– Mon nom est Fatima, dit-elle avec un beau sourire sympathique, mais les captives m'appellent Mireille-la-Provençale.
Elle apportait deux galettes de miel, de l'eau vinaigrée et légèrement sucrée, ainsi qu'un carré de dentelles pour mettre sur son visage afin de ne pas le hâler. Précaution qui venait un peu tard. Angélique se sentait cuite par le soleil, et même des sensations de brûlures lui démangeaient le front. Elle aspirait aussi à se laver. Sa robe était toute fripée par les embruns et le goudron fondu des planchers.
– Je te conduirai aux bains après la vente des autres esclaves, dit la vieille femme. Il faut attendre un peu car cela ne peut avoir lieu avant la prière d'Ed Dohor.
Elle parlait le franco, ce sabir des esclaves fait d'espagnol, d'italien, de français, de turc et d'arabe.
Mais peu à peu le français, qui avait été sa langue natale, lui revint. Elle raconta qu'elle était née près d'Aix-en-Provence. À seize ans, elle était entrée en service chez une grande dame marseillaise. C'était en accompagnant sa maîtresse qui allait rejoindre son époux à Naples, qu'elle avait été razziée par les Barbaresques. Petite servante sans attraits elle avait été vendue quelques sequins à un musulman pauvre, tandis que la grande dame était gardée pour un harem princier.
Mireille-Fatima, devenue vieille et veuve, gagnait maintenant quelques piastres en allant au batistan s'occuper des nouvelles captives. Des marchands, soucieux d'exposer une marchandise attrayante, demandaient ses services. Elle lavait, peignait, réconfortait les malheureuses, souvent mises à mal par une traversée épouvantable et la terreur de leur nouvelle condition.
– Que je suis fière, s'exclama-t-elle, d'avoir été désignée pour m'occuper de toi ! Tu es cette Française que le pirate Rescator a achetée 35 000 piastres et qui s'est enfuie aussitôt. Mezzo-Morte avait juré de te capturer avant que son rival ne remette la main sur toi.
Angélique la regardait avec des yeux horrifiés.
– Ce n'est pas possible, bégaya-t-elle. Mezzo-Morte pouvait-il savoir où j'étais ?
– Oh ! il sait tout. Il a des espions partout. Avec Osman Ferradji, le Grand Eunuque du Sultan du Maroc qui est venu sur la côte pour trouver des femmes blanches, ils ont frété une expédition pour te capturer.
– Mais pourquoi ?
– Parce que tu as la réputation d'être la plus belle captive blanche de la Méditerranée.
– Oh ! Je voudrais être horrible, s'écria Angélique en se tordant les mains. Difforme, affreuse, un laideron...
– Comme moi, dit la vieille Provençale. Lorsqu'on m'a capturée je n'avais pour moi que mes dix-huit ans et une grosse poitrine. Je claudiquais un peu. Celui qui m'a achetée, mon mari, était un brave artisan, un potier, qui est resté pauvre toute sa vie et n'a jamais eu de quoi se payer une concubine. J'ai trimé comme un âne, mais je préférais cela. Nous autres, Chrétiennes, nous n'aimons pas le partage.
Angélique passait sa main sur son front douloureux.
– Je ne comprends pas. Comment ont-ils pu tendre ce piège ?
– J'ai entendu dire que Mezzo-Morte avait envoyé vers toi, à Malte, son conseiller favori Amar Abbas afin de te décider à t'embarquer pour une destination où l'on pourrait te surprendre.
Angélique secouait la tête, ayant peur de comprendre.
– Non... Je n'ai reçu personne... Seul un ancien serviteur de mon mari, nommé
Mohamed Raki...
– C'était lui, Amar Abbas.
– Non, impossible !
– L'homme que tu as reçu n'était-il pas un Berbère, avec une petite barbe sans couleur ?...
Angélique était incapable d'articuler un mot.
– Attends, reprit la vieille esclave, il me vient une idée. Tout à l'heure j'ai vu Amar Abbas qui discutait sur la place intérieure du batistan avec le Oulik, Sadi Hassan. Je vais voir s'il est encore là et te le désignerai.
Elle revint quelques instants plus tard, portant sur ses bras un grand voile.
– Enveloppe-toi là-dedans. Cache ton visage. Ne montre que tes yeux.
Elle la guida le long de la galerie couverte qui faisait le tour de l'étage. De là leurs regards plongeaient sur la cour carrée du batistan.
La vente était commencée. Les nouveaux esclaves étaient nus. Leurs corps pâles et velus d'Européens, entassés, tranchaient sur l'assemblée de djellabas blanches, de caftans orangés, vieux rose ou vert Nil, des turbans crème qui sertissaient étroitement les médailles de bronze des visages mauresques et des amples potirons de mousseline dominant la face pain d'épices des Turcs. À droite, on voyait assis sur de somptueux coussins les chefs de la milice des Chaouchs et de la Taïffe et aussi tous les anciens corsaires maures ou renégats que des expéditions heureuses avaient enrichis et qui jouissaient maintenant de leur fortune près de leurs harems sans cesse renouvelés par des nouvelles captives, dans leurs maisons de campagne où des centaines d'esclaves plantaient des oliviers, des orangers et lauriers-roses. Entouré de négrillons qui l'éventaient mollement de grands éventails à long manche, un des favoris du Pacha, son Oulik ou chargé d'affaires, avait pris place. Avec les grands bourgeois et les officiers de la Taïffe, il représentait les maîtres du marché.
– Regarde, dit la vieille Mireille, l'homme qui se trouve à côté de lui et qui parle...
Angélique se pencha et reconnut Mohammed Raki.
– C'est lui, dit-elle.
– Oui, c'est bien lui Amar Abbas, le conseiller de Mezzo Morte.
– Non, non, cria Angélique désespérée, il m'a montré la topaze et la lettre.
*****
Tout le jour elle demeura prostrée, cherchant à comprendre ce qui était arrivé. Savary n'avait-il pas eu raison de se méfier du messager berbère ? Où était Savary ? Elle n'avait pas pensé à le chercher parmi la masse misérable des esclaves mis en vente. Elle savait seulement qu'elle n'avait pas aperçu les deux chevaliers.
Peu à peu les rumeurs du batistan s'étaient apaisées. Les acheteurs étaient repartis vers leurs demeures, emmenant leurs nouveaux esclaves. Le banquier hollandais apprendrait-il ce soir à tourner la noria du puits dans la cour de quelque fellah ?...
La nuit tombait sur Alger-la-Blanche.
Seul, dans le silence nocturne de l'Islam, un lieu demeurait rouge, bruyant, sonore. Jusqu'au batistan, on entendait ses clameurs.
Fatima-Mireille s'était couchée sur sa natte, près du divan où Angélique essayait de trouver le sommeil. Elle souleva sa tête ridée et dit :
– C'est la Taverne du Bagne.
Pour endormir la prisonnière, elle lui parla longuement de ce lieu unique, la Taverne du Bagne d'Alger, où le vin et l'eau-de-vie coulaient à flots. Là les esclaves venaient échanger ce qu'ils avaient dérobé contre une petite portion de nourriture, là ceux qui étaient malades ou blessés venaient se faire soigner.
Et lorsqu'à l'aube les quinquets d'huile commençaient à fumer et à grésiller, c'était là qu'on entendait les plus belles histoires du monde. Les Danois et les Hambourgeois contaient leurs pêches à la baleine, en Groenland, en quel temps le soleil paraît en Islande et quand la nuit de six mois s'achève, les Hollandais parlaient des Indes orientales, du Japon et de la Chine, les Espagnols rêvaient aux délices de Mexico et aux richesses du Pérou et les Français décrivaient Terre-Neuve, le Canada ou la Virginie. Car presque tous les esclaves sont gens de mer.
Chapitre 3
Le lendemain, on fit sortir de nouveau Angélique et on la conduisit au môle d'embarquement. Elle se trouva devant le reis-bachi, Ali-Hadji, entouré d'une nuée de jeunes garçons vêtus d'un simple pagne de soie jaune dans le nœud duquel était piqué un couteau. Un turban de même couleur les coiffait. La plupart étaient maures ou nègres, mais certains ne devaient leur peau brune qu'au soleil, et même l'un d'eux ouvrait des yeux bleus de Nordique dans son visage couleur de pain doré.
Ils semblaient considérer la captive d'un air où le mépris le disputait à l'arrogance et à une froide haine. Elle eut l'impression de se trouver entourée de lionceaux, ou plutôt de jeunes tigres féroces, à côté desquels le corsaire arabe dans la force de l'âge semblait un être amène et sympathique.
Un caïque se balançait au pied du môle. Dix galériens enchaînés, blonds et roux, sans doute des Russes, tenaient les rames et un chaouch turc à grande courbache attendait, impassible, croisant ses forts bras musclés. Un des enfants sauta en voltige jusqu'à l'arrière et prit la barre.
Angélique s'installa, sous les regards insolents des enfants aux couteaux, perchés comme des cormorans sur le rebord.
Où allait ce caïque ? Pas vers le quai. Il se dirigea vers le large, contourna le môle, puis fila à toutes rames hors d'Alger, vers un promontoire montagneux. De là s'entendaient des coups sourds de mousquet, auxquels répondaient les claquements plus nasillards des pistolets.
– Où allons-nous ? demanda-t-elle.
Personne ne répondit. Un des jeunes garçons cracha dans sa direction sans l'atteindre et ricana ouvertement lorsque le reis lui adressa une observation menaçante. Ces voyous ne semblaient craindre personne.
L'éclaboussure de quelques balles de fusil ricochant sur les flots rejaillit. Angélique eut un geste nerveux et considéra tour à tour les occupants du caïque. Le reis-bachi n'avait pas eu un tressaillement mais voyant le regard interrogateur de sa captive, sa bouche s'étira dans un sourire suave et il eut un geste empressé comme s'il l'invitait à assister à un spectacle de choix.
Deux groupes apparurent au détour du promontoire. Une felouque à deux mâts montée par des Chrétiens barbus, armés de sabres et de fusils et un essaim de jeunes nageurs à turbans jaunes, qui s'étaient jetés de quelques barques fort éloignées avaient rejoint la felouque à la nage et entreprenaient de l'assaillir. Ils plongeaient, passant sous le bateau pour reparaître à un endroit moins défendu, grimpaient comme des singes, coupaient les cordages et se battaient à mains nues contre les esclaves, esquivant leurs coups de plat de sabre pour finalement en venir à bout dans une lutte corps à corps. Du haut de la dunette, un homme en djellaba courte et coiffé également d'un turban jaune, encadré de deux pages chamarrés, suivait avec attention la feinte de combat, qu'il dirigeait. De temps en temps, il saisissait son porte-voix et vomissait un flot d'injures en arabe, franco et italien, destiné aux maladroits cadets qui se faisaient expédier par-dessus bord ou ceux qui, blessés et rompus de fatigue, hésitaient à repartir à l'assaut. L'escorte des jeunes lions du caïque entra en transes à la vue du combat. Pressés de reprendre part à l'exercice, ils sautèrent comme une nuée de grenouilles et nagèrent vivement vers le navire. Les rameurs, distraits par le spectacle, ralentissaient leur vogue. Un coup de courbache les rappela à l'ordre. Le caïque bondit en avant et s'approcha de la poupe du navire.
*****
– Ye souis Mezzo-Morte soi-même, dit l'homme en un français teinté d'un fort accent italien.
Il bomba le torse sous la djellaba de satin rouge, qui le faisait ressembler à un bourgeois du Moyen Age. Ses longues babouches de cuir niellées d'or et d'argent complétaient la ressemblance. Il était assez trapu et les multiples bijoux dont il se couvrait les mains, les diamants qui scintillaient sur son turban, ne donnaient pas le change sur ses origines. Parti de très bas, on devinait, sous sa défroque de prince des Mille et Une Nuits, le pauvre pêcheur calabrais rustaud, affamé, avide, qu'il avait été dans sa jeunesse. Cependant l'œil était noir, perspicace, avec une flamme d'ironie mordante. De son temps de pauvre pêcheur calabrais, il conservait à l'oreille un petit anneau d'or. Angélique se souvint à temps qu'elle avait devant elle le grand amiral d'Alger, chef de la Taïffe et de la flotte corsaire la plus redoutée de la Méditerranée. Il pouvait dicter ses ordres au Pacha et la ville entière dépendait de lui. Elle esquissa une révérence, ce qui parut combler d'aise l'éminent personnage. Il la considéra d'un air de satisfaction profonde, puis s'adressant au reis Ali-Hadji, il lui parla avec volubilité. Angélique devina à leur mimique et aux quelques mots d'arabe qu'elle comprenait qu'il le félicitait d'avoir si parfaitement accompli sa mission. Elle était angoissée car ces clins d'œil entendus lui semblaient plus chargés de menaces que le regard de connaisseur dont un marchand d'esclaves jauge une nouvelle captive.
– Amiral, dit-elle, lui donnant le titre que la Chrétienté même lui reconnaissait, voulez-vous avoir la bonté de me rassurer sur mon sort ? Considérez que je n'ai pas cherché à tromper vos gens par un nom d'emprunt ni à leur cacher que je possède une fortune en France et que j'ai entrepris ce voyage pour retrouver mon mari, qui réside à Bône et pourra s'interposer pour ma rançon.
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