– Moi, son ange gardien ? Moi qui en quittant Florence ne rêvait que de le tuer ? ... Il y a là de quoi me faire revenir à mes premières idées.

– N’essayez pas car vous n’y parviendrez pas quoi que vous fassiez. La lame du poignard cassera, le poison sera sans effet...

– Mais enfin vous croyez à ces folies, vous, si logique et si bon philosophe ? Qui vous a dit cela ? Le duc ?

– Non. Le Grand Bâtard que je priais d’intercéder pour vous et qui, depuis longtemps, a demandé que l’on vous rende votre liberté.

– Il faudrait alors que Battista rentre chez lui. Après tout il est romain, cet enfant, et il n’appartient pas vraiment à la maison de Bourgogne. Son maître n’était-il pas le comte de Celano ?

– Qui a disparu à Grandson et dont on ne sait ce qu’il est devenu. Mais je vous en prie calmez-vous ! Rien n’est encore perdu. En vous quittant, je dois m’arrêter à Saint-Claude pour y attendre Mgr Nanni. Le légat espère toujours arriver à conclure la paix entre la Bourgogne et les Cantons. Le pape et l’empereur y sont attachés et il a désiré me rencontrer. Nous verrons ensemble ce que nous pouvons faire. Le jeune Colonna pourrait être rappelé à Rome... par un deuil familial, par exemple ?

– Vous pensez obtenir du légat qu’il profère un aussi gros mensonge ?

En dépit de la gravité du moment, Panigarola se mit à rire.

– Ma chère enfant, apprenez qu’en politique comme en diplomatie, le mensonge et la vérité sont des notions tout à fait abstraites. Il n’y a que le résultat qui compte... et Mgr Nanni est l’un des meilleurs diplomates que je connaisse. Ainsi donc prenez patience ! ... et permettez à un vieil ami de vous embrasser car vous lui êtes devenue chère. Portez-vous bien, donna Léonarda !

– Je n’y manquerai pas, messire, fit celle-ci avec une petite révérence et j’en souhaite tout autant à Votre Excellence !

Le soir venu, le duc Charles, à la surprise de Fiora, se fit annoncer chez elle. Et elle constata du premier regard qu’il était triste.

– Je viens vous demander à souper, donna Fiora, dit-il en prenant sa main pour la relever de sa révérence. Et, à moins que cela ne vous contrarie, on servira ici.

-Monseigneur ne sait-il pas qu’il est chez lui ?

– Ne soyez pas si cérémonieuse. Vous devez être aussi affligée que moi. N’avons-nous pas perdu un ami ?

– Je ne crois pas. Vous avez perdu l’ambassadeur, non l’ami qui vous reste certainement attaché.

– Puissiez-vous dire vrai mais je mesure à ces défections combien la gloire de la Bourgogne est ternie. Il est urgent qu’une grande victoire lui restitue tout son éclat. Heureusement vous me restez.

En dépit de ce qu’avait dit Panigarola, Fiora ne put s’empêcher de tenter sa chance :

– Tenez-vous vraiment à m’emmener encore en guerre, monseigneur ? J’en suis... affreusement lasse ! La guerre me fait horreur...

– Vous voulez me quitter, vous aussi ? Qu’est devenu mon jeune écuyer si vaillant ? Qu’est devenue la dame de Selongey qui tenait tant à maintenir auprès des miennes les couleurs de son époux ?

– Elle a vu verser trop de sang. Ne lui accorderez-vous pas de se retirer à Selongey ?

– Pour y vivre dans la solitude d’un château campagnard ? Non, donna Fiora, je ne crois pas que cela vous tente. Il y a autre chose n’est-ce pas ? Cette amitié qui m’était si douce n’était qu’un leurre ? Comme les autres vous voulez me fuir parce que vous me croyez fini, détruit...

Il s’énervait. Sa voix montait déjà. Devinant alors qu’il lui fallait prendre le dessus, Fiora s’écria :

– Vous avez raison : il y a autre chose. Campobasso va vous revenir et moi je ne veux plus jamais revoir cet homme ! C’est pour cela que je vous demande mon congé...

– Ce n’est donc que cela ? Alors rassurez-vous. Je promets que vous ne le verrez pas. Il est vrai qu’il a demandé à reprendre du service sous ma bannière. C’est un bon capitaine et j’ai malheureusement besoin de ses soldats mais il ne viendra pas ici. Je lui ai ordonné d’aller prendre position entre Thionville et Metz où il attendra le prince de Croy et le duc Engelbert de Nassau qui vont venir des Pays-Bas avec cinq mille hommes de pied. Dans peu de jours il faut que nous ayons quitté La Rivière. L’Enfant a mis le siège devant Nancy et je veux le prendre à revers. Vous serez auprès de moi comme naguère mais Olivier de La Marche aura ordre de veiller sur vous et de vous tenir à l’écart lorsque Campobasso viendra me voir. Mais je ne veux pas que vous me quittiez. Il faut, vous entendez, il faut que vous demeuriez à mes côtés. Ne me demandez pas pourquoi !

Et, oubliant qu’il s’était invité à souper, le Téméraire s’enfuit. La porte retomba derrière lui et le bruit s’en prolongea un instant dans le silence qui s’était établi dans la chambre.

– Eh bien ! soupira Léonarde. Nous souperons seules !

– J’aime autant cela mais avouez tout de même que c’est effrayant ! Jamais je ne pourrai lui échapper..,

– N’y pensez pas ! Vous ne devez plus avoir en tête qu’une seule idée : nous allons partir pour Nancy. N’est-ce pas là le principal ? Ce serait bien le diable si dans le tohu-bohu d’une guerre nous n’arrivions pas à fausser compagnie à monseigneur. Et si le jeune Colonna n’est pas encore parti, eh bien, nous l’enlèverons.

– Léonarde, dit Fiora avec conviction, vous m’étonnerez toujours. Enlever Battista ?

– Pourquoi pas ? Ce pourrait être très amusant...

Le 25 septembre au matin, l’armée si péniblement reconstituée quittait La Rivière... D’aucuns auraient dit une apparence d’armée tant le contraste était poignant avec la superbe machine de guerre que deux semblants de bataille avaient réduite en miettes. Vieux soldats recuits au feu des mitrailles et jeunes recrues, la Bourgogne, la Picardie, le Luxembourg et le Hainaut avaient apporté tout ce qu’ils pouvaient fournir pour les adjoindre aux lances fidèles de Galeotto, le seul mercenaire dont la loyauté n’eût jamais fait défaut. Mais c’étaient les troupes de la dernière chance. Qu’une nouvelle défaite les disperse ou les anéantisse et il n’y aurait plus rien, plus même de Bourgogne dont les clochers vides n’avaient plus de bronze à fournir. Dix mille hommes, pas plus, c’est tout ce que le Téméraire traîne après lui et sur lesquels il compte pour chasser une fois de plus l’Enfant de sa terre natale.

Sous le chaperon noir qu’elle a repris pour cacher ses cheveux déjà longs, Fiora chevauche à la queue du cheval du Téméraire et en compagnie de Battista. Elle est si sombre que le page n’ose même plus chanter. Panigarola lui manque. Sa culture et sa philosophie en faisaient un compagnon inégalable grâce à qui le plus long chemin se parcourait sans peine. Les nouvelles qu’elle en avait reçues n’étaient pas des meilleures : en arrivant à Saint-Claude, le légat papal avait dû se coucher sous les assauts d’une bronchite jointe à une attaque de goutte. Il n’était pas près de rejoindre le duc Charles...

Celui-ci bouillait d’impatience. Savoir René II devant Nancy le rendait malade et aussi l’obligatoire lenteur d’une armée dont tous les membres n’étaient pas montés, tant s’en faut ! Quatre à cinq lieues par jour, sous le poids des armes, c’était tout ce que l’on pouvait demander à l’infanterie alors que le Téméraire rêvait de voler comme l’aigle pour fondre enfin sur son ennemi.

Par Levier, Ornans, Besançon et Vesoul, on atteignit les confins de la Lorraine où l’on s’enfonça vers l’ouest afin d’éviter les villes déjà reconquises par René. Le Téméraire ne voulait pas gaspiller ses forces. Il voulait d’abord Nancy et, pour cela, il fallait qu’il rejoigne les troupes de Campobasso, de Chimay et de Nassau auxquelles il avait donné l’ordre de venir à sa rencontre à Toul... Le 7 octobre, il faisait son entrée dans Neufchâteau... à l’instant même où René II entrait dans sa capitale retrouvée et en chassait le gouverneur bourguignon, Jean de Rubempré seigneur de Bièvres. Fou de rage, le duc Charles faillit tuer le messager qui lui en apportait la nouvelle...

Néanmoins, son armée grossissait. Quand il eut fait, à Toul, sa jonction avec Campobasso – qui d’ailleurs se fit attendre – et récupéré les troupes – environ quinze cents hommes – évacuées de Nancy par Jean de Rubempré, il se vit à la tête d’un effectif de dix-huit mille soldats. C’était plus que n’en pouvait aligner le jeune duc de Lorraine et tous les espoirs demeuraient permis. D’autant que le 17, les Bourguignons battaient une partie de ses gens à Pont-à-Mousson. La route de Nancy était ouverte...

Charles crut tout de bon que son étoile enfuie brillait à nouveau au-dessus de sa tête quand il apprit que René venait, une fois de plus, de quitter Nancy pour se procurer un surcroît de troupes. Celui-ci laissait la ville aux plus coriaces de ses fidèles : Gérard d’Avilliers, les frères d’Aguerre, Petit-Jean de Vaudémont, renforcés de deux capitaines gascons : Pied-de-Fer et Fortune. Deux mille hommes avec eux :

– Nous tiendrons au moins deux mois, lui dirent-ils, mais faites vite ! Sinon, ensuite, ce sera la faim qui nous décimera...

Jean de Rubempré, en effet, et la garnison en grande partie anglaise de la ville avaient résisté près de deux mois au duc René. Depuis que celui-ci y était entré, elle n’avait guère eu le temps de refaire des approvisionnements qui faisaient déjà cruellement défaut puisque l’on en était venu à manger les chevaux, et pas davantage de réparer ses murailles écornées. Aussi, quand, le 22 octobre, le Téméraire investit la ville et fit reconstruire auprès de la Commanderie Saint-Jean sa maison de bois, était-il sûr que la victoire était à portée de sa main.

– Nous fêterons Noël au palais comme l’an passé, dit-il joyeusement à Fiora, et je donnerai une si belle fête que vous dédaignerez le souvenir de celles des Médicis...

Elle le remercia d’un sourire machinal mais le cœur n’y était pas. A nouveau, il était avec elle amical, chaleureux, allant jusqu’à les installer, Léonarde et elle, dans une chambre de son logis de campagne. De même, il avait tenu sa parole et elle n’avait pas revu Campobasso. Elle lui était reconnaissante mais pas moins désorientée. Ce René II qui fuyait tel un mirage dès que l’on croyait s’approcher de lui en venait à l’exaspérer. Où était-il à présent ? A Strasbourg, à Berne, à Fribourg, Dieu sait où parmi les Cantons ? Démétrios était-il toujours avec lui ?

Et Philippe ? Où était Philippe ? Était-il guéri de ses blessures et, en ce cas, le retenait-on dans quelque prison ? Les points d’interrogation se succédaient dans l’esprit découragé de la jeune femme et elle ne voyait pas où il fallait en chercher les réponses.

– Si le duc de Lorraine est parti chercher du secours, il finira bien par revenir, prédisait Léonarde toujours pratique. Cessez de vous tourmenter ; vous ne changerez rien à cette histoire insensée que le duc Charles nous oblige à écrire avec lui...

– Savez-vous à quoi je pense ? Je me demande si Démétrios n’est pas dans Nancy. Une cité assiégée a besoin d’un bon médecin tandis qu’un jeune prince en parfaite santé peut s’en passer...

– Cela n’a rien d’impossible. Mais je ne vois pas comment vous pourriez entrer dans cette ville pour vous en assurer ?

Soir après soir, de la fenêtre de sa chambre, Fiora regardait le jour tomber sur Nancy avec le désir toujours plus ardent d’y pénétrer. Elle en venait à penser que ces murs meurtris par le tir des bouches à feu et cependant toujours debout retenaient aussi l’homme qu’elle aimait. Mais comment arriver jusque-là sans essuyer le feu des défenseurs ou se faire tuer par les assaillants ? Et elle s’effrayait quand, en fin de journée, le rouge soleil d’automne habillait les remparts de flamme et de sang.

La ville se défendait farouchement. Des attaques incessantes harcelaient le camp bourguignon qui, chaque fois, y laissait des hommes. Le bâtard de Vaudémont que la légende commençait à auréoler avait même réussi, dans la nuit de la Toussaint, à s’approcher du quartier général des assaillants et le logis du Téméraire n’avait échappé à l’incendie que de justesse. Vaudémont s’était fondu dans la nuit avec ses hommes sans en laisser un seul sur le terrain mais des cadavres marquaient son passage.

Et puis l’hiver, avec un mois d’avance, arriva comme une tempête et mit tout le monde d’accord en ensevelissant sous ses nappes de neige et ses écharpes de brume assiégeants et assiégés. En une nuit tout fut blanc ; les ruisseaux et l’étang Saint-Jean se figèrent et la Meurthe elle-même se mit à charrier des glaçons. La faim et ses souffrances s’installèrent dans Nancy, le froid, la maladie et la peur dans le camp des Bourguignons. Chaque jour qui se levait révélait des désertions.