Inquiet, Antoine de Bourgogne tenta de faire entendre raison à son frère :

– Pourquoi vous obstiner à cette campagne d’hiver ? Nous perdons des soldats tous les jours. Levons le camp et allons nous abriter en Luxembourg. Au printemps nous reviendrons...

– Ce serait donner à René le temps de refaire une armée, à Nancy celui de se ravitailler. Non, mon frère. J’ai décidé de passer Noël dans cette damnée ville dont je voulais faire la capitale d’un empire. Ils ne tiendront plus longtemps. Ils ont mangé les chevaux. A présent ils mangent les chiens, les chats et même les rats...

Ce n’était que trop vrai. Nancy endurait vaillamment son martyre, brûlait ses meubles pour avoir un peu moins froid et tentait des sorties désespérées dans l’espoir de récupérer un peu de nourriture... Les Bourguignons en manquaient moins car ils contrôlaient, au nord de la ville, la route de Metz et du Luxembourg par où leur venait le ravitaillement. Le trésor de guerre, en effet, se trouvait à Luxembourg. Campobasso, Chimay et Nassau surveillaient cette route avec défense formelle d’en bouger. C’était le duc qui, chaque matin, s’en allait visiter les capitaines et les différents ouvrages avancés.

Fiora appréciait ces dispositions : elles tenaient Campobasso éloigné du camp de la Commanderie et lui permettaient de sortir sans craindre de mauvaises rencontres. Car dans la maison de bois, l’atmosphère, enfumée par les braseros, lui paraissait difficile à supporter. « Nous sortirons de là fumés comme des jambons », grognait Léonarde, et chaque jour, en compagnie de Battista, elle s’obligeait à une courte promenade autour de l’étang Saint-Jean ou vers le bois de Saurupt. C’est ainsi qu’un jour où, profitant d’un rarissime rayon de soleil, elle s’était avancée jusqu’à la lisière du bois, elle vit un bûcheron occupé à débiter un arbre dont il entassait les morceaux dans une sorte de traîneau. Elle eut l’envie soudaine de lui parler et s’approcha :

– Vous êtes de par ici, brave homme ? Il n’y a pourtant plus beaucoup de maisons aux alentours.

– J’habite assez loin mais, par ce fichu temps, faut bien trouver d’quoi s’chauffer, pas vrai ?

L’homme s’était redressé et se frottait les reins et, du haut de sa grande taille, considérait la jeune femme avec, dans ses yeux bleus, une lueur amusée. En dépit d’une barbe et d’une moustache envahissantes, Fiora stupéfaite reconnut Douglas Mortimer... Jetant un rapide regard autour d’elle pour voir où était Battista elle le vit bander l’arc qu’il emportait toujours avec lui par précaution pour tirer un vol de corbeaux. Il ne pouvait pas l’entendre :

– Qu’est-ce que vous faites là ? chuchota-t-elle.

– Vous voyez, je m’occupe. Ce n’est pas facile de vous rencontrer dites donc ? Le roi s’inquiète de vous et se demande si vous n’êtes pas devenue bourguignonne ? On lui a parlé d’une jeune femme qui ne quitte plus le Téméraire. Vous êtes sa maîtresse ?

– Ne dites pas de sottises : le duc n’a pas de maîtresse. Mais il tient à moi parce qu’il voit en moi une sorte de talisman.

La figure barbue se fendit d’un large sourire :

– Si vous étiez à Grandson et à Morat vous êtes en effet un sacré talisman.

– On lui a prédit que la mort ne l’atteindrait pas tant que je serai avec lui...

– Je vois. Mais vous avez des jambes et quelque chose qui ressemble à une intelligence. Pourquoi, depuis le temps, ne vous êtes-vous pas encore échappée ?

– Regardez cet enfant qui tire des corbeaux ! Si je m’enfuis, il sera exécuté.

– Ah ! ... C’est en effet un problème qu’il faut essayer de résoudre. Mais c’est aussi une chance que vous soyez venue jusqu’ici. Voilà plusieurs jours que je vais au camp proposer du bois, ou des lièvres comme hier. Je voulais qu’on s’habitue à me voir. Je continuerai d’ailleurs mais j’avais à vous dire ceci : le roi veut que je vous sorte de là car le danger augmente et il redoute pour vous...

– Remerciez-le mais, pour l’instant, je n’ai rien à craindre. Ce que je voudrais savoir, c’est où se trouve le duc René ? Le savez-vous ?

– Il est encore assez loin, je crois, mais il sera ici avant la fin de l’année. C’est ça, le danger.

– Je ne le redoute pas. Pourriez-vous me dire si Démétrios Lascaris est encore avec lui ?

– Le médecin grec ? Il ne le quitte pas. Dites, vous ne croyez pas que nous avons assez causé ?

– Encore une question : pourquoi Campobasso est-il revenu ?

– Pour l’argent... et pour vous. Prenez garde ! c’est un truand qui a réussi à dégoûter jusqu’au roi qui l’a renvoyé. Il désertera certainement quand l’heure sera venue. Le Roi vous est reconnaissant de ce que vous avez fait mais il craint que vous n’en soyez victime. Campobasso vous veut, à tout prix, alors, à présent que nous nous sommes vus, ne bougez plus de votre logis. Je vais essayer de veiller sur vous mais, de toute façon, ce ne sera plus long.

Depuis un moment déjà, Mortimer avait repris sa cognée. Battista qui avait tué deux corbeaux revenait avec son gibier. Fiora le félicita de son adresse.

– Vous comptez les manger ? On dit que c’est très dur.

– Pas si on les fait bouillir assez longtemps, mais je comptais les offrir à ce pauvre homme. Le gibier est rare en ce moment.

Le faux bûcheron accepta le présent avec une gratitude touchante et un accent de terroir qui amusa tellement Fiora qu’elle préféra s’éloigner rapidement avec le page que les bénédictions de l’homme poursuivaient... Cette présence faisait plaisir à la jeune femme et l’inquiétait en même temps. Si Mortimer était pris, il serait pendu comme espion ainsi que cela venait d’arriver à un maître d’hôtel du duc René, un gentilhomme provençal nommé Suffren de Baschi[xxvii] qui avait été découvert alors qu’il tentait de faire entrer dans la ville de la poudre et de la viande. Une curieuse histoire d’ailleurs ! Le duc Charles dans un premier mouvement de colère avait ordonné qu’on le branche. Le Grand Bâtard, le sire de Chimay et Campobasso avaient prié qu’on lui laissât la vie mais, tandis que les deux premiers poursuivaient le prince de leurs objurgations, Campobasso le fit pendre séance tenante. Il est vrai que le malheureux avait crié à ses avocats « Dites au duc de m’accorder un instant d’entretien en tête à tête. Il donnerait un duché s’il savait ce que je peux lui révéler... » Après ce que Mortimer lui avait appris, Fiora tira une conclusion simple : Suffren savait que le condottiere allait trahir et c’était cela qu’il voulait révéler au duc.

Dans les jours qui suivirent, Fiora ne quitta pas sa chambre et tint compagnie à Léonarde qui avait pris un rhume en allant aider Matteo de Clerici à soigner les malades. Il y eut d’ailleurs grande assemblée en l’honneur du protonotaire Hessler venu apporter une lettre et des joyaux de la part du prince Maximilien pour sa fiancée Marie de Bourgogne. Le duc et ses capitaines s’efforcèrent de lui faire aussi bonne chère que possible étant donné les moyens restreints dont on disposait. Fiora, elle, se garda bien de paraître car elle avait aperçu Campobasso parmi les autres. Et puis, elle avait espéré que Mgr Nanni accompagnerait, comme d’habitude, l’abbé de Xanten, mais Hessler était seul et plus aucune nouvelle n’était venue de Panigarola. Elle pensa que le légat, étant déjà âgé, il était peut-être mort ?

Et puis Noël vint, le plus tragique que l’on vit jamais pour les belligérants. Nancy crevait de faim et en était à arracher les charpentes des maisons démolies pour obtenir un peu de chaleur autre que celle des incendies allumés par l’artillerie bourguignonne et que l’eau gelée empêchait d’éteindre mais dans le camp la situation n’était guère meilleure. Chaque jour passé coûtait des hommes. Le froid impitoyable les paralysait, leur gelait les pieds et les tuait par centaines. Les désertions atteignaient un taux alarmant et, dans cette nuit de la Nativité qu’il s’était promis de fêter dans le palais des ducs de Lorraine, le duc Charles, après avoir entendu la messe, erra jusqu’à l’aube au milieu de ses soldats en compagnie de son médecin et du Grand Bâtard, s’efforçant de les réconforter, distribuant du vin, de l’eau-de-vie, des médicaments et tançant les capitaines qui, selon lui, ne savaient pas prendre soin de leurs hommes pour au moins les maintenir en vie :

– Il faut vraiment vous être fidèle, monseigneur, lui lança Galeotto. Partout en Europe on célèbre la venue de l’Enfant Jésus et nous nous sommes là à crever de misère et de maladies devant cette putain de ville qui préférera se laisser détruire jusqu’à la dernière pierre plutôt que se rendre. Ne vaut-il pas mieux partir avant que la mort ne nous prenne tous ?

– Il est un autre Enfant devant lequel nous ne fuirons jamais et je sais qu’il approche. Plutôt la mort ! ...

Après la messe du jour où personne ne chanta, le duc fit appeler Fiora.

– J’ai regrets et chagrin de vous avoir obligée à me suivre, madame de Selongey, dit-il – c’était la première fois qu’il l’appelait ainsi – et je vous en demande pardon du fond du cœur.. Je sais... que je n’ai plus grand-chose à attendre de la Fortune et peut-être ai-je lassé la patience de Dieu. Pourtant, je ne trouve pas le courage de me séparer de vous...

– A cause de la prédiction du rabbin ? questionna Fiora doucement.

– Ah, vous savez cela ? Mais vous vous trompez. Mourir au combat est désormais tout ce que je souhaite. La

Bourgogne dont je rêvais... demeurera un rêve. Quand le Lorrain viendra, il ne me restera peut-être que cinq mille hommes. Non, si je vous demande de m’accompagner encore c’est pour garder devant mes yeux, le plus longtemps possible, une image de pure beauté. Vous comprenez ?

– Ne perdez pas courage, monseigneur ! Cela ne vous ressemble pas. Vous êtes le grand duc d’Occident, vous êtes...

– Ce prince que vous haïssiez ? Vous souvenez-vous ?

– Il y a longtemps que j’ai changé d’avis. Mon époux vous aimait tant ! ...

– Merci, mais cessons de nous attrister. C’est Noël aujourd’hui et je voulais vous faire un présent... digne de vous.

Détachant de son cou une mince chaîne d’or, il la passa à celui de Fiora. Elle soutenait un diamant pyramidal d’une rare teinte bleutée.

– Gardez ceci en mémoire de moi car il est bien certain, ajouta-t-il avec un sourire, que vous ne reverrez jamais votre dot.

– Monseigneur ! Je ne puis accepter...

– Oh mais si, vous pouvez parce que je le veux. A présent retirez-vous et envoyez-moi Olivier de La Marche...

Profondément émue, Fiora regagna sa chambre lentement, la main posée sur la pierre encore chaude. Elle avait compris que le rêveur venait enfin de s’éveiller et qu’il considérait avec une froide lucidité les dangers qui le menaçaient. Il était le sanglier acculé par la meute, il le savait et il ne ferait rien pour échapper à son destin, rien d’autre que de se défendre jusqu’au bout. Mais il ne se laisserait jamais prendre vivant...

Comme il arrive dans les grands drames, une note burlesque apparut dans les derniers jours de l’année sous l’aspect du roi Alphonse V du Portugal, cousin du duc. Il venait proposer ses bons offices pour réconcilier son beau cousin avec le roi de France dans le but d’obtenir de ce dernier une aide financière dans sa lutte contre la reine de Castille. Le duc Charles le regarda comme s’il tombait de la lune :

– Aidez-moi d’abord à prendre Nancy, fit-il en haussant les épaules. L’autre ouvrit de grands yeux puis, comprenant qu’il n’avait rien à attendre, s’éclipsa sans demander son reste.

Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, Campobasso déserta, emmenant avec lui ses deux fils et trois cents cavaliers. Il allait rejoindre le duc de Lorraine qui n’était plus qu’à deux journées de marche pour lui demander, comme prix de sa trahison, la ville de Commercy. Il s’attendait à une réception chaleureuse, il ne trouva que des visages glacés. Les chefs suisses qui entouraient René II lui déclarèrent brutalement qu’ils n’entendaient pas combattre aux côtés d’un traître. On l’envoya garder le pont de Bouxières qui commandait le passage vers la Meurthe à une petite lieue au-dessus de Nancy :

– Vous m’accueillerez peut-être plus chaleureusement si je vous apporte la tête du Téméraire ? leur lança-t-il, furieux.

– Ce serait grand dommage que si noble tête tombât dans des mains aussi sales ! riposta Oswald de Thierstein.

Le 4 janvier 1477, l’armée lorraine s’installa à Saint-Nicolas-de-Port, un faubourg de Nancy, après en avoir massacré la garnison bourguignonne. La bataille était pour le lendemain.

Au matin de ce dimanche, Fiora regardait tomber la neige. Il faisait moins froid mais toute la campagne était blanche et le vent soulevait des tourbillons immaculés. Ni elle ni Léonarde n’avaient dormi de la nuit. C’était sans doute la délivrance qui leur arrivait mais elles n’en étaient pas moins angoissées comme à l’approche d’une catastrophe... L’une après l’autre, les compagnies quittaient le camp pour aller prendre position et s’enfonçaient dans la tourmente comme une armée de fantômes...