Angélique tenait entre ses mains les mains devenues inertes et froides.

– Ce n'est pas possible, répétait-elle égarée, ce n'est pas possible !

Ce n'était pas l'agile et invincible Savary qui gisait là comme un pitoyable pantin brisé dans la lumière d'émeraude de la palmeraie !

C'était un mauvais rêve ! Un de ses tours de génial baladin !... Il allait reparaître, lui chuchoter « Tout va bien, madame ».

Mais il était mort, percé de coups de lance.

Elle sentit alors un poids terrible s'appesantir sur elle. Le poids d'un regard qui la fixait. Elle aperçut près d'elle dans le sable les sabots d'un cheval arrêté et elle leva la tête. Moulay Ismaël la couvrait de son ombre...

Chapitre 20

Osman Ferradji entra dans le « hammam » où les servantes aidaient Angélique à sortir de la grande piscine de marbre. L'on y descendait par des marches de mosaïque. De mosaïques bleues, vertes et or, fleuries d'arabesques, étaient aussi les voûtes du hammam que l'on disait imité des bains turcs de Constantinople. Un architecte chrétien schismatique qui avait travaillé en Turquie avait édifié cette délicate merveille pour le confort des femmes de Moulay Ismaël.

La vapeur, au parfum de benjoin et de rose, ouatait le contour des colonnes serties d'or et créait l'apparence d'un palais de rêve, entrevu à travers les Fantasmagories d'un conte d'Orient.

À la vue du Grand Eunuque, Angélique chercha vivement un voile pour se couvrir. Elle ne s'était jamais habituée à voir les eunuques participer à l'intimité de la vie féminine et moins encore supportait-elle la présence du haut personnage chef du sérail. Osman Ferradji avait une expression impénétrable. Deux jeunes eunuques aux joues rebondies le suivaient, portant des échafaudages de mousselines irisées rosés, finement rebrodées d'argent.

D'un ton sec, Osman Ferradji pria les servantes de les déballer un à un.

– Les sept voiles y sont-ils ?

– Oui, Maître.

D'un œil critique, il considéra le corps harmonieux d'Angélique. Ce fut la seule fois de sa vie où elle souffrit d'être femme et d'être belle. Elle se sentit un objet d'art dont un collectionneur apprécie les qualités, l'originalité, suppute la valeur et compare. C'était un sentiment odieux, révoltant, comme si on lui avait enlevé son âme !... La vieille Fatima d'une main respectueuse attacha autour des hanches de la jeune femme un premier voile qui tombait jusqu'aux chevilles et laissait deviner sous sa transparence les jambes fuselées, aux reflets lisses de porcelaine, les reins épanouis et les modelés ombreux du ventre. Deux autres voiles couvrirent avec la même indiscrète impudeur les épaules et le buste. Un autre, plus vaste enroba les bras. Le cinquième avait la longueur d'une chape. Ensuite la chevelure fut couverte, prise dans le très vaste enveloppement d'un voile plus grand que les autres. Le dernier était le haïck, qu'on lui attacherait tout à l'heure devant le visage, ne laissant plus de visibles que ses yeux verts, auxquels les sentiments contenus qui l'agitaient donnaient un éclat particulier. Angélique fut reconduite à son appartement. Osman Ferradji l'y rejoignit. Angélique trouva que sa peau noire avait aujourd'hui un reflet d'ardoise bleue. Elle-même devait être un peu pâle sous les fards. Elle le fixa bien en face.

– Pour quelle cérémonie propitiatoire me préparez-vous ainsi, Osman Bey ? demanda-telle d'une voix concentrée.

– Tu le sais fort bien, Firouzé. Je dois te présenter tout à l'heure à Moulay Ismaël.

– NON, dit Angélique, cela ne sera pas !

Ses fines narines palpitaient et elle devait lever la tête pour regarder au visage le Grand Eunuque.

Les prunelles de celui-ci se rétrécirent, devinrent aiguës et brillantes comme une lame.

– Tu t'es montrée à lui, Firouzé... Il t'a vue ! J'ai eu quelque peine à lui expliquer pourquoi depuis si longtemps je t'ai cachée. Il s'est rendu à mes raisons. Mais maintenant, il veut tout connaître de ta beauté, qui l'a ébloui.

Sa voix devenait basse et lointaine.

– Mais tu n'as jamais été si belle, Firouzé ! Tu le séduiras, n'aie aucune crainte. Il ne sera pour toi qu'attentions et désir. Tu as tout pour lui plaire. Ta blancheur, tes cheveux dorés, ton regard ! Il n'est pas jusqu'à ta fierté qui ne frappera son esprit habitué à trop de faiblesses. Il n'est pas jusqu'à ta pudeur, si étrange chez une femme qui a déjà connu l'amour et dont tu ne peux te défendre même devant moi, qui n'étonnera et n'adoucira son cœur. Je le connais. Je sais la soif qui le tourmente. Tu peux être pour lui la source. Tu es celle qui peut lui apprendre la douleur. Tu es celle qui peut lui apprendre fa crainte... Tu peux tenir son destin entre tes deux mains fragiles... Tu peux tout, Firouzé !

Angélique se laissa tomber sur son divan.

– NON, dit-elle, non, cela ne sera pas !

Elle prit une attitude aussi désinvolte que le lui permettaient les nombreux voiles qui l'enveloppaient.

– Vous n'avez jamais eu de Françaises dans votre collection, Osman Bey ? Vous allez apprendre à vos dépens de quelle étoffe elles sont faites...

L'on vit alors le solennel Osman Ferradji porter ses deux mains à ses tempes et se mettre à gémir en se balançant comme une femme dolente.

– Hay ! Hay ! Oh ! mais qu'ai-je fait à Allah pour avoir à répondre d'une tête de mule pareille !

– Qu'avez-vous ?

– Mais malheureuse, tu ne comprends donc pas qu'il ne peut être question pour toi de te REFUSER à Moulay Ismaël ? Bouder un peu, si tu le veux, au début... Une légère résistance n'est pas pour lui déplaire. Mais tu dois l'accepter pour maître. Sinon, il te tuera et te fera périr dans les tortures.

– Eh bien ! tant pis, dit Angélique, je mourrai. Je périrai dans les tortures !

Le Grand Eunuque leva les bras au ciel.

Puis il changea de tactique, se pencha vers elle.

– Firouzé, comment n'es-tu pas avide de sentir les bras d'un homme se refermer sur ton beau corps ? La chaleur du désir te tourmente... Tu n'ignores pas que Moulay Ismaël est un mâle exceptionnel. Il est bâti pour l'amour comme il est bâti pour la chasse et pour la guerre car il a du sang noir en lui... Il peut contenter une femme sept fois dans une nuit... Je te ferai boire des liqueurs qui exalteront ta fièvre amoureuse... Tu connaîtras de telles jouissances que tu ne vivras plus que dans l'attente de les sentir se renouveler...

Angélique, le visage enflammé, le repoussa. Elle se leva et marcha vers le fond de la galerie. Il la suivit comme un félin patient, intrigué de la retrouver en contemplation devant une petite meurtrière qui donnait sur la place où travaillaient les esclaves. Et il se demandait quel spectacle avait ramené sur sa physionomie tourmentée par de féminins désirs, cette expression de paix.

– Chaque jour à Miquenez, murmura Angélique, des captifs chrétiens meurent, martyrs de leur foi. Pour y être fidèles, ils acceptent le travail, la faim, les coups, les tortures... Et pourtant ce ne sont pour la plupart que de simples gens de mer, frustes et sans instruction. Et moi, Angélique de Sancé de Monteloup, qui ai eu des rois et des Croisés dans mon ascendance, ne serais-je pas capable d'imiter leur constance ? On ne m'a certes pas mis une lance sur la gorge en me disant « Maure » ? Mais on m'a dit par contre : « Tu te donneras à Moulay Ismaël, le tortionnaire des Chrétiens, celui qui a massacré mon vieux Savary ! » Et cela revient exactement au même que si l'on m'avait demandé de renier ma foi. Je ne renierai pas ma foi, Osman Ferradji !

– Vous périrez dans les tortures les plus atroces !

– Eh bien ! tant pis ! Dieu et mes ancêtres m'assisteront !

Osman Ferradji soupira. Il était pour l'instant à bout d'arguments. Il savait bien qu'il finirait par la faire céder. Lorsqu'il lui aurait montré les instruments du bourreau et décrit quelques-uns des supplices que Moulay Ismaël réservait à ses femmes, sa belle ardeur fléchirait ! Mais aussi le temps pressait... le Sultan attendait, impatient.

– Écoutez, dit-il en français. Ne me suis-je pas montré un AMI pour vous ? Je n'ai point manqué à ma parole, et sans votre propre imprudence Moulay Ismaël ne vous réclamerait pas aujourd'hui. Ne pouvez-vous alors, par considération pour moi, accepter seulement d'être présentée ? Moulay Ismaël nous attend. Je ne peux plus trouver aucune excuse pour vous dérober à lui. Même à moi, il me fera sauter la tête. Mais la présentation n'engage à rien... Qui sait, peut-être lui déplairez-vous même ? Ne serait-ce pas la meilleure solution ? J'ai prévenu le Sultan que vous étiez très farouche. Je saurais le faire patienter encore un peu de temps. Le temps de quoi ? D'avoir peur ? De faiblir ? Mais aussi, pensait Angélique : peut-être le temps de fuir...

– J'accepte... à cause de vous, dit-elle.

Cependant, elle refusa avec colère l'escorte des dix eunuques.

– Je ne veux pas être conduite comme une prisonnière ou un mouton qu'on va égorger !

Osman Ferradji céda, décidément prêt à toutes les conciliations. Il l'accompagnerait seul avec un petit eunuque, chargé de tenir les voiles, que le chef du sérail ôterait un à un. Moulay Ismaël attendait dans une chambre étroite où il aimait se retirer solitaire et méditer.

Sur des cassolettes de cuivre brûlaient des parfums qui embaumaient la pièce. Angélique eut l'impression de se trouver pour la première fois en sa présence. Elle n'était plus séparée de lui par les barrières de l'inconnu. Le fauve, aujourd'hui, la voyait. Il se redressa à leur entrée.

Le Grand Eunuque et son petit acolyte se prosternèrent le front contre terre. Puis Osman Ferradji se releva, passa derrière Angélique et la prit aux épaules pour l'amener doucement devant le Sultan.

Celui-ci se tendit ardemment vers la silhouette voilée. Les yeux dorés du roi et ceux d'Angélique se rencontrèrent. Elle baissa les paupières. Pour la première fois depuis des mois, un homme la regardait en femme désirable. À l'apparition de son visage, que la main du Grand Eunuque venait de découvrir, elle savait qu'il manifesterait cet enchantement surpris que la vue de ses traits parfaits, de sa bouche renflée, grave et un peu moqueuse avait éveillé en tant de regards d'homme. Elle savait que les larges narines de Moulay Ismaël palpiteraient à la vue de la si rare chevelure croulant comme une soie d'or sur ses épaules. Les mains d'Osman Ferradji l'affleuraient et, les paupières obstinément baissées, elle ne voyait, ne voulait voir que la danse de ces longues mains noires aux ongles rouges et aux bagues de rubis et de diamants. C'était curieux ! Elle n'avait jamais remarqué que leurs paumes fussent si pâles, comme déteintes, et d'une couleur de rose séchée... Elle s'efforçait de penser à autre chose pour supporter le supplice de l'exhibition sous le regard du maître intraitable auquel elle était destinée. Pourtant elle ne put s'empêcher de se crisper lorsqu'elle sentit ses bras dénudés. Les mains d'Osman Ferradji lui imposèrent une rapide pression. Il lui rappelait le danger... Sa main se porta sur le sixième voile, qui dénuderait ses seins et révélerait la finesse de sa taille, son dos souple et long comme celui d'une jeune fille.

La voix du roi lui dit, en arabe :

– Laisse... Ne l'importune pas. Je devine qu'elle est très belle !

Il se leva du divan et vint près d'elle.

– Femme, dit-il en français de sa voix rauque qui savait être si sauvage, femme... montre-moi... TES YEUX !...

Il dit cela d'un tel ton qu'elle ne put résister, et leva ses prunelles sur la face redoutable.

Elle vit un signe tatoué près de ses lèvres, et le grain de sa peau, curieusement jaune et noire. Un lent sourire étira ses lèvres épaisses.

– Des yeux semblables je n'en ai jamais vu ! dit-il en arabe à Osman Ferradji. Il ne doit pas y en avoir d'autres au monde.

– Tu l'as dit, Seigneur, approuva le Grand Eunuque.

Il ramenait les nombreux voiles autour d'Angélique. À mi-voix il lui conseilla, en français :

– Incline-toi devant le roi. Il sera satisfait.

Angélique ne broncha pas. Moulay Ismaël, s'il comprenait peu le français dont il n'avait que quelques rudiments, était assez fin pour saisir la mimique. Il eut encore un sourire et ses yeux brillèrent d'un éclat allègre et sauvage. Pour cette femme, surprise inédite et merveilleuse que lui avait réservée le Grand Eunuque, il se sentait à l'avance plein de patience et d'intérêt. Elle portait en elle tant de promesses qu'il n'éprouvait même pas de hâte à les découvrir aussitôt. Elle était comme un pays inconnu et dont se découvre lentement l'horizon, un lieu ennemi à conquérir, un adversaire à pénétrer. Une ville close dont il faut trouver la faiblesse. Il faudrait qu'il interrogeât le Grand Eunuque qui la connaissait bien. Cette femme était-elle sensible à l'attrait des présents, à la douceur, ou à la brutalité ? Avait-elle le goût de l'amour ? Oui. L'eau limpide de ses yeux avouait son trouble ; la chaleur des élans qu'elle dissimulait sous la froideur de son corps de neige. Ce n'était pas de peur qu'elle tremblait. Elle était d'une race inaccessible à la peur, mais déjà, sous le regard lourd du roi, son visage, qui cherchait à se dérober, prenait cette expression épuisée et vaincue qu'elle devait avoir après l'amour. Elle n'en pouvait plus !... Elle voulait échapper à l'emprise et, comme l'oiseau fasciné, cherchait des yeux une issue, paralysée entre ces deux hommes cruels et attentifs à son émoi. Moulay Ismaël sourit encore...