Chapitre 21
Angélique avait été conduite dans un autre appartement, plus vaste et plus riche que celui qu'elle avait occupé jusque-là.
– Pourquoi ne me ramène-t-on pas chez moi ?
Les eunuques et les servantes ne lui répondaient pas. Fatima, le visage figé pour dissimuler sa satisfaction, lui servit son repas mais elle n'y put toucher. Elle attendait avec anxiété qu'Osman Ferradji reparût, afin de lui parler. Il ne vint pas. Elle le réclama. L'eunuque lui dit que le cher du sérail allait venir mais les heures s'écoulèrent en vain. Elle se plaignit que l'odeur pénétrante des bois précieux qui garnissaient l'appartement lui donnait la migraine. Fatima sur un réchaud fit brûler des graines d'encens et l'odeur devint encore plus envoûtante. Engourdie, Angélique sentait la nuit venir sur elle. À la lueur de veilleuses allumées le visage de la vieille esclave ressemblait à celui de la sorcière Mélusine qui jadis, dans la forêt de Nieul, faisait brûler des herbes pour convoquer le diable. La sorcière Mélusine était de ces Poitevines auxquelles une goutte de sang arabe donne des yeux noirs et farouches. Si loin jadis était remontée la vague des conquérants aux sabres courbes et aux verts oriflammes !...
Angélique enfouit son visage dans les coussins, tourmentée de la honte qui la poursuivait depuis que le regard de Moulay Ismaël avait éveillé en elle l'appel éternel. Il l'avait tenue sous son regard comme il allait la tenir dans ses bras, attendant peut-être, en arrêt, qu'elle s'offrît elle-même. Elle ne pourrait résister au contact de ce corps exigeant.
« Je ne suis pas de force, songea-t-elle, oh ! je ne suis qu'une femme... Que puis-je faire ? »
Elle s'endormit, dans ses larmes, comme une enfant. Son sommeil restait troublé. La chaleur du désir la poursuivait. Elle entendait la voix rauque et ardente de Moulay Ismaël :
« Femme ! Femme !... » Une invocation ! Une prière !...
Il fut là, penché sur elle à travers les vapeurs de l'encens, avec ses lèvres d'idole africaine et ses prunelles immenses, insondables comme le désert. Elle sentit la douceur de sa bouche sur son épaule et le poids de son corps sur le sien. Elle éprouva la délicieuse oppression de son étreinte qui la soulevait, la soudait à la poitrine lisse et musclée. Alors, défaillante, elle jeta les bras autour de ce corps dont la réalité peu à peu émergeait de son rêve. Ses doigts glissèrent sur la peau d'ambre, au parfum de musc, caressèrent le flanc dur que serrait à la taille une ceinture d'acier. Alors ses doigts rencontrèrent la forme anguleuse et froide d'un petit objet : c'était le manche d'un poignard. Sa main se crispa dessus et ce fut comme un souvenir venu du tréfonds d'une vie ancienne : Marquise des Anges ! Marquise des Anges ! Te souviens-tu du poignard de Rodogone l'Égyptien que tu tenais en main lorsque tu égorgeas le Grand Coësre de Paris ?... Comme tu savais alors le tenir, ce poignard !... Et elle le tenait, ce poignard. Ses doigts le serraient et la froideur du métal la pénétrait, l'arrachait à sa torpeur. De toutes ses forces elle le tira et frappa... Ce furent les muscles d'acier de Moulay Ismaël qui le sauvèrent. La détente qui le projeta en arrière à l'instant où il sentit la lame effleurer sa gorge était celle d'un tigre aux réflexes foudroyants.
Il demeura courbé en avant, les yeux agrandis d'une stupeur immense. Il sentait le sang couler sur sa poitrine, réalisait qu'à une seconde près il aurait eu la carotide tranchée... Sans la quitter du regard – mais maintenant elle ne pouvait plus rien – il alla vers un gong et frappa.
Osman Ferradji, qui ne devait pas être loin, fit irruption. Un seul coup d'œil lui suffit pour comprendre la scène. Angélique à demi-soulevée sur sa couche, le poignard à la main. Moulay Ismaël sanglant, fou de rage, les yeux exorbités, incapable de parler. Le Grand Eunuque fit un signe. Quatre Noirs entrèrent en courant, saisirent la jeune femme aux poignets, la tirèrent hors de sa couche, la jetèrent aux pieds du sultan, le front contre les dalles...
Le roi éclatait enfin, il mugissait comme un taureau. Sans la protection d'Allah il giserait maintenant la gorge ouverte par la faute de cette Chrétienne maudite qui avait voulu l'égorger avec son propre poignard. Il la ferait mourir dans des tourments épouvantables. Et sur l'heure... Sur l'heure !... Qu'on allât donc chercher les captifs, les fortes têtes !... Surtout les Francs. Ils verraient supplicier une femme de leur propre race. Ils verraient comment doit périr l'audacieuse qui ose porter la main sur la personne sacrée du Commandeur des Croyants...
Chapitre 22
Maintenant tout allait très vite, tout était déclenché. Il n'y avait plus à se poser de questions. On nouait les poignets d'Angélique, on les tirait vers le haut pour les lier à l'une des colonnes de la salle.
Son dos fut dénudé. Elle commença à sentir les coups de fouet comme l'attouchement de brèves flammes, qui se précipitaient, devenaient brûlure intense. Elle pensa : « Je voyais cela autrefois dans les belles images de mon livre des saints martyrs de l'Église... » Maintenant c'était ELLE qui était liée au poteau. Son dos la brûlait de plus en plus. Elle sentit le long de ses jambes le ruissellement tiède du sang. Alors elle pensa « Ce n'est pas si terrible !... »
Mais la suite viendrait !... Qu'importe ! Tout était déclenché !... Elle ne pouvait plus l'arrêter. Elle était le galet roulé par les eaux du torrent. Elle revit les gaves bondissants des Pyrénées qu'elle avait connus au temps de son premier mariage. Elle commençait à avoir très soif et sa vue se brouillait...
Les coups cessèrent et dans cette accalmie la douleur de sa chair s'irradia et devint intolérable.
On dénoua ses poignets mais ce n'était que pour la retourner face à la salle et la lier de nouveau au poteau.
À travers la brume qui tremblait devant ses yeux elle aperçut le bourreau avec son brasero où rougeoyaient des charbons ardents et d'effrayants instruments qu'il déposait sur une petite planche. C'était un eunuque envahi de graisse, à la face de gorille. D'autres eunuques l'entouraient. Ils n'avaient pas eu le temps de revêtir la tenue des exécutions. Ils avaient seulement ôté leurs turbans...
Moulay Ismaël était assis sur la gauche. Il avait refusé qu'on le pansât. Sa blessure n'était que superficielle. Il voulait qu'on vît le sang qui déjà se coagulait. Il voulait qu'à cette vue chacun prît conscience du sacrilège.
Et dans le fond de la pièce une vingtaine d'esclaves français étaient assemblés. Colin Paturel et ses chaînes, Jean-Jean de Paris le petit rouquin, les traits chavirés, le marquis de Kermœur et d'autres, regardant atterrés, bouche bée, cette femme si blanche à demi nue qu'on torturait. Des gardes les tenaient en respect, le fouet et le sabre en main. Osman Ferradji se pencha vers Angélique. Il parla en arabe, très lentement :
– Écoute. Le grand roi de Marocco est prêt à pardonner ton acte insensé. Consens à lui obéir et il te fait grâce. Consens-tu ?
Le visage noir d'Osman Ferradji dansait, imprécis. Elle pensa que c'était le dernier visage qu'elle verrait en ce monde. Et c'était bien ainsi... Osman Ferradji était si grand ! Et la plupart des êtres sont si petits, si mesquins. Puis ce fut la face bourrue et blonde de Colin Paturel aux côtés de celle du Grand Eunuque.
– Ma pauv'petite... Il me demande de vous adjurer dans notre langue de consentir... Vous n'allez pas vous laisser massacrer ainsi... Ma pauv'petite !...
« Pourquoi vous êtes-vous laissé crucifier, Colin Paturel ? » avait-elle envie de lui demander.
Mais ses lèvres ne pouvaient plus s'entrouvrir que sur un seul mot :
– NON !
– On va t'arracher les seins ! On va te mutiler avec des tenailles rougies au feu, dit Osman Ferradji.
Les paupières d'Angélique retombèrent. Elle voulait rester seule avec elle-même et la douleur. Les êtres s'effaçaient. Ils étaient déjà très loin... Est-ce que ce serait long ?...
Elle entendit gronder les captifs dans le fond de la salle et frissonna. Que préparait le bourreau ?...
Puis il y eut une attente interminable. Puis ses mains furent dénouées et elle glissa le long de la colonne très loin, très loin, très longtemps...
*****
Quand elle reprit conscience, la joue sur un coussin de soie, elle était couchée sur le côté et les mains d'Osman Ferradji semblaient posées non loin de là, immobiles. Angélique se souvint. À ces mains patriciennes, aux ongles plus rouges que les rubis de ses bagues, elle s'était cramponnée dans son délire.
Elle se tourna un peu. La mémoire lui revint tout à fait et elle fut envahie par l'allégresse particulière qu'elle avait éprouvée au moment où ses enfants venaient de naître et quand elle comprenait que les douleurs étaient finies et qu'elle avait accompli quelque chose de merveilleux.
– Est-ce que c'est fini ? demanda-t-elle. Est-ce que j'ai été martyrisée ? Est-ce que j'ai bien résisté ?
– Est-ce que je suis morte ? la singea Osman Ferradji en ricanant. Sotte petite rebelle !
Allah fut bien peu miséricordieux lorsqu'IL, te plaça sur ma route. Je t'apprendrai que si tu es encore en vie et sans autre mal que ton dos un peu flagellé, c'est que j'ai averti Moulay Ismaël de ton consentement. Mais comme tu n'étais pas en état de prouver à l'instant ta docilité, il a bien voulu te laisser emmener soigner. Il y a trois jours que tu te débats dans la fièvre et tu ne seras à nouveau présentable qu'à la prochaine lune.
Les yeux d'Angélique se remplirent de larmes.
– Alors, tout est à recommencer ? Oh ! pourquoi avez-vous fait cela, Osman Ferradji ? Pourquoi ne m'avoir pas laissé mourir cette fois-ci ? Je n'aurai plus le courage de recommencer.
– Tu céderas ?
– NON ! Vous savez bien que non !
– Alors, ne pleure pas, Firouzé. Tu as jusqu'à la prochaine lune pour te préparer à ton nouveau martyre, dit le Grand Eunuque avec ironie.
*****
Il revint la voir dans la soirée. Elle reprenait des forces et pouvait appuyer à demi sur les coussins son dos couvert d'emplâtres.
– Vous m'avez volé ma mort, Osman Ferradji, dit-elle. Mais vous ne gagnerez rien pour attendre. Je ne serai jamais la troisième femme, ni même la favorite de Moulay Ismaël, et je le lui dirai en face dès que l'occasion se présentera... Et... tout recommencera ! Je n'ai pas peur. Il est vrai que Dieu envoie sa grâce aux martyrs. Après tout, cette flagellation, ce n'était pas si terrible.
Le Grand Eunuque renversa la tête en arrière et se permit de rire, ce qui lui arrivait rarement.
– Je m'en doute, fit-il. Sais-tu seulement, sotte, qu'il y a plusieurs manières de fouetter ? Des coups appliqués d'une certaine façon arrachent des lambeaux de chair à chaque fois et d'autres effleurent à peine la surface de la peau, suffisamment pour la faire saigner et offrir le spectacle impressionnant de l'autre jour. Il y a aussi des fouets dont les lanières ont été trempées dans des narcotiques et dont l'attouchement engourdit la plaie et communique au patient un abrutissement bienfaisant. Ce n'était pas si terrible ?... Pardi ! Mais j'avais donné des ordres pour te ménager.
Angélique passa par des sentiments divers et sa surprise finit par dominer sa vexation d'avoir été dupée.
– Oh ! pourquoi avez-vous fait cela pour moi, Osman Bey ? demanda-t-elle avec gravité. Je vous avais pourtant déçu. Espériez-vous que je me raviserais encore ? Non. Je ne me raviserai jamais. NON. Je ne céderai jamais. Vous savez bien que c'est IMPOSSIBLE !
– Certes, je le sais, dit le Grand Eunuque avec amertume.
Ses traits hiératiques s'affaissèrent et il eut, fugitive, cette expression de singe triste des Noirs accablés par le Destin.
– J'ai éprouvé la force de ton caractère... Tu es comme le diamant. Rien ne te brisera.
– Alors pourquoi ?... Pourquoi ne pas m'abandonner à mon triste sort ?
Il se mit à branler la tête de plus en plus rapidement.
– Je ne peux pas... Je ne pourrai jamais voir Ismaël te massacrer. Toi la plus belle et la plus parfaite des femmes. Je ne crois pas qu'Allah ait créé souvent un être semblable à toi. Tu es La Femme, en vérité. Enfin je t'ai trouvée, après tant de recherches sur les marchés du monde !... Je ne laisserai pas Moulay Ismaël te détruire !
Angélique se mordait les lèvres avec perplexité. Il vit son regard incertain et dit avec un sourire :
– Ces propos te semblent étranges, venant de moi. Je ne puis te désirer en effet, mais je puis t'admirer. Et peut-être as-tu inspiré mon cœur... Un cœur ? Lui qui avait suspendu le cheik Abd-el-Kharim au-dessus du feu et qui avait conduit sans sourciller la petite Circassienne au supplice ?...
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