement troublé et ne saurait trancher sainement dans une affaire si singulière. Aussi nous sommes-nous résolu à en appeler au jugement de Dieu !
C’était tellement inattendu que le silence s’éparpilla en murmures divers et Commynes, relevant la tête, s’écria :
– Sire ! Le Roi veut-il vraiment s’en remettre à ces pratiques d’un autre âge ?
– Si vous voulez dire, messire de Commynes, que le Dieu tout-puissant est passé de mode, vous ne serez pas longtemps de mes familiers ! fit Louis XI avec un regard meurtrier. Paix donc et ne nous interrompez plus ! Par jugement de Dieu, nous n’entendons pas l’ordalie. La dame comtesse ne sera pas jetée à l’eau ni invitée à marcher en tenant dans ses mains un fer rougi au feu, ni livrée à aucune de ces pratiques dont nous n’avons jamais pensé grand bien. Mais les accusations qui pèsent sur elle nous ont été portées par deux personnages... Messire l’ambassadeur de Florence, voulez-vous venir par devant nous ?
Il y eut un mouvement dans cette foule que Fiora ne regardait pas et Luca Tornabuoni, magnifiquement vêtu à son habitude, s’inclina devant le roi qui lui sourit gracieusement. A son aspect Fiora ne tressaillit même pas. Que son ancien amoureux fût là, devant elle, et qu’il fît partie de ses accusateurs ne la surprenait pas. Il avait dû se donner beaucoup de mal pour obtenir d’être l’envoyé de Lorenzo auprès du roi de France, mais, lors de leur dernière rencontre, elle avait senti qu’il était devenu son ennemi et ferait tout pour se venger d’avoir été par elle dédaigné... Et, comme il jetait vers elle un regard accompagné d’une ombre de sourire, elle détourna les yeux avec un écrasant dédain...
– Vous nous avez bien dit tenir de source sûre, messire ambassadeur, que la dame de Selongey – que vous connaissez depuis longtemps ?
– Depuis l’enfance, Sire, et...
– Que la dame de Selongey, disions-nous, a mis au monde secrètement, à Paris, une fille qui serait en fait tout à fait légitime si sa conception ne prouvait qu’elle a pu joindre en grand secret et pour comploter avec lui, ce rebelle notoire qu’est son époux ?
– En effet, Sire. Je l’ai dit et le répète, car ma source est des plus sûres...
– Une servante, semble-t-il ? Une ancienne esclave qui aurait eu... des bontés pour vous ?
– C’est de Khatoun que vous parlez ? s’écria Fiora incapable de se contenir. De Khatoun que vous avez failli massacrer à Florence et qui serait à présent votre maîtresse ?
Le sourire railleur de Tornabuoni lui donna envie de lui sauter à la gorge :
– Pourquoi pas ? Elle est charmante et experte aux jeux de l’amour. Je l’ai rencontrée un jour par ici, fort dolente car vous l’aviez abandonnée pour courir les routes avec un valet. Seulement, elle savait pourquoi vous alliez à Paris...
– Elle le savait, en effet, mais elle savait aussi que je n’avais pas rencontré mon époux depuis deux ans. J’ignore pourquoi elle a fait ce mensonge...
– Mensonge ? Il vous plaît à le dire, belle Fiora. Pour ma part...
– Pour votre part, reprit le roi d’une voix tout à coup sévère, nous espérons que vous êtes prêt à soutenir votre... vérité les armes à la main et contre tout champion qui se présentera pour défendre la cause de la dame de Selongey...
– Un duel ? mais je suis un ambassadeur, Sire !
– Un ambassadeur qui s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas doit subir nos lois comme nos sujets. De toute façon, nous comptons bien prévenir notre bon cousin le seigneur Lorenzo de Médicis de notre intention de vous envoyer soutenir vos dires en champ clos.
– Sire !
– Rassurez-vous ! vous n’irez pas seul. J’ai parlé de deux personnages et je pense, messire Olivier le Daim, que vous aurez à cœur, vous aussi, de soumettre au jugement divin cette fameuse lettre que vous nous avez vous-même remise en certifiant son authenticité... et en réclamant certain manoir pour prix de ce service.
A son tour, le barbier effaré apparut sur le devant de la scène :
– Mais, Sire notre roi... je ne suis pas chevalier et ne saurais me battre !
– Pas chevalier ? Vous dont j’avais fait mon ambassadeur auprès de la ville de Gand ? Voilà une faute grave que nous nous reprocherons longtemps, mais, soyez en repos, nous avons le temps de vous adouber avant la rencontre...
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