Les chats n'étaient pas dressés à garder les esclaves ou les trésors, comme en Orient. On les choyait pour eux-mêmes, ce qui les rendait doux et satisfaits. Les bêtes étaient heureuses chez Moulay Ismaël. Les chevaux, l'espèce animale qu'il adorait le plus avec les chats, avaient des écuries splendides, aux voûtes de marbre, avec, de place en place, entre les deux galeries, des fontaines et abreuvoirs de mosaïques vertes et bleues. Au bord d'un étang des flamants rosés, des ibis, des pélicans s'ébattaient sans frayeur. Par endroits, la verdure était si dense, l'alignement des oliviers et des grands eucalyptus si bien ordonné, que la perspective d'un grand bois s'offrait à la vue faisant oublier la prison des murailles crénelées qui les gardaient.
Les eunuques accompagnaient généralement les femmes dans leurs promenades car, malgré les remparts de l'alcassave, trop d'allées et venues suspectes avaient lieu à l'intérieur de l'immense enceinte, à cause des travaux. Seules les petites cours des patios avec leurs jets d'eau et leurs buissons de lauriers-roses leur étaient librement accessibles.
*****
Ce matin-là Angélique songeait à aller rendre visite à l'éléphant nain. Elle espérait ainsi rencontrer Savary, qui était le premier médecin du précieux animal. La petite Circassienne et deux autres concubines de Moulay Ismaël se joignirent à elle : une grande et gaie Éthiopienne, Mouïra, et une Peuhl à l'impassible visage très clair, couleur de bois de citronnier. Elles prirent le chemin de la ménagerie sous l'égide de trois eunuques dont Ramidan, le chef de la garde de la Reine, qui portait sur son bras le petit prince Zidan. Celui-ci ayant entendu parler de l'éléphant avait réclamé à cor et à cri qu'on l'emmenât. Les prévisions d'Angélique s'avérèrent justes. On trouva Savary armé d'une énorme seringue de plomb et qui s'apprêtait, avec l'aide de deux autres esclaves, à administrer un clystère à son patient. L'éléphant avait mangé trop de goyaves. Le petit prince voulut immédiatement lui en offrir encore. Le médecin n'eut garde de s'opposer à ce caprice. Quelques goyaves de plus ou de moins n'ajouteraient rien à l'indisposition du pachyderme et mieux valait ne pas encourir la colère du royal négrillon. Angélique en profita pour glisser à Savary deux petits pains mollets qu'elle gardait sous ses voiles. Le poussah Rafaï la vit mais ne dit rien. Il avait des ordres très précis en ce qui concernait la captive française. Il ne fallait pas la braver par une discipline tatillonne. Angélique murmura :
– Prévoyez-vous quelque plan pour notre évasion ?
Le vieil apothicaire jeta un regard inquiet et répondit entre ses dents :
– Mon gendre, le Juif Samuel Cayan, ce charmant garçon, est prêt à m'avancer une somme importante pour payer les métadores qui nous serviraient de guides. Colin Paturel en connaît et qui ont déjà réussi des évasions.
– Sont-ils sûrs ?
– Il s'en porte garant.
– Pourquoi alors ne s'est-il pas encore échappé lui-même ?
– Il est toujours enchaîné... Son évasion est au moins aussi difficile que la vôtre. Il dit que jamais une femme n'a essayé de s'évader... Ou, si elle a essayé on ne l'a jamais su. À mon avis, attendez plutôt la venue des Pères de la Rédemption et faites intervenir Sa Majesté le roi de France.
Angélique voulut répliquer vivement, mais un grognement de Rafaï lui fit comprendre que le colloque secret, dont il ne pouvait comprendre un mot, n'avait que trop duré. Dès lors les gardes pressèrent les femmes de repartir. On eut plus de peine à convaincre le prince Bonbon. Ramidan dut le reprendre sur son bras. Sa colère se calma lorsqu'il rencontra autour d'une allée un vieil esclave à demi chauve, Jean-Baptiste Caloën, un Flamand, qui ramassait les feuilles tombées. L'enfant cria qu'il voulait lui couper la tête parce qu'il était chauve et ne servait plus à rien. Il fit un caprice épouvantable, si bien que les eunuques conseillèrent à l'esclave de tomber aussitôt qu'il aurait été frappé. Le petit prince leva son cimeterre miniature et frappa de toutes ses forces. Le vieux se laissa tomber à terre et fit le mort. Il n'en avait pas moins le bras bien entamé d'une grosse coupure. À la vue du sang, le charmant marmot fut rasséréné, et continua gaiement sa promenade. Ils passèrent près d'un jardin très enfoncé qui était rempli de trèfle pour les chevaux du palais. Une balustrade suivait la terrasse. Un peu plus loin ce fut un petit bois d'orangers et de rosés. C était le lieu le plus charmant de l'alcassave dont le plan avait été tracé par un jardinier espagnol et qui mariait non seulement les coloris des arbres d'un vert-bleu où s'allumaient les grosses lanternes des oranges, avec ceux des massifs de rosés qui étaient à leur pied, mais aussi les parfums délicats des fruits et des fleurs. Deux esclaves étaient au travail. En passant, Angélique les entendit parler français. Elle se retourna pour les regarder. L'un des deux, beau gaillard à l'air fin, racé, qu'on imaginait fort bien avec une perruque et un jabot de dentelles, lui adressa un clin d'œil joyeux. Il faut qu'un Français soit bien accablé par le joug de l'esclavage pour ne pas sourire au passage de mystérieuses beautés voilées, dût-il y laisser sa vie. La petite Circassienne s'écria tout à coup :
– Je veux cette orange si belle, là-haut. Dites aux esclaves de me la cueillir.
En réalité, elle avait remarqué le beau garçon et désirait s'arrêter, l'examiner. L'expérience de l'amour aux bras du voluptueux Ismaël avait fait de la fillette ignorante une femme curieuse et désireuse d'essayer de ses charmes sur d'autres mâles. Ceux-ci, malgré leur carcasse de mal nourris et leurs haillons misérables, étaient les premiers qu'elle rencontrait en dehors du roi depuis que celui-ci lui avait révélé les premières règles du jeu subtil et violent qui depuis que le monde est monde oppose et rapproche Ève et Adam. Ses yeux magnifiques au-dessus du voile de mousseline examinaient avidement les esclaves à la peau blanche. Ils étaient vraiment très musclés et poilus !... Mais le grand jeune homme au sourire d'ange avait des poils blonds et soyeux. Cela devait être étrange de se trouver nue dans ses bras. Comment les Chrétiens se comportent-ils dans l'amour ?... On dit qu'ils ne sont point circoncis...
– Je veux qu'on me cueille cette belle orange là-haut, insista-t-elle.
Le gros Rafaï lui fit remarquer sévèrement qu'elle n'avait pas le droit de réclamer des fruits qui tous appartenaient exclusivement au roi. La petite se mit en colère et riposta que ce qui appartenait au roi lui appartenait à elle aussi. Car elle avait tout pouvoir sur lui désormais. Il le lui avait assuré. Et elle se plaindrait au roi de l'insolence des eunuques, qui seraient châtiés.
Les deux esclaves suivaient du coin de l'œil la discussion. Le jeune homme blond qui était le marquis de Vaucluse, captif depuis quelques mois, souriait avec indulgence heureux d'entendre une voix féminine et capricieuse, mais son compagnon, un Breton, Yan Le Goën, vieux routier de l'esclavage avec ses vingt ans de Maroc, lui conseilla vivement à voix basse de détourner son regard et de s'absorber dans sa tâche, car il était interdit aux esclaves de regarder les femmes du roi sous peine de mort. Le marquis haussa les épaules. Elle était gentille cette petite, du moins ce qu'on en devinait. Qu'est-ce qu'elle voulait au juste ?
– Elle veut qu'on lui cueille une orange, traduisit le Breton.
– Peut-on refuser cela à une aussi jolie fille ? dit le marquis de Vaucluse qui, laissant là sa serpette, redressa sa taille élégante sous un pourpoint défraîchi pour tendre la main vers l'oranger.
Il cueillit le fruit et, s'inclinant devant la Circassienne comme il l'eût fait devant Mme de Montespan, il lui remit l'orange.
Ce qui fondit sur eux ensuite arriva avec la vitesse de l'ouragan. Quelque chose siffla dans l'air et la pointe d'un javelot lancé presque à bout portant, transperça la poitrine du marquis de Vaucluse qui s'effondra. À l'orée d'un sentier herbeux, Moulay Ismaël dressé sur son cheval blanc apparaissait, le visage convulsé de fureur. Il enleva sa bête d'un coup d'éperon pour s'approcher, arracha sa lance du cadavre et se tourna vers l'autre esclave pour le transpercer à son tour. Mais le Breton, plongeant en avant, s'était précipité entre les pattes du cheval, criant lamentablement en arabe :
– Grâce, Seigneur, grâce par la sainteté de ton cheval sacré, pèlerin de La Mecque. Mouley Ismaël cherchait à l'atteindre sous le ventre de l'animal, mais le captif, au risque de se faire assommer par les sabots de l'animal inquiet, ne quittait pas son abri. Certains des chevaux de Moulay Ismaël avaient la réputation d'être sacrés, particulièrement ceux qui avaient été à La Mecque et qui étaient hadj. Yan Le Goën avait reconnu à temps une des bêtes, la plus admirée et la plus aimée du Sultan. Celui-ci finit par céder, par amour pour Lanilor.
– C'est bon, dit-il à l'esclave, au moins tu connais nos usages sacrés. Mais ôte-toi de ma vue, immonde vermisseau, et que je n'entende plus jamais parler de toi !
Le Breton s'élança de sous le cheval, enjamba le corps de son compagnon mort et s'enfuit à toutes jambes à travers le petit bois fleuri et parfumé. Moulay Ismaël se retourna, la lance levée. Il cherchait parmi les eunuques celui qu'il allait frapper le premier pour les punir de leur négligence, mais à son tour Ramidan trouva le moyen de l'attendrir en tendant vers lui le petit Zidan que tout ce spectacle enchantait.
– Par la grâce de ton fils, Seigneur, par la grâce de ton fils !...
Avec volubilité, l'eunuque expliqua que la Circassienne s'était vantée de les faire punir par lui, le maître, alors qu'il avait toujours accordé entière confiance à ses eunuques pour dompter ces indociles. Elle voulait une orange ! Elle prétendait que ce qui appartenait au roi lui appartenait !
Moulay Ismaël devint sombre comme la nuit, puis un sourire sardonique découvrit ses dents.
– Tout ici m'appartient à moi seul. Tu l'apprendras à tes dépens, Marryamti, fit-il d'un ton lourd.
Faisant faire volte-face à sa monture il partit au galop.
*****
Les femmes furent ramenées dans le harem. Tout le jour une atmosphère angoissée pesa sur les appartements et les cours où les courtisans prenaient languissamment le thé en chuchotant.
La petite Circassienne était blême. Ses immenses yeux erraient sur les visages de ses compagnes, cherchant à y lire le secret de sa condamnation. Moulay Ismaël allait la supplicier. L'horrible verdict ne faisait pas de doute.
Lorsqu'elle avait appris, par Ramidan, l'incident, la négresse Leïla Aïcha avait préparé elle-même sur un brasero une boisson d'herbes connues d'elle seule et avait envoyé deux servantes la porter à la Circassienne. Que l'enfant la bût tout de suite : elle s'endormirait sans douleur dans la mort ! Ainsi elle échapperait aux tortures atroces que le maître lui préparait pour la châtier de son insolence.
Lorsque la Circassienne comprit enfin ce qu'on lui recommandait, elle jeta un cri d'horreur et repoussa le bol de poison, qui se renversa. Leïla Aïcha fit une moue de guenon vexée. Elle avait agi par pure bonté d'âme, disait-elle. Maintenant qu'importait ! On laisserait faire le Destin...
Cependant l'un des chats ayant lapé le liquide répandu, trépassait à l'instant. Les femmes, affolées, l'enterrèrent en secret. Il ne manquait plus que le roi apprît le décès d'un de ses animaux chéris.
La petite Circassienne s'était réfugiée dans les bras d'Angélique. Elle ne pleurait pas. Elle tremblait comme une bête forcée par la meute. Et pourtant tout était silence. Le parfum des fleurs s'exhalait dans le soir qui doucement tendait au-dessus des patios un ciel de jade. Mais l'esprit du chasseur sadique et invisible planait sur sa proie désignée et dispersait dans l'ombre des appartements les créatures muettes et oppressées. Angélique caressait les cheveux bleu de nuit de la Marryamti. Elle rassemblait quelques mots d'arabe pour la rassurer.
– Pour une orange !... Ce n'est pas possible qu'il te punisse si cruellement... Peut-être te fera-t-il fouetter. Mais il l'aurait déjà ordonné... Rien ne se passera. Rassure-toi !...
Mais elle-même ne parvenait à se rassurer. Elle sentait battre, inégal, le cœur de la malheureuse.
Soudain la Circassienne poussa un hurlement.
Du fond de la galerie, les eunuques s'avançaient. En tête marchait Osman Ferradji. Ils avaient leurs bras croisés sur leur gilet de satin rouge. Un sarroual du même rouge était serré à la taille par une ceinture noire où pendait leur cimeterre. Ils ne portaient pas de turban et l'on voyait leurs crânes rasés avec une seule mèche nattée sur l'occiput. Ils s'avançaient sombres et muets et aucune expression ne se jouait sur leurs visages gras. Les femmes s'enfuirent. Elles avaient reconnu le costume des exécutions. La jeune fille tourna sur elle-même comme une bête affolée cherchant une issue. Puis elle se jeta de nouveau aux genoux d'Angélique, s'accrochant à elle de toutes ses forces. Elle ne criait pas mais son regard pathétique appelait désespérément au secours. Osman Ferradji détacha lui-même les doigts frêles.
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