Les nouvelles circulaient très vite et l'on vivait dans une tension orageuse. Dans sa colère, le roi avait craché sur les présents des pères. Il avait donné les colliers et les bagues à ses négrillons. Il avait déchiré le vêtement de drap vert. Il n'alla pas cependant jusqu'à casser les pendules.

Les pères, qui reçurent l'ordre de sortir incessamment de Miquenez sous peine d'être brûlés vifs dans leur maison, étaient dans la consternation. Ils se consultèrent sur ce qu'ils devaient faire. Très courageusement les deux marchands de Salé, les sieurs Bertrand et Chappe-de-Laine, qui n'avaient pas été désignés pour l'exécution de ce départ, dirent qu'ils allaient demander audience au roi et obtenir des explications tandis que les religieux, pour ménager son humeur intraitable et fantasque, rassemblaient déjà leurs affaires et montaient sur leurs ânes. Mais Colin Paturel, prévoyant les obstacles, avait allumé un contre-feu moral que cette lamentable situation déclencha. Les jours précédant l'arrivée des pères, il était allé voir toutes les familles de Maures ayant des captifs sur les galères de France et leur avait fait miroiter l'espoir qu'un échange allait se négocier, qui bientôt leur permettrait de les faire revenir. Maintenant, voyant que par l'humeur du roi les négociateurs s'en allaient sans que rien fût traité, les Maures se ruèrent en foule vers l'alcassave, injuriant et suppliant tour à tour le roi de ne pas laisser passer cette occasion qu'ils avaient, pour la première fois, de faire revenir leurs captifs musulmans pris par les Chrétiens.

Moulay Ismaël fut obligé de céder. Ses gardes galopèrent derrière les pères et leur ordonnèrent de rentrer dans Miquenez sous peine d'être décapités. Les pourparlers reprirent et furent orageux ; ils durèrent trois semaines. Enfin les pères obtinrent douze captifs au lieu des deux cents promis. Chacun devait être échangé contre 3 Maures et 300 piastres. Les pères les ramèneraient sous Ceuta où ils attendraient jusqu'à ce que l'échange fût fait.

Le roi choisit lui-même les douze esclaves, parmi les plus vieux et les plus faibles. Il les fit passer en revue devant lui et, naturellement, ils marchaient de l'air le plus pitoyable qu'ils pouvaient. Moulay Ismaël se frottait les mains et dit avec satisfaction :

– Ils sont vraiment tous pauvres et misérables...

Le gardien approuva :

– Tu dis bien, Seigneur !

Pour plus de certitude le roi se tourna vers son talbe et s'enquit de ce qu'il en pensait. Le talbe approuva.

– Tu as bien dit, Seigneur, quand tu as dit qu'ils étaient pauvres et misérables.

On allait les enregistrer quand un captif boiteux se présenta soudain et fit remarquer que le vieux Caloëns n'était pas français, car il avait été pris sous la bannière d'Angleterre. L'affaire datait de vingt ans et on n'avait guère le temps de vérifier. Le vieux Caloëns se retrouva à la porte de la cour comme à celle du Paradis terrestre. Le boiteux prit sa place. Les pères hâtèrent leur départ, voyant que chaque jour on leur suscitait de nouvelles avanies. La jalousie et le chagrin aigrissaient les captifs qui les poursuivaient de leurs plaintes. Il fallait payer et combler de cadeaux tous ceux des alcaïds et des renégats qui prétendaient leur avoir rendu service.

Ils quittèrent Miquenez sous les huées et les pierres, tant des Musulmans que des Chrétiens, qui désormais ne voyaient plus de fin à leur misère. Le vieux Caloëns pleurait.

– Ah ! Quand reviendront les Frères-aux-ânes !... Moi, je suis perdu !

Il croyait sentir sur sa tête chauve le pommeau de la canne du roi. Il se rendit dans la palmeraie et se pendit. Colin Paturel arriva à temps pour le dépendre.

– Ne désespère pas, grand-père, dit-il, nous avons tout essayé pour améliorer notre sort. Maintenant, il reste encore une issue : la fuite. Il faut que je m'en aille. Mes jours sont comptés. Renaud de Marmondin, le chevalier, prendra ma place. Si tu ne te sens pas trop vieux, tu viendras avec nous.

Ce n'est pas sans raison que Colin-le-Normand avait insisté près des pères pour qu'ils apportassent des pendules. Au bout de quinze jours, elles ne marchaient plus. Un horloger genevois, Martin Camisart, se proposa pour les réparer. Il lui fallait seulement une multitude de petits instruments, des tenailles, des limes, des pinces... Quelques-uns s'égarèrent on ne sait comment, et lorsque les pendules retrouvèrent leur tic-tac le Genevois avait mis de côté assez d'outils pour venir à bout des chaînes de Colin Paturel et le libérer le jour venu. Il briserait aussi celles de Jean-Jean de Paris, le « talbe » des captifs. Avec ces deux-là, inséparables depuis dix ans, il y aurait encore Piccinino-le-Vénitien, le marquis de Kermœur, gentilhomme breton, Francis Bargus surnommé l'Arlésien, natif de Martigues, Jean d'Harrostegui, un Basque de Hendaye.

Les fortes têtes du bagne, tous assez fous pour risquer cent fois la mort avant de se retrouver en terre chrétienne. À eux se joindrait le pauvre Caloëns, le chauve condamné, et ce vieil apothicaire nommé Savary qui avait su leur soumettre, idée après idée, les mille façons les plus saugrenues de fausser compagnie à Moulay Ismaël et les convaincre enfin que l'impossible était devenu possible.

Chapitre 19

Quel pouvait être le visage de Moulay Ismaël lorsqu'il se penchait sur une femme désirée ? Son visage de bronze doré, inquiétant comme celui d'une idole africaine, durement taillé et pourtant lisse et modelé par le pouce audacieux d'un sculpteur antique. Des lèvres et des narines de nègre, des prunelles de félin. Non celles du tigre, mais celles du lion, qui peut regarder en face le soleil et voir au delà des apparences. Quelle pouvait être l'expression du conquérant achevant sa conquête ?... Angélique sentait le piège se refermer sur elle. On ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur Moulay Ismaël et lorsqu'elle errait à travers les allées des jardins délicieux peu à peu le vertige la prenait à considérer la nature du maître qui les avait créés, le gouffre d'un être oscillant entre les extrêmes des passions.

Il jetait ses captifs dans la fosse aux lions, inventait des cruautés si affreuses que le suicide, pour y échapper, était le plus doux recours, mais aimait les fleurs rares, l'eau murmurante, les oiseaux et les bêtes, et croyait en Allah miséricordieux de toute son âme. Héritier du Prophète dont il avait la bravoure froide et illimitée, il eût pu avouer comme Mahomet : « J'ai toujours aimé les femmes, les parfums et la prière. Mais seule la prière a satisfait mon âme... »

Autour d'elle les courtisanes chuchotaient, rêvaient, intriguaient. Toutes ces femelles, à l'aise dans la tiédeur des coussins, se laissaient aller à l'animalité de leurs beaux corps voués à l'amour.

Lisses et douces, parfumées, parées, elles étaient faites, avec leurs courbes fondantes, pour l'étreinte d'un maître impérieux. Elles n'avaient d'autres raisons d'exister et vivaient dans l'attente du plaisir qu'il leur donnerait, enragées de leur oisiveté et de leur continence forcée. Car trop peu souvent y en avait-il parmi ces centaines de femmes assemblées qui recevaient l'hommage princier.

Les chaudes « houris »7 réservées à la volupté d'un seul trompaient leur attente en de sournois complots. On jalousait Daisy l'Anglaise et la sombre Leïla Aïcha, les seules qui semblaient avoir retenu et découvert les secrets de son étrange cœur. Elles le servaient dans ses repas. Il les consultait parfois. Mais nulle n'oubliait que le Coran autorise au croyant seulement quatre femmes légitimes. Quelle serait alors la troisième ?

La vieille Fatima était vexée que sa maîtresse, qu'elle embellissait chaque jour, n'eût pas encore été présentée au roi et ne fût pas encore devenue favorite. Cela ne pourrait manquer.

Le roi n'aurait qu'à la voir. Il n'y avait pas dans le harem de femme plus belle que la Française. Son teint, préservé par la pénombre des appartements, s'était purifié. Dans la carnation chaleureuse, les yeux verts brillaient d'un éclat qui ne semblait pas naturel. Fatima avait foncé la couleur des cils et des sourcils avec du henné bleu mêlé de lait de chaux qui leur donnait la douceur d'un sombre velours. Par contre, elle avait éclairci l'abondante chevelure avec des bains de plantes spéciales et chaque mèche en était souple et brillante comme de la soie. La chair était nacrée, ayant macéré dans des bains d'huile d'amandes ou d'extrait de nénuphars. Elle était à point, estimait Fatima.

Qu'attendait-on alors ?

La Provençale entretenait Angélique de ses doutes et de ses impatiences. Elle finissait par lui communiquer ses rancœurs d'artiste qui voit négliger son œuvre. À quoi bon être si belle ? L'instant était propice pour s'imposer au tyran et devenir sa troisième Femme. Désormais, elle n'aurait plus à craindre la vieillesse ni d'être reléguée au fond d'un lointain caravansérail de province ou pire, envoyée aux cuisines pour y mener jusqu'à la fin de ses jours une vie de servante.

Le Grand Eunuque les laissait s'engluer dans une attente peut-être propice à ses desseins, mais peut-être non calculée. Voyait-il seulement passer les jours ? Une fois encore, il semblait guetter un signe et considérait, songeur, l'odalisque nouvelle qu'il avait créée, belle comme les images impies des peintres d'Italie. Il hochait la tête longuement « J'ai vu dans les astres... » murmurait-il. Ce qu'il avait vu, et ne disait pas, le rendait indécis. Il passait de longues nuits au sommet de la tour carrée du ksar à interroger le ciel de ses instruments d'optique. Il possédait les plus beaux et les plus perfectionnés du monde civilisé. Le Grand Eunuque avait des faiblesses de collectionneur. Avec les instruments d'optique, pour l'acquisition desquels il s'était rendu non seulement à Venise et à Vérone, mais jusqu'en Saxe, où les verreries commençaient à être réputées pour leurs lentilles de précision, il collectionnait aussi les plumiers persans, de nacre et d'émaux cloisonnés, dont il possédait les plus rares.

Il aimait aussi les tortues. Il en faisait élever de toutes espèces dans les jardins des villas de la montagne, où Moulay Ismaël parquait ses concubines délaissées. Non seulement, les pauvres femmes étaient éloignées à jamais de Miquenez, mais il leur fallait finir leurs jours en la compagnie de cette multitude d'aimables monstres, ces lentes tortues, géantes ou minuscules, qui leur attiraient au surplus les visites fréquentes du redouté Grand Eunuque. Le long personnage paraissait avoir le don d'ubiquité. Pour les pensionnaires du harem, il se trouvait toujours là au moment précis où on le préférait ailleurs. Moulay Ismaël l'avait à ses côtés chaque fois qu'une soudaine inspiration lui faisait souhaiter l'avis immédiat de son Grand Eunuque.

Il visitait fréquemment chaque ministre, recevait journellement le rapport de multiples espions, se livrait à de nombreux voyages et pourtant paraissait passer ses jours à méditer sur la perfection des émaux persans et ses nuits, l'œil rivé à une lunette d'astronome. Ce qui ne l'empêchait pas d'accomplir religieusement les rites musulmans des cinq prières le front contre terre.

– Le Prophète a dit : Travaillez pour ce monde comme si vous deviez toujours y vivre, et pour l'autre comme si vous deviez mourir demain, aimait-il à répéter.

Sa pensée semblait demeurer en communication invisible avec ceux et celles qu'il tenait sous sa juridiction. Telle une araignée guetteuse, il tissait d'eux à lui la toile dont ils ne pourraient jamais se dégager.

– Ne te languis-tu pas, Firouzé ? lui demanda-t-il un jour, ne te languis-tu pas de l'heureux délire de la volupté ? Il y a longtemps que tu n'as point connu d'homme...

Angélique détourna les yeux. Elle se serait fait plutôt hacher que d'avouer la fièvre qui rendait ses nuits agitées et l'éveillait, exacerbée, souhaitant tout bas : Un homme ! N'importe quel homme !...

Osman Ferradji insista :

– Ton corps de femme qui ne craint point l'homme, qui a de l'amitié et du goût pour lui, et ne redoute pas sa violence comme tant de filles trop neuves, ne brûle-t-il pas de le rencontrer à nouveau ? Moulay Ismaël te comblera... Oublie tes pensées et ne songe qu'à ton plaisir... Veux-tu que je te présente enfin ?...

Il était assis près d'elle sur un escabeau bas. L'attention d'Angélique fut attirée par lui. Elle le contempla d'un air songeur, ce grand exilé de l'amour !... Il lui inspirait des sentiments complexes de répulsion et d'estime et elle ne pouvait se défendre d'une bizarre tristesse lorsqu'elle distinguait sur cet homme les signes de son état : la courbe alourdie du menton, les bras lisses et trop beaux et, sous le gilet de satin, la forme des seins qui viennent parfois aux eunuques dans leur âge mûr.