Des alcaïds et des renégats en grand habit, coiffés de turbans à aigrettes et vêtus de robes brochées, l'entouraient, assis sur les talons.
Les Pères de la Rédemption arrivèrent du fond de la place, suivis de douze esclaves qui portaient leurs présents. Ils étaient présentés par le renégat français Rodani, le Juif Zacharie et l'alcaïd Ben Messaoud.
Pour cette mission extraordinaire et qu'ils avaient essayé en vain d'obtenir depuis des années, les Pères de la Rédemption avaient choisi avec soin leurs représentants. Ils étaient six, dont trois parlaient l'arabe commun et tous l'espagnol ; ils avaient chacun accompli au moins trois missions de rachat en Alger et Tunis et étaient connus pour leur grande habitude du monde musulman. Leur supérieur était le révérend père de Valombreuze, cadet d'une grande famille berrichonne, docteur en Sorbonne. Il apportait aux pourparlers des subtilités de paysan et une dignité de grand seigneur. On ne pouvait trouver homme mieux préparé à affronter Moulay Ismaël.
Les robes de religion, blanches frappées d'une croix rouge sur le devant, les barbes des pères, firent bonne impression sur le roi. Ils ressemblaient aux pieux ermites appelés
« santons » et tant révérés par les musulmans.
Le roi parla le premier, commençant par le salut de bienvenue et louant le zèle et la charité des prêtres qui leur avaient fait chercher leurs frères si loin. Il loua ensuite le grand roi de France. Le révérend père de Valombreuze, bien en Cour à Versailles, put lui donner la réplique sur ce point et lui assurer que le roi Louis XIV représentait, par sa magnificence et la valeur de ses actes, le plus grand roi de la Chrétienté. Moulay Ismaël approuva, puis entama l'éloge de son grand prophète et de sa Loi. Angélique, lointaine, ne pouvait suivre ce long discours mais elle voyait Moulay Ismaël s'animer de plus en plus. Son visage alors resplendissait comme les nuées d'orage que le soleil traverse un instant. Il devenait curieusement, par le jeu du soleil, tantôt noir tantôt d'or. Il tendait ses poings serrés comme deux masses, abjurant ses interlocuteurs de reconnaître leurs erreurs et de voir enfin avec clarté que la religion de Mahomet était la seule vraie, la seule pure, désignée et définie par les prophètes depuis Adam. Certes, il ne leur commandait pas d'abjurer car ils étaient venus en ambassadeurs et non en esclaves, mais il les y exhortait pour ne pas avoir à répondre devant Dieu de ne l'avoir point fait. C'était une grande souffrance pour lui d'avoir sur son sol des êtres aussi bornés et enfoncés dans l'erreur. Heureux encore qu'ils n'appartinssent pas à ce dogme sacrilège de la Trinité, qui ose avancer qu'il y a trois dieux en Dieu !
– ...Certes, Dieu est le Seul, et bien au-dessus de la qualité d'avoir un fils. Jésus est semblable à Adam, qu'il a créé avec de la terre. Il est seulement l'envoyé de Dieu et son Verbe est un esprit de Lui qu'il a projeté sur Marie, fille d'Amram. Il n'a pas été souffleté par Satan, ni elle. Croyez donc en Dieu et en son Prophète et ne dites pas que Dieu a trois personnes, vous vous en trouverez bien...
Les courageux Pères de la Rédemption subirent avec patience ce long prêche, qui les punissait de tous ceux qu'ils avaient infligés aux autres. Ils se gardèrent de faire remarquer au roi que leur Ordre était bien, en fait, celui des Pères de la Trinité, qui portait comme autre titre, à l'occasion : « Pères de la Rédemption ». Colin Paturel, dans sa lettre, leur avait recommandé instamment de se présenter sous ce vocable et ils comprenaient maintenant pourquoi.
Ils remercièrent le roi du soin qu'il prenait de vouloir les rendre saints et que c'était bien pour atteindre ce but, selon les maximes du christianisme, qu'ils venaient de si loin pour délivrer leurs frères et que malgré le désir qu'ils avaient de lui plaire ils ne pouvaient apostasier puisqu'ils n'avaient accompli ce pénible voyage que pour racheter des captifs chrétiens.
Le roi se rendit à leurs raisons et fit effort pour ne pas montrer sa déception. Les esclaves avaient défait les cordes autour des caisses contenant les présents et fait sauter les couvercles. Les religieux offrirent au roi plusieurs pièces de riches étoffes en des toiles de Cambrai et de Bretagne, enveloppées d'étuis damasquinés d'or. Ils offrirent aussi, à découvert, trois bagues et trois colliers. Moulay Ismaël mit les bagues à ses doigts et posa les colliers à terre près de lui. De temps en temps, il les prenait et les examinait. Enfin on déballa les horloges. Leurs cadrans n'avaient pas trop souffert du voyage. La plus grande avait un battant d'or représentant le soleil et les chiffres étaient d'émail bleu cloisonné d'or. Leur vue remplit Ismaël d'une joie puérile. Il assura qu'il écouterait favorablement la demande des pères et qu'il leur rendrait deux cents esclaves. Jamais l'on n'avait osé espérer un tel chiffre !...
Le soir même, pour montrer leur joie et remercier le roi, les esclaves vinrent près du canal de l'alcassave et firent un grand feu d'artifice ; Jean Davias, du Pouliguen et Joseph Thomas, de Saintonge, étaient tous deux de savants artificiers et organisèrent un spectacle tel que les Maures n'en avaient jamais vu.
Un vaisseau de feu, une galère, un arbre voguaient sur le canal et un oiseau voltigeant embrasait tous ces éléments du feu sortant de son bec.
Du haut de sa terrasse, Moulay Ismaël contemplait ces merveilles. Il était fort ému. Il dit qu'il n'y avait que les esclaves qui l'aimaient vraiment, car lorsqu'il accordait des bienfaits aux siens ou à son peuple, ceux-ci au lieu de le remercier en demandaient d'autres, tandis que les captifs chrétiens le ravissaient de leur joie.
Il s'était fait faire dans le jour même un vêtement de drap vert de Bretagne, qu'il trouvait particulièrement beau.
Chapitre 18
Angélique et ses compagnes avaient aussi contemplé, de loin, le feu d'artifice. Après beaucoup d'hésitation, voyant que le climat était à l'indulgence, Angélique demanda au Grand Eunuque s'il ne pouvait lui permettre une entrevue avec l'un des Pères de la Mission. Elle avait besoin des secours de sa religion. Osman Ferradji ne crut pas devoir lui refuser cette rencontre.
Deux eunuques furent envoyés à la maison des Juifs, où les Pères attendaient le résultat des pourparlers en cours et recevaient sans cesse les visites des captifs, chacun venant supplier d'être sur la liste des deux cents Français rachetés. Le révérend père de Valombreuze fut prié de suivre les gardes noirs : une des femmes de Moulay Ismaël désirait lui parler. À l'entrée du harem, on lui banda les yeux. Il se retrouva devant un grillage de fer forgé derrière lequel se trouvait une femme très voilée et ce ne fut pas sans étonnement qu'il l'entendit parler français.
– Je crois que vous êtes satisfait de votre mission, mon père ? demanda Angélique.
Le père fit remarquer, avec prudence, que tout n'était pas encore achevé. L'humeur du roi pouvait tourner. Les récits que lui faisaient à chaque heure les captifs venant le voir n'étaient pas pour le rassurer. Avec quelle hâte, il souhaitait se retrouver à Cadix en compagnie de ses pauvres captifs, dont l'âme était en si grand péril sous le règne de ce roi sanguinaire.
– Et puisque vous fûtes chrétienne vous-même, madame – je n'en doute pas à votre langue – je vous prierai d'intercéder auprès du roi, votre seigneur, pour que son indulgence et ses bonnes dispositions nous soient conservées.
– Mais je ne suis pas renégate, protesta Angélique. Je suis chrétienne.
Le père de Valombreuze caressa sa longue barbe avec embarras. Il avait entendu dire que toutes les femmes ou concubines du Sultan étaient considérées comme Musulmanes et devaient suivre ouvertement la religion de Mahomet. Elles avaient une mosquée pour elles, bâtie à l'intérieur de l'alcassave.
– J'ai été capturée, répéta Angélique, ce n'est pas de mon plein gré que je suis ici.
– Je n'en doute pas, mon enfant, murmura le prêtre, conciliant.
– Mon âme aussi est en grand péril, dit Angélique en se cramponnant à la grille avec un subit désespoir, mais cela vous est bien égal. Personne ne cherchera à me sauver, personne ne cherchera à me racheter. Parce que je ne suis qu'une femme...
Elle ne parvenait pas à s'exprimer, dire qu'elle commençait à redouter plus que les tortures cette vague de sensualité dorée qui ouatait le harem, la lente désagrégation de son âme qu'envahissaient peu à peu les plantes vénéneuses de la paresse, de la volupté et de la cruauté. C'était cela qu'avait voulu Osman Ferradji. Il connaissait l'éternel féminin en sommeil et les moyens de le mettre au jour. Le religieux entendit pleurer cette femme voilée. Il hocha la tête avec compassion.
– Prenez votre sort en patience, ma fille. Vous au moins vous n'avez pas à souffrir de la faim et de la fatigue de travaux dont vos frères sont accablés.
Même aux yeux du bon père, la perte de l'âme d'une femme paraissait moins importante que celle d'un homme. Moins par dédain que parce qu'il pensait que la complexion et l'irresponsabilité féminines lui méritaient quelque indulgence de la part de Dieu. Angélique se reprit. Elle tira une des bagues de son doigt, un très gros diamant qui portait à l'intérieur la devise et le nom des Plessis-Bellière. Elle hésita, gênée par la présence du Grand Eunuque, qui la surveillait. Elle avait bien réfléchi. Le temps lui était compté maintenant, elle le savait, où Osman Ferradji la ferait conduire dans l'appartement de Moulay Ismaël. Il lui avait donné la possibilité de comprendre qu'elle devait suivre ses avis. Elle perdrait son appui à le décevoir, elle s'aliénerait le roi à le braver, elle y laisserait sa vie et périrait dans les tortures.
Et elle en arrivait à se demander, avec terreur, si elle n'était pas impatiente que l'heure de sa défaite sonnât, plutôt que de se nourrir de fausses espérances. Nul ne pouvait l'aider, ni au-dedans ni au-dehors. L'industrieux Savary n'était qu'un pauvre vieil esclave qui avait trop présumé de ses Forces. On ne jouait pas n'importe quel tour au sultan Moulay Ismaël. Et si les captifs chrétiens se lançaient dans une de ces impossibles évasions que quelques audacieux méditaient, ils n'iraient pas s'encombrer d'une femme. « On ne s'échappe pas d'un harem. » Au moins pouvait-elle essayer de n'y point finir ses jours. Elle ne voyait qu'un seul être qui pût se dresser et subjuguer l'intraitable Ismaël jusqu'à lui faire rendre une de ses proies. Elle tendit le bijou à travers les fleurons de la grille.
– Mon père, je vous supplie... Je vous adjure de vous rendre à Versailles dès votre retour. Vous demanderez audience au roi, vous lui remettrez cette bague. Il y verra mon nom gravé. Alors vous lui raconterez tout, que j'ai été capturée, que je suis prisonnière. Vous lui direz...
Son ton baissa et elle acheva d'une voix étouffée :
– Vous lui direz que je lui mande son pardon et que je l'appelle à mon secours.
*****
Les négociations n'étaient, hélas, pas terminées lorsque Moulay Ismaël apprit par un renégat français que le vocable des Pères de la Rédemption cachait l'Ordre des Pères de la Trinité. Sa colère fut terrible.
– Tu m'as encore trompé avec ta langue fourchue, rusé Normand, dit-il à Colin Paturel. Mais cette fois-ci tu n'as pas eu le temps de mener à bien ta plaisanterie.
Il lui fit remplir la barbe, le nez et les oreilles de poudre à canon avec l'intention d'y mettre le feu. Puis il se ravisa. Il ne ferait pas encore mourir Colin Paturel. Il se contenta de le faire lier sur une croix et de l'exposer, nu, au soleil brûlant de la place, avec deux Noirs armés d'un mousquet ; ceux-ci devaient tirer sur les vautours qui essayaient de lui crever les yeux. L'un des gardes ayant tiré maladroitement blessa le Chrétien à l'épaule. Le roi, l'ayant appris, vint et trancha la tête du garde d'un coup de sabre.
Angélique frissonnante, l'œil collé à la fente étroite de la meurtrière, ne pouvait détacher le regard de ce gibet horrible. Elle voyait parfois se tordre les muscles du captif cherchant à se redresser pour libérer ses membres tuméfiés par les cordes. Sa grosse tête blonde aux longs cheveux retombait en avant. Mais très vite, il se redressait. Il tournait lentement son visage de droite à gauche, regardait vers le ciel. Il bougeait sans cesse, comme pour empêcher la circulation de se ralentir dans ses membres torturés. Sa complexion prodigieuse eut raison du supplice. Lorsque le soir on le descendit, non seulement il n'était pas mort, mais le roi lui ayant fait donner à boire un bouillon d'épices, il se redressa, et ses compagnons, qui déjà le pleuraient, le virent arriver vers eux, marchant la tête haute, malgré le sang de ses blessures.
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