Parvenus au bas de la tribune, ils s’arrêtèrent pour saluer à la ronde. Quand ils se retournèrent pour gagner leurs places, Fiora vit leurs deux regards se fixer sur elle avec une admiration qui la fit frissonner de joie. Celui de Lorenzo brûlait de ce feu ardent qu’elle connaissait bien, mais le sourire de Commynes n’atteignait pas ses yeux bleus qui semblaient empreints d’une sorte de mélancolie...

– Il doit penser, chuchota Chiara, qu’il est dommage pour la France de perdre si belle dame ?

– Nous sommes amis, et cette amitié il ne la perdra jamais. J’aime beaucoup messire de Commynes, tu sais ?

– Lui aussi, sans doute. Et peut-être plus que tu ne le crois.

– Folle que tu es ! Tu as trop d’imagination... Pendant ce court aparté, les deux hommes avaient gravi les quelques marches couvertes de tapis rouges mais, au lieu de s’asseoir, ils vinrent droit à Fiora qui plongea aussitôt dans une profonde révérence, offerte à l’un comme à l’autre. La voix de Lorenzo résonna, curieusement métallique :

– Vous m’avez dit, sire ambassadeur, l’amitié qui vous unit à la plus belle de nos dames, et je crois aller au-devant de votre désir en vous conduisant à elle sans attendre.

– C’est vrai, Monseigneur, et je vous en rends grâce. Madame la Comtesse de Selongey, ajouta-t-il en français, ce m’est une joie profonde de vous retrouver et de vous saluer en mon nom comme en celui du roi, mon maître.

Il y eut un silence. Fiora, bouleversée d’entendre prononcer ce nom qui n’était plus le sien, resta un instant sans voix et serra l’une contre l’autre ses mains tremblantes sans même songer à rendre son salut au visiteur.

– Sire Philippe, murmura-t-elle. Je vois derrière vous messire Mortimer. Il a dû vous dire que je n’ai plus le droit de porter ce nom...

– Certes, certes chuchota Commynes. Mais... pour que vous ne soyez plus l’épouse du comte de Selongey, il faudrait qu’il soit mort. Or... il ne l’est pas.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– La vérité. Pour ce que j’en sais jusqu’à présent, messire Philippe est vivant. Allons, mon amie, remettez-vous ! Peut-être ai-je été un peu brutal, mais j’étais si sûr de vous apporter une grande joie...

– Vous n’en doutez pas, j’espère ? Oh ! ... il me semble que je perds la tête. Cette exécution...

– ... n’a pas été jusqu’à son terme sanglant. Le gouverneur de Dijon avait ordre de l’arrêter au moment suprême. L’épée du bourreau n’a pas effleuré votre époux.

Sans souci du protocole, Fiora se laissa retomber sur son siège, luttant contre l’envie de pleurer et de rire tout à la fois. Vivant ! Philippe était vivant ! Il respirait toujours, quelque part sous ce ciel infini ! Elle le reverrait, le toucherait, retrouverait ses yeux, son sourire, la chaleur de ses mains ! Les yeux noyés de larmes, elle regarda Commynes qui se penchait sur elle avec inquiétude :

– Madonna ! Vous êtes bien pâle... et vous pleurez !

– De joie ! Oh, mon ami, vous avez été bien imprudent ! Ne savez-vous pas qu’un trop grand bonheur peut tuer ?

– Pardonnez-moi, alors ? Nous parlerons plus tard, car j’ai beaucoup à vous dire...

Laissant Fiora à son amie qui lui offrait un mouchoir imbibé d’une eau de senteur, il rejoignit Lorenzo déjà installé à sa place. Les trompettes sonnaient de nouveau.

– Tu ne vas pas t’évanouir, au moins ? fit Chiara inquiète. Tout le monde te regarde, sais-tu ?

– Eh bien, qu’ils me regardent ! Pour une fois qu’ils ont l’occasion de voir une femme heureuse, follement heureuse !

– Tu ne semblais pas si malheureuse jusqu’à présent ?

– L’étais-je vraiment ? C’est vrai que je me sentais bien et que j’éprouvais une sorte de joie, faite de beaucoup d’orgueil, je crois... mais c’est tellement différent ! Comment t’expliquer ? C’est comme si tout venait d’exploser en moi d’un seul coup...

Chiara ne répondit pas. Son regard chercha Lorenzo et, croisant le sien, crut y lire quelque chose qui ressemblait à de la douleur. Fiora, elle, ne le voyait pas, ne le voyait plus... sa pensée était loin, déjà, à des centaines de lieues de cette ville qu’elle aimait cependant et où, il y a quelques instants seulement, elle souhaitait de rester pour toujours. Mais Fiora était partie à la rencontre de l’homme qu’elle ne pouvait cesser d’aimer.

Ce soir-là, elle ne parut pas au bal du palais Médicis. Après la course, elle se fit accompagner à Fiesole par deux valets des Albizzi :

– Tu diras à messire de Commynes que j’attends sa visite, confia-t-elle à son amie.

– Vous auriez pu vous parler ce soir ?

– Non. Pas dans un bal ! J’ai besoin de calme, Chiara. Il faut que je rentre chez moi.

– Quelque chose me dit que tu y es déjà rentrée...

CHAPITRE III

IL NE FAUT JAMAIS DIRE ADIEU...

– Où est-il ?

Philippe de Commynes décroisa ses longues jambes et, s’accoudant aux bras de son siège, joignit les doigts de ses deux mains, traçant dans l’espace une sorte de pyramide à laquelle il appuya son nez, comme quelqu’un qui réfléchit profondément.

– Je n’en sais rien, soupira-t-il enfin.

Son regard bleu, cherchant celui de Fiora de l’autre côté de la table, semblait solliciter le pardon, mais la jeune femme n’était pas dupe de cette candeur diplomatique. En fait, Commynes essayait de retarder une colère qu’il sentait venir.

– C’est impossible ! dit-elle froidement. Comment pourriez-vous ne pas le savoir, vous qui savez toujours tout !

– Ne me faites pas plus habile que je ne le suis, mon amie, ni mieux renseigné. Et souvenez-vous que j’ai été exilé plusieurs mois. Tout ce que je peux vous dire, c’est ce que le roi m’a chargé de vous apprendre : votre époux a reçu sa grâce au moment où il allait mourir.

Démétrios quitta la table pour aller prendre sur un dressoir un flacon de malvoisie dont il emplit une grande coupe avant de la tendre à leur hôte :

– Un point, c’est tout. Dit-il avec un demi-sourire.

– Voulez-vous dire par là qu’une fois descendu de l’échafaud, on l’a simplement prié d’aller se faire pendre ailleurs et laissé se perdre dans la foule ? Cela ne ressemble guère au roi Louis.

– Non. Bien sûr que non. Il a été ramené à la prison de Dijon puis, de là, transféré ailleurs. Mais ne me demandez pas où, car je l’ignore. Notre sire se réserve de vous le dire lui-même quand vous vous reverrez. Car, bien sûr, il vous attend.

Un chaud sourire illumina le fin visage de la jeune femme. C’en était bien fini de ses hésitations et de ses atermoiements. Une haute volonté décidait pour elle et l’appelait vers ce qui ne pouvait être qu’un grand bonheur retrouvé.

– Ce sera un plaisir de faire route avec vous. J’aime beaucoup votre conversation.

Douglas Mortimer, qui pillait à la fois un panier d’amandes, une jatte de miel et une coupe de raisins secs, se mit à rire :

– Il faudra vous contenter de la mienne, donna Fiora. C’est moi qui suis chargé de vous ramener. Et je ne suis même là que pour cela. Messire de Commynes continue jusqu’à Rome.

– A Rome ! Qu’allez-vous faire là-bas ? ... Si je ne suis pas indiscrète, bien sûr.

– Du tout. Il faut simplement comprendre. Vous trouver ici a été pour moi une grande joie et un grand soulagement car ma mission s’en trouve simplifiée. J’avais l’ordre, en effet, de vous chercher à Rome et de vous embarquer sur le premier bateau en partance de Civita Vecchia, à quelque prix que ce fût. C’est ce qui explique la présence de l’espèce d’armée que l’on m’a adjointe.

– Voulez-vous dire, fit Démétrios, que vous alliez sommer le pape de vous remettre Fiora ?

– Exactement. Le roi n’aime pas que ses envoyés disparaissent sans laisser de traces ou soient victimes d’un climat malsain. De ce côté-là, tout est bien qui finit bien, mais je n’en ai pas encore terminé avec Sa Sainteté.

– Le roi de France offrirait-il ses bons offices pour apaiser le conflit entre Rome et Florence ? ne put s’empêcher de demander Démétrios que les jeux de la politique passionnaient depuis qu’il avait vécu auprès de Louis XI.

– En aucune façon. Mon ambassade en Italie présente un double aspect politique : assurer Florence du soutien et de l’aide de la France, et faire entendre au pape le courroux de son roi. J’ai, pour celui-ci, une lettre qui devrait le ramener à une plus saine compréhension des choses. Le roi lui explique que, devant son attitude, il se propose de réunir le mois prochain, à Orléans, l’Eglise du royaume, pour rétablir la Pragmatique Sanction[iv] jadis décidée à Bourges sous le règne de Charles VII et réclamer la réunion d’un concile général auquel il pourrait bien demander la destitution de Sixte IV. Enfin, le roi souhaite que, dans sa haine pour Florence, le pape n’oublie pas le Turc ! Le danger grandit de ce côté !

Démétrios fit entendre un léger sifflement :

– Eh bien ! J’espère que vous en sortirez vivant ?

– Je ne m’inquiète nullement. S’il m’arrivait malheur, notre sire entend ressusciter ce vieux droit d’héritage au royaume de Naples et envoyer une armée pour l’enlever aux Aragon. Une armée qui, bien sûr, passerait par Rome.

– Pour un souverain qui n’aime pas la guerre, dit Fiora, on dirait qu’il cherche à mettre les bouchées doubles ?

– Il ne s’agit que d’une menace, Madonna. Le roi est trop sage pour vouloir courir l’aventure et l’Italie ne l’intéresse qu’en fonction de ses bonnes relations avec Florence et Venise. L’important pour lui, dans l’immédiat, est de savoir si la Seigneurie et le peuple... et le clergé florentin sont décidés à se grouper autour de Monseigneur Lorenzo pour affronter les épreuves que leur prépare Sixte.

– Les Florentins ne sont pas des lâches, s’écria Fiora d’une voix où vibrait tout l’amour qu’elle portait en elle depuis l’enfance. L’excommunication de Lorenzo et des prieurs a seulement augmenté leur indignation. Quant à la guerre, chacun ici sait qu’elle va venir et s’y prépare. Ne vous laissez pas aveugler par la gaieté de nos fêtes.

– La guerre, oui... mais l’interdit[v] ?

– Le pape n’irait pas jusque-là ? fit Démétrios.

– Nos espions à Rome prétendent qu’il y pense sérieusement. Dites-vous bien que cet homme, vraiment pieux cependant, est prêt à tout pour faire plier Florence, abattre les Médicis et asseoir la fortune et la puissance de ses neveux. Que va faire la ville, dans ce cas ? Se soumettre ?

– Sûrement pas ! dit Démétrios. Une cité toute empreinte de philosophie grecque ne saurait plier devant les foudres archaïques des siècles barbares. Et je peux même vous prédire ce qui se passera si le clergé met à exécution les ordres du pape : elle le chassera, le jettera hors de ses remparts comme autant de bouches inutiles. Elle soignera ses malades et enterrera ses morts. De toute façon, je serais fort surpris que l’archevêque obéisse...

– Il y a plaisir à parler avec vous, Démétrios ! fit Commynes en riant. Tout se tient, en effet, et l’archevêque va mettre ses espoirs dans ce concile que le roi de France appelle de ses vœux. Je crois que cette guerre, si vraiment elle éclate, ne durera pas très longtemps et que Monseigneur Lorenzo, prince sage et habile s’il en fut, a devant lui de longues années de paix... mais assez parlé politique ! C’est d’un goût déplorable après un repas aussi délicieux.

– De quoi voulez-vous parler, alors, dit Fiora avec un sourire. La politique dévore les trois quarts de votre vie.

– Parlons de la vôtre et de votre avenir. Je vous ai dit tout à l’heure qu’à la maison aux pervenches tout va aussi bien que possible en votre absence et que l’on vous y attend anxieusement. Je suppose que vous avez hâte d’y retourner ?

– Grand-hâte ! J’ai tant pensé à eux durant tous ces mois. Mon fils ne me connaît même pas puisque j’ai été enlevée peu après sa naissance. Je ne lui plairai peut-être pas !

– Il aurait bien mauvais goût, soupira Mortimer qui avait trop mangé et qui, abandonnant la table, se mit à marcher à travers la grande salle fraîche. Mais je ne suis pas inquiet de ce côté-là et vous, vous en serez folle : c’est un beau petit bonhomme que le roi lui-même prend plaisir à venir voir. Il s’arrête souvent au manoir en revenant de la chasse.

– C’est vrai ? Il vient voir mon petit Philippe ?

– Eh oui ! Vous savez quel souci il éprouve pour tout ce qui touche à Monseigneur le Dauphin, lequel est de faible constitution et de petite santé ? Alors, ce petit garçon sans père ni mère l’émeut profondément. Il joue un peu au grand-père avec lui

– Qui pourrait le croire si délicat et si attentif ? murmura Fiora émue. Je ne suis pas certaine de mériter tant de bonté, mais je serai heureuse de le revoir, lui aussi...