Il se mit à parler d'une voix lente et méditative.

– C'est ainsi. J'aime l'accord de ta beauté et de ton esprit... La perfection avec laquelle ton corps reflète ton âme. Tu es un être noble et fantasque... Tu connais les pièges de la femme, tu as sa cruauté et ses ongles pointus et tu as su garder pourtant la tendresse des mères !... Tu es changeante comme l'horizon et immuable comme le soleil... Tu sembles t'adapter à tout et tu restes cependant naïvement latine dans ta volonté braquée sur un seul but... Tu ressembles à toutes les femmes et tu ne ressembles à aucune... J'aime les promesses non encore écloses derrière ton front sage, les promesses de ta vieillesse...

« J'aime aussi que tu aies pu désirer follement Moulay Ismaël, impudique comme Jézabel et que tu aies essayé de le tuer, comme Judith tua Holopherne. Tu es la jarre précieuse où le Créateur semble avoir versé les trésors universels de la féminité... Il conclut :

– Je ne peux pas te laisser détruire. Dieu me punirait !

Angélique l'avait écouté, un faible sourire sur ses lèvres pâlies.

« Si un jour l'on me demande, songea-t-elle, quelle a été la plus belle déclaration d'amour que j'ai reçue dans ma vie, je répondrai : Ce fut celle du Grand Eunuque Osman Ferradji, gardien du harem de Sa Majesté le sultan du Maroc. »

Un immense espoir se levait en elle. Elle fut sur le point de lui demander de l'aider à s'enfuir. Une prudence instinctive la retint cependant. Elle avait trop pénétré les lois implacables du sérail pour savoir que la complicité du Grand Eunuque était une utopie. Il fallait être naïvement latine, comme il disait, pour l'envisager.

– Alors que va-t-il se passer ?... demanda-t-elle.

Les yeux du Noir regardaient au loin, à travers la muraille.

– Il y a encore trois semaines avant la nouvelle lune.

– Que peut-il se passer avant la nouvelle lune ?

– Comme tu es impatiente ! Ne peut-il se passer mille et mille choses en trois semaines, alors qu'Allah d'un signe peut détruire le monde dans la seconde qui va suivre nos paroles !... Firouzé, cela te plairait-il de respirer l'air frais de la nuit du haut de la tour Mazagreb ?... Oui. Alors suis-moi, je vais te montrer les étoiles.

*****

L'observatoire du Grand Eunuque se trouvait au sommet de la tour Mazagreb, moins haute que les minarets, mais plus élevée que les murailles. Entre les merlons pointus, on voyait luire le bled désertique tacheté par les houppes sombres de quelques oliviers et, plus loin, nu et pierreux sous la lune.

La puissante lunette d'astronome, le sextant, les compas, les globes et tous les beaux instruments de précision accrochaient dans leurs cuivres et leurs vernis le reflet de l'astre nocturne et celui des étoiles particulièrement brillantes sur un ciel qu'aucune vapeur n'altérait. Un savant turc qu'Osman Ferradji avait ramené de Constantinople, frêle petit vieillard croulant sous le poids de son turban et le nez chaussé d'énormes bésicles, servait d'assistant. Lorsqu'il pratiquait l'astrologie, Osman Ferradji aimait revêtir son manteau soudanais et coiffer son turban de lamé or. Ainsi grandi encore, il se déployait sous la coupole immense du firmament ponctué d'étoiles et seul un trait argenté détachait son noir profil de la nuit. Il devenait un peu immatériel.

Intimidée, Angélique s'assit à l'écart sur des coussins. Le sommet de la tour Mazagreb avait l'aspect d'un sanctuaire de l'esprit. « Une femme n'aurait jamais dû y pénétrer », pensa-telle. Mais le Grand Eunuque n'avait pas pour l'intelligence des femmes le même dédain que les vrais hommes. À l'abri de l'aveuglement des sens, il les jugeait à leur mesure, avec une objectivité attentive, éloignait la sotte mais se rapprochait de celle dont la forme d'esprit paraissait digne d'intérêt et dont il se trouvait lui-même instruit agréablement. Angélique lui avait beaucoup appris, non seulement en ce qui concernait le drap français et le nougat persan, mais sur le caractère des Occidentaux et sur celui du grand roi Louis XIV. Tous les renseignements qu'il avait obtenus seraient précieux à l'occasion de l'ambassade qu'un jour Moulay Ismaël enverrait au potentat de Versailles.

C'aurait été trop simple d'affirmer qu'Osman Ferradji avait une fois pour toutes renoncé à voir Angélique devenir la troisième femme de Moulay Ismaël. Le projet mirifique s'éloignait seulement, fuyait dans l'espace comme ces planètes capricieuses qu'on n'aperçoit qu'une fois par existence, mais qui n'en demeurent pas moins suspendues au-dessus des destinées humaines. Les conjonctions et quadratures mystérieuses ne s'étaient pas encore prononcées.

Les nébuleuses s'assemblaient-elles ou se divisaient-elles ?... Aux yeux d'un Latin, la situation était sans issue autre que tragique. Mais Osman Ferradji attendait... Les astres étaient là, qui les premiers lui avaient révélé qu'il allait vers une amère déconvenue. Le destin de la Française ne croisait que brièvement celui de Moulay Ismaël. Elle s'éloignait, comme l'étoile filante. Mais encore, était-ce dans la mort ?... Les signes pressentis avaient fait courir un long frisson sur sa nuque et depuis il en demeurait oppressé, comme par le passage d'Azraël. Au point que ses doigts ne touchaient plus qu'avec appréhension le métal froid de la lunette d'optique. Ce soir, où il voulait arracher au Ciel de plus profonds secrets, il avait fait venir la femme dont il interrogeait le Destin, afin de renforcer le magnétisme qui, des êtres humains, rejoint les courants naturels émanant des objets de la Création. La force invisible que possédait Angélique était d'une nature très particulière. Il en avait mésestimé l'attrait en premier lieu. Il s'avouait aujourd'hui qu'elle était l'un des rares êtres dont il n'avait pas su mesurer aussitôt le fluide réel. Grave erreur, qu'il n'expliquait que par le mystère de sa féminité, enrobant comme un déguisement trompeur une Force Invincible. Il devait se rendre à l'évidence que sa beauté de femme voilait un caractère inattendu et un destin exceptionnel, dont elle était elle-même inconsciente. Tout en mettant au point le mécanisme de son instrument d'observation, il se demandait s'il ne s'était pas égaré jusqu'au leurre.

*****

Angélique regardait les étoiles. Elle préférait les voir petites et allumées de reflets ainsi que des bijoux sur un velours noir, plutôt que grossies au bout de la lorgnette. Que cherchait donc Osman Ferradji dans cette assemblée de mondes immenses ? Sa propre cervelle à elle, Angélique, ne se sentait plus à la hauteur d'une science aussi hermétique. Et parce que, de se voir ainsi étendue au sommet d'une tour, sous un ciel étoile, lui rappelait les lointaines nuits de Toulouse, elle se souvint que son mari, le savant comte de Peyrac, l'avait aussi parfois introduite dans son laboratoire et s'était donné la peine de lui expliquer certains de ses travaux. Maintenant sans doute il la trouverait bête. Il valait mieux qu'il ne l'eût point revue ! Son âme était si lasse et si cruellement désenchantée... Sa vie l'avait ramenée au niveau commun d'où il était vain de vouloir s'élever : une simple femme. Une femme qui n'avait d'autre choix que de céder à Moulay Ismaël, ou de mourir bêtement, par entêtement. De se donner au roi de France ou d'être bannie ? De se vendre pour ne pas être vendue ? De frapper pour ne pas être écrasée ?... L'issue de vivre serait-elle impossible ? Vivre !... Elle renversait son visage en arrière, vers la liberté immense du ciel. Vivre, Seigneur !... Ne pas toujours étouffer entre l'avilissement et la mort !... Si seulement les captifs pouvaient l'aider à fuir ? Mais maintenant que Savary n'était plus, ils n'iraient pas se préoccuper d'elle et s'encombrer d'une femme. Pourtant, si elle parvenait à mettre la main sur la clé de la petite porte et à sortir de la première enceinte du harem, Colin Paturel refuserait-il de l'emmener ?... Elle le supplierait à deux genoux. Comment entrer en possession de cette clé, que seuls le Grand Eunuque et Leïla Aïcha possédaient ?...

*****

– Pourquoi t'es-tu enfuie...

Angélique tressaillit. Elle avait oublié la présence du Grand Eunuque et son inquiétant pouvoir de lire les pensées. Elle ouvrit la bouche et ne dit rien, car il ne la regardait pas. Il avait parlé comme pour lui-même, les yeux perdus vers les étoiles.

– Pourquoi t'es-tu enfuie de Candie ?

Il prit son menton dans sa main d'un geste méditatif et ferma les yeux.

– Pourquoi as-tu quitté ce pirate chrétien qui venait de t'acheter, le Rescator ?

Sa voix était si étrange, si troublée, qu'Angélique, stupéfaite chercha vainement une réponse.

– Parle ! Pourquoi t'es-tu enfuie ? N'as-tu pas senti que le destin de cet homme et le tien se rejoignaient ? Réponds !... Ne l'as-tu pas senti ?

Maintenant il la regardait et sa voix se faisait impérieuse. Elle balbutia humblement :

– Oui, je l'ai senti.

– Oh ! Firouzé, s'écria-t-il presque douloureusement, te souviens-tu de ce que je t'ai dit ? « On ne doit pas forcer le sort et lorsque les signes vous avertissent, il ne faut pas les ignorer. » Le Signe particulier de cet homme croise ton chemin et... je ne peux pas tout voir, Firouzé. Il faudrait me livrer à des calculs infinis pour discerner dans les astres la plus étrange histoire que je crois y lire. Ce que je sais c'est que cet homme est de la même race que toi...

– Voulez-vous dire qu'il est français ? interrogea-t-elle timidement. On le disait espagnol ou même marocain...

– Je l'ignore... Je veux dire... Il est d'une race non encore créée, comme toi...

Ses mains dessinèrent dans l'espace des règles mystérieuses.

– Une spirale indépendante,... rejoignant l'autre et qui...

Il se mit à parler rapidement en arabe. Le vieil effendi écrivait, hochant son lourd turban de mousseline verte. Angélique, en plein désarroi, essayait de comprendre le sens de leur discussion et de lire sur leurs visages et dans le mouvement des compas qu'ils maniaient et des globes qu'ils consultaient, la signification d'un verdict auquel sa vie était suspendue. Tout à l'heure elle était loin de songer au Rescator, image déjà estompée et que la violence du conflit qui l'avait opposée à Moulay Ismaël avait complètement rejetée à l'arrière-plan. Et tout à coup la prenait à la gorge le souvenir de l'apparition au masque noir. Voyant Osman Ferradji disposer à nouveau vers le ciel l'instrument d'optique, elle osa l'interrompre.

– L'avez-vous connu, Osman Bey ? N'est-ce pas, comme vous, un magicien ?

Il secoua la tête lentement.

– Peut-être, mais sa magie est d'une autre source que la mienne... Mais je l'ai rencontré, en effet, ce Chrétien. Il parle l'arabe et plusieurs langues, mais ses paroles ont de la difficulté à rejoindre ma pensée. Je me tiens devant lui comme un homme du passé devant un voyageur venu de l'horizon chargé de la provende des temps futurs. Qui donc peut l'accueillir ? Qui donc peut l'entendre ? En vérité, personne ne peut l'entendre encore...

– Mais ce n'est qu'un vulgaire pirate, s'écria-t-elle, indignée, un vil trafiquant d'argent...

– Il cherche sa voie parmi un monde qui le rejette. Il marchera ainsi jusqu'au jour où il rencontrera son lieu d'élection. Ne peux-tu comprendre cela, toi qui as déjà vécu tant de destins contraires et qui cherches en vain à revêtir ton vrai visage ?

Angélique se mit à trembler de la tête aux pieds. Non ! Ce n'était pas vrai ! Le Grand Eunuque ne pouvait pas connaître sa vie. Il ne pouvait pas avoir lu dans les astres... Avec effroi, elle sonda le ciel nocturne. La nuit était pure et parfumée. Venant du désert, la brise glanait au passage l'encens exhalé par les jardins clos de Miquenez. C'était une nuit comme toutes les nuits, mais au sommet de la tour Mazagreb elle se chargeait d'effluves inquiétants. Angélique aurait voulu s'enfuir, laisser là, dans le décor de leurs étranges instruments, le mage noir et son scribe à bésicles qui grattait des chiffres cabalistiques comme un insecte affairé. Elle ne voulait plus rien savoir ! Elle était fatiguée. Mais elle demeurait immobile, incapable de détacher son regard du lent mouvement de l'objectif braqué vers le firmament. La science d'Osman Ferradji soulevait un coin du rideau tiré sur l'Invisible. Qu'allait-il encore annoncer ?... Elle croyait lui voir ce teint ardoisé qui était sa façon de pâlir et soudain il la fixa avec une expression presque horrifiée, comme s'il contemplait à ses pieds un désastre qu'il aurait lui-même déchaîné.

– Osman Bey, s'écria-t-elle, oh ! qu'avez-vous lu dans les astres ?...

Un long silence s'établit. Le Grand Eunuque avait baissé les paupières.

– Pourquoi as-tu fui le Rescator ? murmura-t-il enfin. Il aurait été le SEUL homme assez fort pour s'allier à toi... et peut-être aussi Moulay Ismaël mais... je ne sais maintenant si le risque n'eût été pire ! Les hommes qui s'attachent à toi, tu leur apportes la mort... Voilà !