Sans attendre de réponse, elle se dirigea d’un pas rapide vers le raide escalier qui montait aux étages, tôt rejointe par un valet qui se chargea de l’annoncer, Savaglio ayant préféré, en dernier ressort, garder l’œil sur cette troupe qui ne lui inspirait visiblement aucune confiance.

Derrière le dos solennel du valet, Fiora parcourut des pièces dont la magnificence lui était familière. Elle connaissait depuis longtemps ces grandes tapisseries tissées d’or, ces meubles précieux dispersés en un désordre voulu sur d’épais tapis venus de Perse ou du lointain Cathay, ces dressoirs encombrés d’objets d’or, d’argent ou de vermeil, incrustés de pierres rares, tout ce luxe qu’une grande fortune et un goût sans défaut pouvaient réunir autour d’un homme. Elle pénétra enfin dans une pièce où de grandes armoires peintes, montant jusqu’au plafond armorié et doré, laissaient voir une profusion de livres reliés de cuir, de parchemin, de velours et même d’argent ciselé. A l’instant où elle y entrait, Lorenzo de Médicis en sortait si impétueusement qu’il faillit la jeter à terre. Il la retint, la serra un instant contre lui :

– Toi ? Quelle jolie surprise ! ... Attends-moi un instant, il faut que je voie ce que c’est que ce tumulte...

– Je viens justement t’en parler. Ce tumulte, c’est un peu moi. Viens voir !

Elle l’entraîna sur la galerie qui surplombait la cour et lui montra le petit groupe formé par Luca, la mule que Savaglio débarrassait de son chargement sans trop de douceur et le boucher.

– J’ai exigé de ton cousin et de la horde qu’il avait rassemblée pour égorger ce malheureux sur la tombe de Giuliano qu’il soit d’abord conduit vers toi.

– Il me semble le reconnaître, fit Lorenzo en plissant ses yeux myopes pour mieux voir. On dirait Carlo Pazzi, l’innocent ?

– C’est bien lui. Il arrivait de Rome en compagnie de Khatoun, mon ancienne esclave tartare que Catarina Sforza m’a rendue. Ton cousin et une bande de brutes avaient commencé à les mettre à mal quand je suis intervenue avec Chiara et deux valets. Khatoun, à cette heure, a été portée au palais Albizzi où on la soigne. A présent, il te reste à décider du sort de Carlo, mais je veux te prévenir que je ne supporterai pas qu’on lui fasse du mal.

Sans répondre, Lorenzo se pencha sur la balustrade et ordonna à son capitaine de faire monter le prisonnier. Puis il prit Fiora par le bras et la ramena jusqu’à la bibliothèque où il la fit asseoir près d’un grand vase d’améthyste serti de perles, la principale merveille de cette pièce.

– D’où connais-tu Carlo Pazzi ? demanda-t-il enfin, et sa voix incisive avait cette résonance métallique dont Fiora avait appris à se méfier.

– De Rome. Il m’a aidée à fuir, de compte à demi avec la comtesse Riario. Dois-je te rappeler la lettre que je t’ai remise ? Tous deux souhaitaient désespérément que l’attentat échoue.

– Donna Catarina avait une raison, fit le Magnifique avec un haussement d’épaules. Elle aimait mon frère. Mais lui, quelle raison pouvait-il avoir ?

– Tu avais été bon avec lui au point de vouloir le confier aux soins de Démétrios. Il était persuadé que tu étais son seul ami dans cette ville.

L’entrée de Savaglio suivi des deux gardes qui portaient Carlo l’interrompit. Les yeux clos, le malheureux respirait avec peine et, sur sa maigre figure, le sang laissait en séchant des traînées noires. On l’étendit sur une sorte de banc garni de coussins. Avec son cou tordu qui l’obligeait à tenir sa tête penchée et ses longs membres grêles privés de vie, il ressemblait à un pantin désarticulé. Pleine de pitié, Fiora alla s’agenouiller auprès de lui en réclamant de l’eau fraîche, des linges, des sels, un cordial. Un valet apporta ce qu’elle demandait et joignit ses efforts à ceux de la jeune femme pour tenter de ranimer le malheureux. Debout derrière eux, Lorenzo, l’œil chargé de nuages, les regardait faire. Enfin, alors que l’on commençait à désespérer, le blessé exhala un profond soupir et ouvrit péniblement les yeux. Mais quelque chose brilla dans leur profondeur bleue en reconnaissant le visage penché sur lui.

– Fiora ! souffla-t-il. C’est un miracle ! Est-ce que... est-ce que vous allez bien ?

La question posée d’une voix enfantine mais touchante la fit sourire. A demi-mort, la première pensée de cet étrange garçon était de s’enquérir de sa santé.

– Très bien, Carlo... et grâce à vous. C’est un miracle en effet qui nous réunit, mais qu’êtes-vous venu faire ici ? Ne saviez-vous pas quel danger vous alliez courir ?

– Oh si ! Mais je ne pouvais plus rester à Rome. Le pape est enragé de fureur contre les Médicis... et contre vous. Il ne parle que de guerre ! Quant à moi, je n’étais plus que le vestige de ses espoirs défunts et j’aurais été tué si donna Catarina ne m’avait caché. C’est elle encore qui nous a donné les moyens de quitter Rome, à Khatoun et à moi. Khatoun voulait vous rejoindre...

– Et vous ? Souhaitiez-vous aussi me retrouver ?

Il y eut un petit silence et le visage blessé esquissa l’ombre d’un sourire timide.

– Non. Je savais que vous n’auriez aucun plaisir à me revoir. Ce que j’espérais... c’était retourner dans mon jardin de Trespiano. J’y ai vécu les seuls jours clairs de ma vie. Quant à la comédie qu’on nous a fait jouer, je voudrais que vous l’oubliiez et que vous viviez comme si je n’existais pas...

– Quelle comédie ?

Cette question, c’était Lorenzo qui venait de la poser d’une voix âpre et brutale. En levant la tête vers lui, Fiora vit le pli amer de sa bouche et la lueur inquiétante que la colère allumait dans ses yeux noirs. Elle le connaissait trop pour ignorer qu’il ne se contenterait pas d’une demi-vérité. Sans lâcher la main de Carlo qui, las d’avoir parlé, s’abandonnait à la fatigue, elle déclara d’une voix basse que seul le Magnifique put saisir :

– La veille du jour où je me suis enfuie de Rome, le pape nous a mariés dans sa chapelle privée...

A ce moment, comme si le ciel n’eût attendu que ces mots pour manifester sa désapprobation, un coup de tonnerre roula d’un bout à l’autre de la ville et une pluie diluvienne s’abattit, saluée dans l’instant par une clameur haineuse de la foule toujours massée devant le palais :

– A mort le Pazzi ! Qu’on nous le livre ! Épouvantée, Fiora serra plus fort la main maigre qu’elle tenait et murmura :

– Si tu le livres, Lorenzo, il faudra que tu me livres aussi...

CHAPITRE II

LE VISITEUR DE LA SAINT-JEAN

L’instant qui suivit fut terrifiant. Dressé devant le groupe formé par le blessé étendu et la jeune femme agenouillée auprès de lui, Lorenzo que sa robe noire grandissait encore le dominait de son ombre menaçante. Ses poings serrés, son visage crispé traduisaient une colère muette qui allait peut-être jusqu’à l’envie de meurtre. Fiora, faisant appel à tout son courage, se releva lentement et lui fit face, consciente de braver ainsi un potentat altéré de vengeance et non plus l’homme qui, parfois, délirait d’amour entre ses bras.

– Décide ! fit-elle. Mais décide vite ! Tu les entends ?

Les hurlements allaient s’amplifiant. L’averse ne dispersait pas la foule qui, au contraire, avait dû grossir, mais Lorenzo ne semblait pas entendre les cris de mort. Son regard fouillait celui de sa maîtresse comme s’il cherchait à en arracher quelque vérité cachée.

– Une Pazzi ! dit-il enfin. Toi, une Pazzi et l’épouse de ce misérable déchet...

L’indignation qu’elle éprouva se teinta d’une amère déception. Quel mobile, sinon une primitive jalousie de mâle – la plus basse puisqu’elle n’a pas l’excuse de l’amour – animait cet esprit généralement brillant pour lui souffler une si plate insulte ?

– Un mariage conclu sous la contrainte ne saurait être

valable devant Dieu, même béni par le pape, dit-elle. Quant à Carlo, il ne m’a pas touchée.

Puis, avec un dédain qui fit monter le rouge aux pommettes de Lorenzo :

– Tu devrais mieux me connaître et, je m’aperçois que je ne suis pour toi qu’une chair à plaisir, à peine plus qu’une courtisane. Alors, tu peux me livrer sans regrets car tu ne me soumettras plus à ton désir.

– Ce qui veut dire ? gronda-t-il.

– Que je partirai demain pour la France... à condition, bien sûr, que je ne sois pas massacrée d’ici une heure avec Carlo.

– Ne me défie pas, Fiora ! Tu n’as rien à y gagner.

– Voilà le banquier qui reparaît. Ai-je jamais cherché à tirer de toi un quelconque avantage ? Ce que tu m’as donné, je ne l’emporterai pas, sois sans crainte ! Je laisserai tout à Démétrios. Mais si tu es incapable de reconnaître tes amis, si la pitié t’est à jamais étrangère, ma place n’est plus auprès de toi.

D’un geste impérieux, elle l’écarta de son chemin et se dirigea vers la porte. Il la rattrapa :

– Où vas-tu ?

– Dire la vérité à Luca Tornabuoni. Lui apprendre que Carlo est mon époux et que, s’il veut le tuer, il me tuera avec lui.

– Mais enfin, pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il vive si, comme tu le prétends, tu as été mariée de force ? Sa mort te libérerait, et tu le sais bien.

– Ma liberté ? C’est lui qui me l’a rendue en me conduisant au palais Riario et en rentrant chez lui avec Khatoun habillée de mes vêtements. Quant à mettre en doute ma parole, c’est indigne ! Souviens-toi de l’homme qu’était Philippe de Selongey. Je l’aimais, je l’aime encore et tu oses prétendre que je me suis laissée marier de bon gré ?

– Oh, je ne l’ai pas oublié !

Saisissant Fiora par un bras, il la traîna plus qu’il ne la conduisit vers un précieux miroir de Venise qui, placé près d’une fenêtre, reflétait la calme et harmonieuse ordonnance du jardin intérieur. Leur double image s’y inscrivit :

– Regarde ! Regarde bien ! ... Je suis laid, Fiora, je suis même affreux, et Carlo ne l’est guère plus que moi. Pourtant, tu m’as laissé te prendre encore et encore ! Bien mieux, c’est toi qui t’es offerte le premier soir. Rappelle-toi ! Tu m’as conduit dans ta chambre, tu as dénoué les cordons de ta chemise. Était-ce par amour pour ton époux défunt que tu me révélais ton corps, que tu m’attirais à toi ?

– J’avais envie de toi... et cette envie n’est pas assouvie, sinon je serais partie...

– Tu aimes l’amour que je te donne, mais c’est à lui que tu penses toujours par-delà la mort, à ce Bourguignon insolent dont je croyais pourtant avoir exorcisé le souvenir.

– Il y a des souvenirs impossibles à effacer, Lorenzo !

– Vraiment ? Sommes-nous donc à ce point semblables que tu acceptes mes caresses... et même que tu les provoques dans la chambre même où il a fait de toi une femme ? C’est à lui que tu penses quand tu gémis sous moi ? Pourtant, c’est mon nom que je cueille sur ta bouche au plus fort du plaisir...

– Ainsi, c’est pour cette raison que tu es venu à moi dans la nuit qui a suivi le crime ? murmura Fiora avec amertume. Pour la joie d’une revanche, pour triompher d’un mort ? Et moi qui croyais que tu avais besoin de moi comme j’avais besoin de toi ? Cela prouve seulement que nous nous sommes rejoints sur un malentendu... Mais qu’espérais-tu prouver en m’expliquant que Carlo est juste un peu plus laid que toi ? Qu’il me suffit de fermer les yeux pour accueillir n’importe quel homme dès l’instant où il en est vraiment un ?

Une voix faible qui semblait sortir du parquet de bois précieux se fit entendre alors, une voix qui disait :

– Lorenzo, Lorenzo ! ... Quand tu respires le parfum d’une rose, lui demandes-tu si elle se souvient des mains qui l’ont fait éclore ? Où est donc passée ta philosophie ? Saisir l’instant, n’est-ce pas ? Tu en es bien loin, il me semble !

Avec une sincère stupeur, Lorenzo considéra le blessé. Appuyé sur un coude, il s’était redressé et regardait les deux amants avec, au fond de ses yeux bleus, une petite flamme ironique.

– Carlo ! souffla-t-il. Je te croyais idiot !

– Je sais. Et moi je te croyais intelligent. Faut-il donc être un déshérité comme moi pour savoir apprécier un fabuleux cadeau de la vie ? Nous sommes amis, Fiora et moi, et cela me donne assez de joie pour que j’accepte volontiers d’être livré à ces gens qui continuent de s’égosiller sous la pluie pendant que toi, privilégié entre tous, heureux entre tous puisqu’elle s’est donnée à toi, tu en es encore à chercher ce que peuvent cacher tes nuits de félicité...

Au prix d’un violent effort qui le fit pâlir un peu plus encore, il réussit à s’asseoir.

– Ce que je me demanderais, si j’étais à ta place, c’est comment je pourrais faire pour la garder. Mais, après tout, peut-être que cela ne t’intéresse pas vraiment.