« Sa seconde femme, par contre, ne doit pas avoir beaucoup plus de vingt ans. C'est une Anglaise, que les corsaires de Salé ont capturée alors qu'elle se rendait avec sa mère à Tanger, où son père était en garnison. Elle est blonde et rose et d'une grâce extraordinaire. Elle eût pu asservir l'esprit de Moulay Ismaël, mais...

– Mais ?

– Mais Leïla Aïcha, la première femme, l'a prise sous sa domination et elle ne fait rien sans lui en référer et lui obéir. C'est en vain que j'ai essayé de former son esprit et de la dégager de cette influence. La petite Daisy, qu'on appelle Valina depuis qu'elle est musulmane, n'est point sotte pourtant, mais la sultane Leïla Aïcha ne la laissera point d'échapper.

– N'êtes-vous pas le fidèle serviteur de votre souveraine Leïla Aïcha ? demanda Angélique.

Le Grand Eunuque s'inclina à plusieurs reprises, portant la main à l'épaule et au front et protestant hautement qu'il était tout dévoué à la Sultane des sultanes.

– Et la troisième femme ?

Les yeux d'Osman Ferradji se rétrécirent, selon sa mimique habituelle.

– La troisième femme aura la cervelle solide et ambitieuse de Leïla Aïcha et le corps de neige et d'or de l'Anglaise. En elle mon maître goûtera à toutes les voluptés, au point qu'il n'y aura plus d'autres femmes à ses yeux.

– Et elle suivra aveuglément et en tout les conseils du Grand Eunuque, chef du Sérail ?

– Et elle s'en trouvera fort bien et mon maître aussi, et le royaume de Marocco également.

– C'est pour cela que vous ne m'avez pas fait couper la tête, à Alger ?

– Sans doute.

– Pourquoi ne m'avez-vous pas fait fouetter jusqu'au sang, comme chacun me le promettait ?

– Tu ne me l'aurais jamais pardonné ! Aucune parole, aucune promesse, aucune attention n'aurait pu désormais effacer ton ressentiment, n'est-il pas vrai, petite Firouzé ?

Pendant qu'ils parlaient, la nuit tombait et les feux rouges s'épanouissaient çà et là, au sein de la caravane assemblée pour la nuit dans un bourdonnement confus de voix, de sons de flûtes grêles et de tambourins. Parfois éclataient les cris hideux des chameaux, le hennissement des chevaux, les bêlements des moutons, dont on emmenait tout un troupeau pour en immoler un chaque soir.

À chaque foyer, on voyait se soulever dans les chaudrons le cœur onctueux de la semoule de blé dur. Arabes, porteurs, guerriers, esclaves aussi, se pressaient, avalant à petites gorgées la soupe brûlante, parfumée de coriandre, relevée d'un semblant d'huile, douce comme de la crème. Les plats de kébab circulaient offrant les morceaux de viande hachée, roulés sur la cuisse et frits au suif de mouton. La viande n'était réservée qu'aux maîtres, mais les esclaves avaient cependant droit aux légumes bouillis corsés de piment. La chaleur ne tombait plus du ciel mais s'exhalait de la terre, baignant les êtres et les choses dans une haleine de four où s'exaspéraient des odeurs de suint et de friture dominées par des bouffées d'exquise menthe fraîche.

La voix d'un chanteur s'éleva, puissante, effaçant les sons monocordes et criards de la musique musulmane. C'était un esclave napolitain auquel le ciel étoile et le réconfort du bivouac dans le silence du désert redonnaient la joie du cœur. Il oubliait sa servitude. Tout à coup, il se sentait uni aux charmes de cette vie errante, image de liberté même pour celui qui marche enchaîné.

Et parce qu'Angélique se sentait glisser sur la pente d'une tentation semblable, celle de consentir à sa captivité, elle dit vivement :

– Ne comptez pas sur moi, Osman Ferradji ! Ma destinée n'est pas de devenir l'odalisque d'un sultan demi-nègre.

Le Grand Eunuque ne se froissa pas.

– Qu'en sais-tu ? La vie que tu laisses derrière toi vaut-elle la peine d'être regrettée ?...

« Où voudrais-tu donc vivre ? Pour quel monde as-tu été créée, ma sœur Angélique ? » lui disait Raymond, son frère, en la regardant de ses yeux perçants de jésuite.

– Dans le harem du grand sultan Ismaël tu auras tout ce qu'une femme peut désirer : puissance, volupté, richesse...

– Le roi de France lui-même a mis toutes ses richesses et sa puissance à mes pieds et je les ai refusées !

Elle avait quand même réussi à l'étonner.

– Est-ce possible ? Tu t'es refusée à ton souverain alors qu'il t'en suppliait ? Serais-tu alors une femme insensible aux jouissances de l'amour ? C'est impossible. Il y a en toi une liberté, une démarche de femme qui se trouve à l'aise parmi les hommes. Tu possèdes l'élan vital, la hardiesse du sourire et du regard des courtisanes-nées. Je ne peux m'y tromper...

– Pourtant c'est ainsi, insista Angélique, enchantée de le voir soucieux. J'ai déçu tous mes amants et devenue veuve j'ai préféré mener une vie tranquille et dépouillée de ces ennuis que causent les intrigues amoureuses. Ma froideur a désespéré le roi Louis XIV, il est vrai, mais qu'y puis-je ? Bien vite, je l'aurais déçu lui aussi et il me l'aurait fait payer cher car pour un monarque certains dédains sont des insultes. Votre Moulay Ismaël vous saura-t-il gré de mettre dans sa couche une maîtresse indifférente ?

Osman Ferradji se déploya, immense, en frottant ses longues mains princières avec perplexité. Il avait de la peine à dissimuler la contrariété profonde que lui causaient ces révélations. C'était un obstacle (et de taille !) surgi dans l'engrenage bien huilé de son plan. Que faire d'une esclave d'une beauté surprenante, promettant, selon les apparences, d'apporter la fougue de son tempérament à satisfaire les appétits du blasé Ismaël et qui se montrerait d'une passivité maladroite entre ses bras ? Déplorable vision ! Osman Ferradji en avait à l'avance des sueurs froides. Déjà il croyait entendre rugir Moulay Ismaël. Celui-ci ne s'était-il pas plaint de la lassitude que lui causaient trop de vierges insipides, belles mais ne lui apportant que la gaucherie décevante de l'inexpérience ! Plus savantes, les femmes étaient déjà flétries.

Le Grand Eunuque avait entrepris un long et pénible voyage aux confins des grandes forêts du cœur de l'Afrique, où il savait trouver les sectes des « tchicombi », vierges initiées par les sorciers. Mais Moulay Ismaël avait fait la moue. Il en avait assez des Noires. Il voulait des Blanches. Le Grand Eunuque était parti pour Alger. Sauf Angélique, ce qu'il en ramenait n'était pas à priori pour satisfaire le Sultan. Son Grand Eunuque avait trié un nombre incalculable d'esclaves, en avait retenu de fort belles, mais trop vertes sans aucun doute. L'Islandaise aux cheveux de lune et aux yeux de poisson frit ne pouvait figurer qu'à titre de curiosité. Rien ne la sortait de sa torpeur et d'ailleurs elle mourrait vite. Il avait donc tout misé sur cette femme aux yeux de turquoise, aux brusques sursauts de tigresse ardente, aux imprévisibles gaietés enfantines. La Méditerranée avait parlé d'elle. C'était sur les instances du Grand Eunuque que Mezzo-Morte s'était mis en tête de la capturer et, contrairement à ce qu'Angélique s'imaginait, elle ne faisait pas partie des présents mais Osman Ferradji l'avait achetée à prix d'or au renégat calabrais, car c'était lui seul qui avait financé toute l'expédition de l'île.

Et voici qu'elle lui faisait l'aveu d'une infirmité impardonnable pour une courtisane qu'il voulait voir s'élever au rang de favorite appelée à retenir la passion de Moulay Ismaël par toutes les déductions de l'intelligence et des sens.

Brusquement, il devint inquiet car, en effet, il avait remarqué, en la laissant aller et venir librement dans le caravansérail qu'elle ne cherchait jamais à attirer les hommes. Elle ne se troublait pas sous les regards hardis des chameliers ou des guerriers et elle n'avait jamais de ces coups d'œil sournois des femmes vers les jambes musclées ou les reins d'un beau mâle. Il savait que les Chrétiennes occidentales sont souvent froides et très peu savantes aux travaux de l'amour, qu'elles semblent redouter et considérer avec honte. Il trahit son désarroi en s'exclamant tout haut en arabe.

– Que vais-je faire de toi ?

Angélique comprit et envisagea l'occasion inespérée de gagner du temps.

– Vous n'avez pas besoin de me présenter à Moulay Ismaël. Dans ce harem où vous dites qu'il y a près de 800 femmes je pourrai fort bien me tenir à l'écart, me mêler aux servantes. J'éviterai toutes occasions de me trouver en face du Sultan. Je porterai toujours un voile et vous pourrez raconter que je suis une malheureuse défigurée par une maladie de peau...

Osman Ferradji arrêta d'un geste agacé ces imaginations. Il dit qu'il allait réfléchir. Angélique, avec ironie, le regarda s'éloigner. Tout au fond, elle éprouvait un certain remords de l'avoir tellement attristé...

Chapitre 9

L'arrivée au Maroc marqua un changement immédiat. Les bandits s'évanouirent de l'horizon. À leur place se dressèrent les casbahs de pierres grossières, trapues, que Moulay Ismaël taisait bâtir par ses légions en tous les coins de son royaume. La garnison, composée des nègres à turban rouge, galopait au-devant de la caravane. On campait aux alentours de douars dont le chef s'empressait aussitôt d'apporter volailles, lait et moutons. Après le départ de la caravane, il faisait brûler des fagots de roseaux blancs avec leurs feuilles afin de purifier la terre du passage des esclaves chrétiens. On était dans un pays sérieux et très religieux. Des nouvelles parvinrent. Moulay Ismaël était en guerre contre un de ses neveux, Abd-el-Malek, qui avait soulevé des tribus et s'était enfermé dans Fez. Mais déjà l'on célébrait la victoire du grand Sultan. Un messager apporta à Osman Ferradji les souhaits de bienvenue de son souverain qui se réjouissait de revoir son meilleur ami et conseiller. Fez venait de tomber entre ses mains et les bouakers noirs y passaient au tranchant du cimeterre tous ceux qu'ils trouvaient les armes à la main.

Le « safari » se trouvait alors à deux journées de Fez, bivouaquant au pied d'une haute forteresse aux tours carrées et crénelées. L'Alcaïd Alizin qui la gouvernait décida d'offrir de grandes réjouissances en l'honneur de ces triomphes et de la visite du Grand Eunuque et Grand Vizir Osman Ferradji.

Au milieu du vacarme des longs fusils jetant leurs flammes dans la zébrure des flèches lancées vers le ciel, dans l'envol des burnous jaunes, verts, rouges, les magnifiques chevaux noirs et blancs tournoyèrent la « fantasia », « la diffa ». Angélique avait été conviée au repas de l'Alcaïd. Elle n'avait point osé refuser cette invite qui avait pris la rigidité d'un ordre sur les lèvres du Grand Eunuque, fort sombre depuis quelques jours. La tente était dressée au pied de la citadelle. Elle était immense, faite de poil de chameau et de tapis et les pans relevés laissaient apercevoir la foule des curieux, lumineux, sous le soleil.

Jusqu'au soir les plats défilèrent : moutons rôtis, salmis de pigeons accompagnés de fèves et d'amandes, pâtisseries feuilletées, le tout rehaussé de poivre qui incendiait la bouche. Maintenant, c'était le soir, l'heure des danses et des chants. Deux grands brasiers remplaçaient la lueur du soleil, éclairant en arrière-plan la falaise rouge du mur de la casbah. Aux sons frêles des flûtes et du battement des tambourins, les danseuses se dressaient, prenaient place, empaquetées dans leurs jupes de couleur superposées, faisant tinter leurs bracelets d'or. Elles avaient le visage découvert, marqué de signes bleus. Elles formaient un demi-cercle, étroitement serrées l'une contre l'autre. Derrière elles, s'amassaient les hommes, puis les cavaliers.

La danse commença. C'était la danse de l'amour « l'ahidou ». Peu à peu on devinait, derrière le voile épais des robes superposées, le tressautement spasmodique des ventres, tandis que les musiciens, courant ça et là comme des diables, excitaient de leurs instruments la fiévreuse incantation. Cela dura longtemps, le rythme s'accélérant sans cesse. Les danseuses ruisselaient de sueur.

Leurs visages aux yeux clos, aux lèvres entrouvertes dévoilaient leur volupté secrète. Sans un attouchement, elles atteignaient au paroxysme du plaisir et sous les yeux dévorants des hommes tendus, avides, livraient le visage mystérieux de la femme comblée où se reflète à son insu joie et douleur, extase et peur. Comme frappées par la foudre invisible que la danse avait développée en elles, elles défaillaient, ne tenaient plus debout que par leur pression étroite, épaule contre épaule. L'instant allait venir où elles se renverseraient sur le sol, offertes. La sensualité qui émanait de cette foule était si oppressante qu'Angélique baissa les yeux. La contagion de cette fièvre d'amour la gagnait.

À quelques pas d'elle, un Arabe fixait son visage dévoilé. C'était un des officiers de l'alcaïd, son neveu, Abd-el-Kharam. Angélique avait remarqué sa beauté de statue, son teint de palissandre où luisaient deux prunelles sombres et une denture blanche quand il avait souri aux compliments d'Osman Ferradji.