– La guerre est loin, fit Léonarde, et le duc ne peut tirer de ses provinces que ce que lui accordent, en hommes et en argent, les États de Bourgogne pour ce pays-ci, les États de Flandres pour ceux de par-delà... Et il faut, tout de même, bien des bras à cette terre...

– Mais le duc commence à manquer d’or à ce que l’on dit, reprit le Grec avec une sombre joie. Alors qu’il était le prince le plus riche de toute la chrétienté... S’il cherche à contracter des emprunts...

Il se tut brusquement, conscient de ce qu’il était en train de dire. Rappeler les besoins en argent frais du Téméraire au moment où Fiora s’obligeait à ce pénible pèlerinage ne pouvait qu’être douloureux à la jeune femme. C’était ramener à la surface le souvenir cuisant de l’étrange mariage conclu en trois jours, l’hiver précédent, entre l’héritière du riche Francesco Beltrami et le comte Philippe de Selongey, l’ambassadeur envoyé par le Téméraire auprès de Lorenzo de Médicis pour tenter de négocier un emprunt. Emprunt que le Magnifique avait refusé par fidélité à son alliance avec le roi de France. La dot royale de Fiora avait alors rejoint les coffres du duc de Bourgogne cependant que sa vie d’épousée se réduisait à la seule nuit de noces. Et puis Philippe s’en était reparti, à l’aube, pour aller se faire tuer, ayant, pensait-il, souillé son nom par cette union avec l’enfant de l’inceste. Fiora qui l’aimait avait beaucoup pleuré mais, à présent, il était difficile de deviner quels étaient au juste ses sentiments envers son fugitif époux. L’aimait-elle encore ou l’avait-elle ajouté au nombre de ceux dont elle entendait se venger ? Il est vrai que Selongey avait reparu discrètement à Florence au moment où s’écroulait la fortune des Beltrami, mais qu’il en était reparti encore plus vite sans chercher à savoir ce qu’était devenue sa jeune femme. Voulait-il la revoir ou bien tenter de procurer à son maître de nouveaux subsides ?

Conscient du silence qui avait suivi ses derniers mots, Démétrios, après un bref coup d’œil à Fiora qui chevauchait, impavide, à son côté, reprit la parole mais se contenta de vanter le charme du paysage et la beauté opulente de cette ville de Dijon où les ducs de Bourgogne avaient accumulé œuvres d’art et bâtiments prestigieux. Telle cette Sainte-Chapelle couronnée d’or où se tenaient les grands chapitres de la Toison d’or, l’ordre de chevalerie fondé par le père du Téméraire et dont Selongey était honoré.

En fait, Fiora n’entendait guère ses propos. La violence des drames qu’elle avait vécus, ce dernier printemps, s’atténuait en elle pour laisser place au souvenir de celui vécu jadis par ses jeunes et imprudents parents. Etait-ce la magie propre à cette terre de Bourgogne vers laquelle, depuis l’instant où elle y avait posé le pied, elle se sentait attirée ? Toujours est-il que Jean et Marie de Brévailles lui devenaient plus proches et plus chers à mesure qu’elle remontait le temps pour rejoindre leur drame.

Aux abords du prieuré de Larrey, se trouvait un petit clos dont les murs bas jouxtaient ceux du couvent. C’était un minuscule domaine composé d’une vigne, d’un grand carré potager avec quelques arbres fruitiers et d’une maison basse, abritée sous un toit à deux pentes. Un homme en sarrau de toile bise, ses longs cheveux blancs dépassant d’un bonnet de laine, y travaillait, courbé sur les ceps couverts de feuilles vertes. C’était un homme âgé mais, quand il se redressa, soutenant de ses mains ses reins qui devaient lui faire mal, on put voir qu’il était grand et encore vigoureux.

– C’est lui, dit Léonarde. Voulez-vous que je lui parle ?

– Non, merci, répondit Fiora. Je préfère y aller moi-même. Si vous voulez bien m’attendre un moment ?

Elle sauta à terre, marcha vers la barrière faite de grosses branches qui fermait l’étroit domaine, la poussa et se dirigea vers le vieillard qui, une main en auvent au-dessus des yeux, la regardait venir à lui dans un rayon du soleil.

– Pardonnez-moi d’entrer chez vous sans y être invitée, dit-elle. Vous êtes maître Arny Signart, n’est-ce pas ?

Peu habitué à des visites de cette qualité, l’ancien bourreau salua gauchement :

– Si vous savez mon nom vous savez donc aussi ce que j’étais ?

– Je le sais. C’est à ce titre que j’ai désiré vous voir...

– Je n’aime guère me rappeler ces années-là mais... à votre service, madame ! Voulez-vous vous asseoir un peu devant la maison ?

– Ne pouvons-nous marcher ? Vous avez là une belle vigne...

Sous la barbe blanche qui donnait à ce solitaire l’air d’un patriarche, naquit un timide sourire :

– Et qui donne de bon vin... Marchons donc puisque c’est votre désir...

Ils firent quelques pas entre les rangées régulières de plants que le vieil homme caressait au passage d’un geste affectueux.

– Il y aura dix-huit ans en décembre prochain, dit Fiora, un inconnu, un riche marchand florentin, vous a donné de l’or pour accomplir une mission qu’il vous avait confiée et qui lui tenait à cœur. C’est de cela que je suis venue vous parler...

Maître Signart s’arrêta et Fiora, qui marchait devant lui, se retourna. Elle vit que son visage était devenu très pâle :

– Qui êtes-vous, fit-il d’une voix soudain enrouée, pour évoquer ce terrible jour dont j’implore chaque jour le Tout-Puissant de m’ôter le souvenir ?

Lentement, Fiora fit glisser le voile blanc qui enveloppait sa tête pour mettre son visage à découvert :

– Regardez-moi ! ... Je suis « leur » fille, celle que le marchand florentin avait adoptée...

Vivement, le vieillard se signa comme devant une apparition puis cacha sa figure dans ses mains que la jeune femme put voir trembler.

– Que... que voulez-vous ? balbutia l’ancien bourreau. Quelle vengeance voulez-vous exercer sur un vieil homme ?

– Je leur ressemble donc à ce point ?

– Au point de réveiller mes cauchemars. Vous n’imaginez pas combien de fois je les ai revus, tous les deux ! Ils étaient jeunes... ils étaient beaux, ils se souriaient... et moi j’ai dû les abattre...

– C’est peut-être le meilleur service que vous ayez pu leur rendre parce qu’ils sont partis ensemble. Je hais ceux qui les ont conduits à l’échafaud mais, si on les avait enfermés, séparés l’un de l’autre et jusqu’à ce que la mort les prenne, je crois qu’ils auraient été infiniment malheureux. Quand on s’aime, il doit y avoir une douceur à partir ensemble, même par ce chemin-là...

Le vieil homme avait laissé retomber ses mains et contemplait cette belle jeune femme qui, de toute évidence, l’avait oublié et se parlait à voix haute. Il la regardait avec étonnement mais non sans une sorte de soulagement...

– Vous pensez vraiment ce que vous dites ?

Elle lui sourit sans la moindre arrière-pensée. Ce vieillard déplorant le crime qui n’était pas le sien, qui même en était obsédé la touchait. Lui, le malheureux, n’avait été qu’un instrument et il demeurait hanté par le souvenir de ces deux êtres qu’il lui avait fallu décapiter. Ceux qui avaient voulu, ordonné cette double mort avaient-ils connu, eux aussi, les mauvais rêves et les obsessions ? Fiora en doutait beaucoup. Regnault du Hamel était un homme sans cœur, Pierre de Brévailles ne devait pas en avoir davantage. Quant au duc de Bourgogne, le souvenir d’un jeune frère d’armes assassiné ne devait pas peser beaucoup auprès de ses royales ambitions.

– Je pense chacun des mots que je dis, reprit Fiora, et je ne suis pas venue vous tourmenter mais uniquement vous demander où se trouve cette tombe que mon père avait souhaitée pour eux. Je voudrais pouvoir y prier...

Tout en disant ces mots et se souvenant de ce qui s’était passé chez Jehan du Poix, elle porta la main à son escarcelle mais le vieillard l’arrêta :

– Surtout, ne m’offrez rien ! Votre père a royalement payé la tâche qu’il m’a confiée : c’est à lui que je dois de posséder cette maison qui me rapproche du ciel, moi qui vivais dans la fange. La tombe que vous cherchez est tout près d’ici...

– Vous allez pouvoir m’y conduire, alors ?

– Non, car il vaut mieux que l’on ne nous voie pas ensemble. Mais vous trouverez facilement : en sortant d’ici et en prenant le chemin à main gauche, vous verrez, près du petit bois qui couronne ce coteau, une fontaine. Elle appartient au prieuré comme les terres qui l’entourent et s’appelle la fontaine Sainte-Anne. Le sol en est sacré. C’est à côté de la fontaine que je les ai enterrés et j’ai planté dessus une aubépine qui est en fleur plus tôt et plus longtemps que les autres. Les gens de la région ont vu, dans sa floraison, une sorte de miracle et, au printemps, les filles viennent y cueillir quelques brindilles comme porte-bonheur...

– Quand avez-vous fait cela ? ...

– Trois jours après l’exécution, il n’y avait plus de neige et il valait mieux ne pas attendre que la terre soit trop tassée. C’était la lune nouvelle et il faisait très noir mais je suis comme les chats et j’y vois dans l’obscurité. Et puis, j’ai eu de l’aide...

– Qui donc ? L’un de vos valets ?

– Oh non ! Je n’avais pas assez confiance. C’est le vieux prêtre qui m’a donné la main. Il n’a pas voulu repartir pour Brévailles avant d’avoir accompli avec moi ce qu’il considérait comme un devoir pieux. Pauvre brave homme ! Il n’était pas très solide mais il m’a été tout de même bien utile. Et il a pu au moins bénir la terre... Voyez-vous, madame, ce m’est une douceur de savoir que ces malheureux enfants reposent là, dans la paix d’un sol béni et tout près de moi. Même si mes nuits restent pénibles. Ma paix à moi, je ne l’ai trouvée que lorsque j’ai abandonné le métier et suis monté ici pour n’en plus redescendre. Et c’est pourquoi, tout à l’heure, j’ai eu si peur en vous reconnaissant...

– Vous voyez bien qu’il n’y avait aucune raison. Je suis certaine qu’ils vous ont pardonné eux-mêmes depuis longtemps. Sans doute depuis l’instant où vous avez frappé. Adieu, maître Signart ! Nous ne nous reverrons sans doute jamais. Sachez pourtant que je vous remercie du fond du cœur...

Le laissant rentrer dans sa maison, peut-être pour y prier mais plus certainement pour y boire un verre de son vin afin de se remettre, Fiora rejoignit ses compagnons.

– Les savoir en paix et dans une terre sainte change-t-il quelque chose à tes projets de vengeance ? demanda Démétrios.

– Cela n’atténue en rien les fautes des coupables. J’irai jusqu’au bout...

– Hormis le duc Charles, les autres sont peut-être morts ?

– C’est ce qu’il faudra découvrir. Seule la justice de Dieu peut leur éviter la mienne. Mais voici, je crois, la fontaine.

La description de l’ancien bourreau avait été parfaite et l’endroit paraissait charmant. A l’orée d’un joli bois de pins, un filet d’eau coulait dans un petit bassin fait de grosses pierres veloutées de mousse et, tout auprès, un gros buisson d’aubépine poussait ses branches vigoureuses, ses feuilles finement découpées et la neige parfumée de ses fleurs délicates qui poudraient déjà le sol et tremblaient sur l’eau de la fontaine. Mais ce que n’avait pas prévu le vieux Signart, c’était une présence : quelqu’un priait devant l’aubépine.

C’était un jeune homme pauvrement vêtu et si grande était sa ferveur qu’il n’avait pas entendu le pas des chevaux. Du regard, Fiora interrogea Démétrios. Le médecin haussa les épaules :

– Si l’on vous a dit que cet arbuste passait pour miraculeux, cela s’explique. Il suffit de laisser ce garçon achever sa prière...

Ce ne fut pas long. Sentant peut-être qu’il était observé, le paysan – car tout indiquait que c’en était un – termina bientôt son oraison sur un ample signe de croix puis, se penchant vivement, il baisa la terre, se redressa, cassa une petite branche qu’il enfouit sous sa blouse, enfin, se retournant, enfonça son bonnet sur sa tête d’un geste rageur et jeta aux nouveaux venus :

– Que venez-vous chercher céans ? Si c’est pour faire boire vos chevaux, sachez que cette fontaine est sainte.

– Nos chevaux n’ont pas soif, répondit Fiora et nous ne souhaitons rien faire d’autre que ce que vous faisiez vous-même : prier. Y voyez-vous quelque empêchement ?

Le jeune homme ne répondit pas mais s’avança lentement vers les cavaliers qui, d’ailleurs, mettaient pied à terre. C’était un garçon qui pouvait avoir vingt-cinq ou trente ans, assez grand mais, en dépit de ses habits grossiers, d’une complexion plus délicate et, pour tout dire, plus élégante que l’on ne pouvait s’y attendre. Son visage sans beauté avait des traits rudes et un peu brouillés mais qui, pourtant, semblèrent curieusement familiers à Fiora. Pour sa part, le paysan avait fixé sur elle son regard sans plus s’occuper des autres personnages. Il vint droit à elle :