Moulay Ismaël leva la main. L'un des clapets fut actionné invisiblement et glissa pour dégager une entrée.
Les esclaves se portèrent en avant d'un mouvement irrésistible qui faillit précipiter ceux des premiers rangs dans la fosse aux lions. Ils tombèrent à genoux, cramponnés des deux mains au rebord, le cou tendu vers le rectangle noir que dessinait l'ouverture béante dans la lumière.
Une forme bougea et émergea lentement. Celle d'un esclave aux mains et aux pieds chargés de lourdes chaînes. Derrière lui, la trappe se refermait. L'esclave cligna des yeux pour s'habituer à l'éclat du soleil. De l'estrade, on pouvait distinguer un homme d'une taille et d'une vigueur peu communes. La chemise et le caleçon court qui représentaient l'habillement des esclaves, découvraient ses bras et ses jambes musclés, une poitrine large comme un bouclier, velue comme celle d'un ours où brillait une médaille sainte. La barbe et les cheveux incultes étaient blonds. Dans leur broussaille couleur de paille mangeant les joues, on ne distinguait plus que la lueur de deux petits yeux bleus et rusés. De près, on aurait pu voir que sa chevelure de Viking était touchée d'argent aux tempes et que sa barbe se salissait de fils gris. C'était un homme de quarante ans et qui était esclave depuis douze ans. Un murmure courut, qui dégénéra de nouveau en clameurs :
– Colin ! Colin Paturel ! Colin-le-Normand !...
Un maigre garçon roux cria en français, penché vers lui :
– Colin, mon compagnon, bats-toi. Tue, assomme, mais ne meurs pas, NE MEURS PAS !
L'esclave, dans la fosse aux lions, leva ses deux mains massives d'un geste apaisant. Angélique vit à cet instant les trous sanglants au creux de ses paumes et se souvint que c était lui l'homme qui avait été crucifié sur la Porte Neuve. D'un pas tranquille, en se dandinant légèrement, il s'avança jusqu'au centre de la fosse et leva la tête vers Moulay Ismaël.
– Je te salue, Seigneur, fit-il en arabe, d'une voix bien timbrée et qui ne tremblait pas. Comment te portes-tu ?
– Mieux que toi, chien, répondit le Sultan. As-tu compris enfin que le jour est venu de payer les insolences dont tu m'abreuves depuis des années ? Hier encore, tu as osé m'échauffer les oreilles de ta demande de faire venir des « pappas »6 dans mon royaume pour leur vendre mes propres esclaves... Mais je ne veux pas vendre mes esclaves, cria Moulay Ismaël en se dressant dans sa robe blanche. Mes esclaves m'appartiennent. Je ne suis pas d'Alger ni de Tunis, je n'ai pas à imiter ces marchands pourris qui oublient ce qu'ils doivent à Allah pour ne se souvenir que de leurs intérêts... Tu as usé ma patience. Non dans le sens que tu l'espérais. T'imaginais-tu hier, quand je t'ai comblé de caresses et de promesses en te renvoyant, que tu te trouverais aujourd'hui dans la fosse aux lions ? Ha ! Ha ! le pensais-tu ?
– Non, Seigneur, répondit le Normand d'un ton humble.
– Ha ! Ha ! et tu jubilais et tu te vantais près des tiens de me tourner comme tu le voulais. Colin Paturel, tu vas mourir.
– Oui, Seigneur.
Moulay Ismaël se rassit d'un air sombre. Les cris recommencèrent à fuser dans les rangs des esclaves et les gardes noirs levèrent leurs mousquets dans leur direction. Le Sultan regarda aussi dans cette direction. Son expression s'assombrit.
– Il ne me plaît pas de te condamner à mort, Colin Paturel. Je m'y suis déjà résigné plusieurs fois et me suis félicité ensuite de te voir revenir sain et sauf des tourments dans lesquels je voulais te faire périr. Mais, cette fois, sois-en certain, je ne laisserai pas aux démons la possibilité de te secourir. Je ne quitterai la place que devant ton dernier os rongé. Cependant, il me déplaît tant de te voir mourir ! De penser surtout que toi tu meurs dans l'aveuglement de tes croyances et que tu seras damné. Je peux encore t'accorder ta grâce. Fais-toi Maure !
– C'est impossible, Seigneur.
– Quelle impossibilité, rugit Moulay Ismaël, y a-t-il pour un homme qui sait l'arabe à prononcer ces mots : « Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète » ?
– Si je les prononçais, je serais Maure. Et alors tu serais bien marri, Seigneur. Car pourquoi te déplaît-il de me voir mourir et souhaites-tu me conserver la vie ? Simplement parce que je suis le chef de tes captifs de Miquenez, que grâce à moi ils ont plus de cœur et d'obéissance pour construire tes palais et tes mosquées et que tu as besoin que je demeure parmi eux. Mais si je me fais Maure, je deviens renégat et qu'ai-je à faire désormais parmi les esclaves chrétiens ?... Je me coifferai du turban, j'irai à la mosquée et je n'aurai plus à manier la truelle à ton service. Renégat, tu me perds par ta grâce, Chrétien tu me perds par tes lions.
– Chien, ta langue fourchue m'a déjà assez tourné la tête. Meurs donc !
Un pesant silence était tombé sur la foule, car, alors que l'esclave parlait encore on avait vu se lever derrière lui la seconde trappe. Avec lenteur, un superbe lion de Nubie sortit de l'ombre. Il dodelinait sa lourde tête couronnée d'une crinière noire et s'avançait de la démarche à la fois souple et pesante des fauves. Derrière lui s'étira une lionne, plus fine, puis encore un lion de l'Atlas au pelage de sable chaud, à la crinière presque rousse. Ils firent quelques foulées, silencieusement, et se trouvèrent près de l'esclave qui n'avait pas bronché. Le lion de Nubie se mit à se fouetter nerveusement les flancs, mais c'était beaucoup plus la présence des têtes avides penchées là-haut qui paraissait l'agacer plutôt que la présence de l'humain immobile dans leur demeure. Il grommela, promenant le regard de ses yeux impavides sur la foule, puis tout à coup rugit à plusieurs reprises, les reins tendus. Angélique se cacha le visage dans son haïck. Elle entendit murmurer la foule et regarda de nouveau. Le lion, complètement dégoûté par la curiosité malsaine dont il était l'objet, était allé se coucher à l'ombre d'un rocher, passant près du captif avec une indifférence totale. Pour un peu, il lui aurait frôlé les jambes comme un gros matou. La foule arabe, frustrée dans son attente, se mit à pousser des cris hystériques, à jeter des pierres et des mottes de terre pour exciter les fauves. Ceux-ci rugirent en chœur, puis après avoir tourné en rond allèrent se coucher devant les trappes fermées, manifestant ainsi le désir de retourner poursuivre leur sieste dans un endroit plus tranquille. Les yeux de Moulay Ismaël lui sortaient des orbites.
– Il a la baraka, hoqueta-t-il à plusieurs reprises, il a la baraka.
Il se leva et, dans son excitation, s'approcha tout au bord de la fosse.
– Colin Paturel, les lions ne veulent pas te faire de mal. Quel est ton secret ? Dis-le-moi et je t'accorde la vie.
– Accorde-moi d'abord la vie et je te dirai mon secret.
– Soit ! Soit ! dit le roi avec impatience.
Il fit un signe et les valets des cages levèrent les trappes. Les lions en bâillant réintégrèrent l'ombre et disparurent tandis que les vantaux retombaient. Une immense acclamation jaillit de la poitrine oppressée des esclaves. Les Chrétiens se jetaient dans les bras les uns des autres en pleurant. Leur chef était sauvé !
– Parle ! Parle ! cria Moulay Ismaël impatient.
– Encore une grâce, Seigneur. Permets que les Pères de la Trinité viennent jusqu'à Miquenez pour s'occuper du rachat des esclaves.
– Ce chien a donc juré de me donner sa peau ! Qu'on me passe mon mousquet que je l'abatte de ma propre main !
– J'emporterai mon secret avec moi.
– Eh bien ! soit encore. Faites venir vos sacrés « pappas ». On verra bien ce qu'ils m'apporteront comme cadeaux et si je leur dois quelque chose en échange. Sors de là, Colin Paturel.
Avec agilité malgré ses lourdes chaînes, l'hercule escalada les échelons de pierre incrustés dans la façade sur un côté de la fosse. Il émergea parmi les Arabes haineux et déçus, mais ceux-ci n'osèrent ni le toucher ni l'injurier. Devant le trône de Moulay Ismaël, l'esclave chrétien se prosterna, front contre terre. Les lèvres épaisses du tyran eurent comme une crispation, une sorte de sourire indéfinissable et il appuya sa babouche sur l'échine noueuse.
– Relève-toi, chien maudit !
Le Normand se dressa de toute sa haute taille. Angélique ne put s'empêcher d'observer avec intensité les deux personnages qui s'affrontaient. Elle était placée si près qu'elle n'osait pas bouger et à peine respirer.
L'un avait tous les pouvoirs, l'autre était chargé de chaînes, mais il se trouvait que le roi et l'esclave, le Musulman et le Chrétien, se reconnaissaient un adversaire commun : Azraël, l'ange de la mort.
Devant des humains de cette espèce, Azraël reculait, épouvanté. Il s'en allait ailleurs cueillir des vies blêmes, faucher des herbes folles et languides... Il faudrait bien qu'un jour il arrachât leurs vies, à Moulay Ismaël malgré la cotte de mailles qu'il portait en permanence sous son burnous, à Colin Paturel malgré sa ruse, mais la lutte qu'ils livreraient à l'ange serait acharnée et ce n'était pas encore pour demain qu'Azraël triompherait. Il n'y avait qu'à les regarder l'un et l'autre !...
– Parle donc, dit Moulay Ismaël. De quelle magie te sers-tu pour apaiser les lions ?
– Il n'est pas question de magie, Seigneur. Mais en ordonnant pour moi ce supplice as-tu oublié que j'ai été longtemps employé aux cages et que j'aide encore souvent les belluaires ? Les lions me connaissent donc. J'ai déjà impunément pénétré dans leur cage. Hier encore, je me suis proposé pour remplacer les valets portant la nourriture des fauves et je leur ai fait servir double ration. Double !... que dis-je ! Triple ration. Ces trois bêtes que tu as choisies parmi les plus féroces pour me dévorer sont entrées dans la rosse bourrées jusqu'à la gueule comme un canon. C'est trop peu dire qu'elles n'avaient pas faim. La seule vue d'un morceau de viande sur pied ou saignante leur soulevait l'estomac, d'autant que j'avais joint à leur nourriture une herbe qui prédispose à la somnolence.
Moulay Ismaël devenait noir de rage.
– Chien impudent ! Tu as l'audace de dire à la face de mon peuple que tu t'es moqué de moi ! Je vais te faire sauter la tête.
Il se dressa et tira son sabre. Le roi des captifs protesta :
– Je t'ai donné mon secret, Seigneur. J'ai tenu ma promesse. Tu as la réputation d'être un prince qui tient les siennes. Tu me dois la vie pour ce jour et tu as promis de faire venir les Pères de la Trinité pour notre rédemption.
– Ne m'échauffe pas à nouveau les oreilles ! hurla le tyran en faisant tournoyer son cimeterre.
Mais il le rengaina en marmonnant :
– Pour ce jour ! Oui, POUR CE JOUR !...
Le défilé des serviteurs apportant dans un grand bassin de cuivre la nourriture du roi, créa une diversion. Moulay Ismaël avait donné l'ordre qu'on lui servît son dîner sur la place, car il prévoyait que l'appétit des lions exciterait le sien. Les serviteurs manquèrent tomber à la renverse en voyant le « repas des lions » debout près de leur maître.
Le roi s'assit sur son matelas de coussins et fit assembler autour de lui ses notables qui partageaient son dîner.
Il demanda encore :
– Comment as-tu pu deviner que je me préparais à te faire jeter dans la fosse aux lions ? Je n'en ai dit mot à quiconque avant le chant du coq. Au contraire, le bruit que je t'avais écouté favorablement se répandait dans le palais.
Les yeux bleus du captif se rétrécirent.
– Je te connais, Seigneur, je te connais !
– Veux-tu dire que mes ruses sont grossières et que je ne sais pas tromper ceux qui m'approchent ?
– Tu es habile comme un renard, mais moi je suis normand.
Les dents blanches du sultan jetèrent un éclair sur sa face ténébreuse. Il riait. Ce qui déclencha l'hilarité des esclaves, parmi lesquels le « secret » de Colin Paturel circulait.
– J'aime les Normands, dit Moulay Ismaël, débonnaire. Je vais donner des ordres aux corsaires de Salé d'aller croiser du côté de Honfleur et du Havre de grâce pour m'en ramener des tas. Il n'y a qu'une chose qui me déplaît en toi, Colin Paturel. Tu es vraiment trop grand. Tu me dépasses par la taille et c'est une insolence que je ne peux supporter.
– Tu as plusieurs moyens de remédier à cela, Seigneur. Tu peux me couper la tête. Ou bien me faire asseoir à tes côtés. Tu seras ainsi plus grand que moi avec ton turban.
– Soit, dit le roi après un moment de réflexion où il décida de ne pas se fâcher. Assieds-toi.
L'esclave plia ses longues jambes et s'assit sur les soieries somptueuses, près du redouté Sultan qui lui tendit un pigeonneau.
Les alcaïds et les grands personnages de la suite du roi et jusqu'aux deux reines Leïla Aïcha et Daisy Valina murmurèrent, outrés.
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