Elle poussa un cri d'agonie et supplia à mains jointes.

– Non, Osman Bey, non, ne dites pas cela !...

C'était comme s'il l'accusait d'avoir frappé de sa main son époux qu'elle aimait. Elle courba la tête comme une coupable et ferma les yeux avec force pour chasser la vision d'autres visages qui remontaient du passé.

– Tu leur apportes la mort, ou la défaite, ou la peine qui corrompra leur goût de vivre. Il faut être d'une force exceptionnelle pour y échapper. Tout ça parce que tu t'obstines à aller où nul ne peut te suivre... Ceux qui sont trop faibles, tu les laisses en chemin. La force que la Créateur a mise en toi ne te permettra pas de t'arrêter avant que tu n'aies rejoint le lieu où tu dois te rendre.

– Quel est-il, Osman Bey ?

– Je l'ignore. Mais tant que tu ne l'auras pas atteint tu ravageras tout sur ton passage et jusqu'à ta propre vie... J'ai voulu capter cette force et je me suis leurré, car elle n'est pas de celles que l'on peut dompter. Toi-même l'ignores en grande partie. Tu n'en es pas moins redoutable...

Angélique se mit à pleurer, à bout de nerfs.

– Oh ! Osman Bey, je vois bien que vous regrettez maintenant de ne pas m'avoir laissé mourir sous les tortures de Moulay Ismaël. Oh ! Pourquoi avez-vous regardé les étoiles ce soir ? Pourquoi ?... Vous étiez mon ami et maintenant vous me dites des choses horribles !

La voix du Grand Eunuque s'adoucit. Mais elle demeura altérée et voilée d'une profonde anxiété.

– Ne pleure pas, Firouzé ! Ce n'est pas ta faute.

C'est en dehors de toi. Tu ne portes pas le malheur. Tu portes le bonheur. Mais il y a certains êtres qui sont trop faibles pour supporter le poids de certaines richesses. Tant pis pour eux ! Hélas ! Oui, je suis toujours ton ami. Et tant pis pour moi ! Ce n'est pas sans risque qu'on pourrait prendre la responsabilité de ta mort et en l'évitant j'ai voulu aussi épargner à Moulay Ismaël d'invisibles sanctions. Mais maintenant il va falloir que j'accomplisse quelque chose de terrible, quelque chose de surhumain : Lutter contre ce qui est écrit. Lutter contre le sort, afin que TU NE SOIS PAS PLUS FORTE QUE MOI...

Chapitre 23

Un groupe de femmes traversa le patio où s'ébattaient les colombes. L'esclave qui réparait le mécanisme du jet d'eau dit à mi-voix :

– La Française ?...

Angélique l'entendit et ralentit son pas, laissant ses compagnes aller devant. Elles n'étaient pas accompagnées d'eunuques, se trouvant dans leur cour intérieure. Comment un esclave français pouvait-il travailler là impunément ? Si un eunuque l'apercevait, il se ferait égorger.

Penché sur la canalisation qu'il dévissait :

– C'est vous la captive française ? chuchota-t-il.

– Oui, mais prenez garde. Il est interdit aux hommes de pénétrer dans cette enceinte.

– Vous en faites pas pour moi, grommela-t-il. J'ai droit de circuler à mon aise dans le harem. Faites mine de vous intéresser aux colombes pendant que je vous parle... Colin Paturel m'envoie vers vous.

– Oui ?

– Êtes-vous toujours décidée à fuir ?

– Oui.

– Moulay Ismaël vous a épargnée parce que vous lui cédiez ?...

Angélique n'avait pas le temps de lui expliquer la ruse du Grand Eunuque.

– Je ne lui ai pas cédé, je ne lui céderai jamais. Je veux fuir. Aidez-moi !

– Nous le ferons à cause du vieux Savary, qui s'était mis dans la tète de vous sortir de là. C'était votre père, je crois. On ne peut pas vous laisser derrière, bien que ce soit un risque supplémentaire de prendre une femme en charge. Enfin, voilà. Un soir, dont on fixera la date, Colin Paturel ou un autre vous attendra à la petite porte du Nord qui donne sur un tas d'immondices. S'il y a une sentinelle il la tuera, il ouvrira la porte avec la clé, car elle ne s'ouvre que de l'extérieur, vous serez derrière et il vous prendra en charge. Votre partie à vous, c'est de vous procurer cette clé.

– Il paraît que le Grand Eunuque en possède une et la négresse Leïla Aïcha une autre.

– Hum ! Pas commode. Enfin, nous, sans cette clé, on ne voit guère d'autre moyen. Cherchez, ayez donc une idée. Vous êtes dans la place, vous pouvez payer des servantes. Quand vous l'aurez, vous me la remettrez. Je suis toujours à rôder par là. J'ai entrepris de réviser tous les jets d'eau des patios du harem. Demain, je serai à travailler dans celui de la sultane Abéchi. C'est une brave dame aimable et qui me connaît bien, elle nous laissera causer sans histoires.

– Comment parvenir à avoir cette clé ?

– Faut vous débrouiller, ma petite ! De toute façon vous avez quand même quelques jours devant vous. Nous attendrons les nuits sans lune pour l'évasion. Bonne chance ! Quand vous voudrez me voir, vous demanderez Esprit Cavaillac, de Frontignan, l'ingénieur de Sa Majesté...

Il ramassa ses outils et la salua d'un petit sourire encourageant. Elle devait apprendre plus tard son histoire par la sultane Abéchi, très bavarde. Pour le faire apostasier, Moulay Isamël lui avait imposé des supplices particulièrement odieux, lui faisant attacher par une ficelle ce que l'on n'ose nommer et arracher par l'élan de son cheval. Esprit Cavaillac avait été soigné par ses compagnons et avait survécu à ses horribles blessures. Grâce à sa mutilation, il avait libre accès à l'intérieur du sérail et pourrait servir de messager entre Angélique et les conjurés de l'extérieur.

Sa rencontre réveilla le courage de la jeune femme. On ne l'oubliait pas ! On pensait encore à elle ! On envisageait encore possible son évasion !... Eh bien ! cela serait. Osman Ferradji n'avait-il pas dit que sa force était celle d'un volcan ? Alors qu'elle se sentait si faible, malade, le dos meurtri, ces paroles lui avaient paru dérisoires. Maintenant, il lui revenait tout ce qu'elle avait osé et accompli en quelques années dans sa vie et elle ne voyait pas – non elle ne voyait pas – pourquoi elle ne réussirait pas cette chose insensée : s'échapper du harem ! Vivement, elle contourna le patio, enfila d'un pas léger une longue galerie, traversa un jardin où deux figuiers renversaient sur une vasque d'eau leurs ombres bibliques, pénétra à l'intérieur d'un autre patio et de là, sous les arceaux formant cloître qui précédaient les porches sombres des appartements. Raminan, le cher des gardes de la sultane Leïla Aïcha parut devant elle.

– Je voudrais voir ta maîtresse, lui dit Angélique.

L'œil froid du nègre la dévisagea, hésitant. Que voulait l'inquiétante rivale, la créature du Grand Eunuque, pour laquelle Leïla Aïcha et Daisy-Valina convoquaient depuis huit jours les charmes maléfiques de leurs sorciers ? L'impérieuse Soudanaise de la tribu de Loubé ne s'était pas trompée sur le sens de la flagellation subie par Angélique. En lui résistant, elle avait adopté le plus sûr moyen de s'attacher Moulay Ismaël. La pointe du poignard que la révoltée avait posé sur sa gorge, aiguillonnait son désir. Il lui tardait de mater cette tigresse, de la rendre roucoulante comme les colombes. Il en avait fait la confidence à Leïla Aïcha elle-même. Il disait que cette femme ne pouvait résister à l'amour. Sans l'imprudence d'avoir gardé son poignard à sa ceinture, la Française serait déjà pâmée entre ses bras. Il se faisait fort de la maintenir sous la dépendance de la volupté. Il endormirait son esprit et captiverait son corps. Pour la première fois, Moulay Ismaël se laissait aller à l'invraisemblable ambition de s'attacher une femme, prêt à tout pour lui arracher un sourire et un seul geste d'abandon. La lucide négresse était très sensible à ce changement. La colère et la peur l'envahissaient de leurs flots noirs. Pour peu que la Française fût habile, elle s'attacherait le tyran de façon indéfectible, elle le mènerait en laisse comme un guépard apprivoisé, comme elle-même Leïla Aïcha retenait la panthère Alchadi.

Diabolique, Osman Ferradji jouait le jeu de l'étrangère. Il faisait courir le bruit que la Française était mourante. Le Sultan demandait sans cesse de ses nouvelles. Il voulait aller la voir. Le Grand Eunuque s'y opposait. La malade était encore terrifiée et l'aspect de son seigneur et maître pourrait faire revenir la fièvre. Cependant elle avait souri en recevant le présent que Moulay Ismaël lui avait fait porter : un collier d'émeraudes, razzié sur une galère italienne. La Française aimait donc les bijoux !... Du coup, le Sultan recevait les orfèvres de la ville et examinait à la loupe leurs plus belles pièces.

Toutes ces folies agitaient Leïla Aïcha et Daisy. Elles avaient envisagé toutes les solutions et la plus simple, d'abord, puisque leur inquiétante rivale était mourante : d'aider par des tisanes appropriées une œuvre si bien commencée. Mais les servantes les plus habiles et les féticheurs les plus retors, chargés d'apporter le remède, s'étaient heurtés à la surveillance renforcée des gardes d'Osman Ferradji.

Et maintenant la Française était là de nouveau, en santé semblait-il, et demandant à s'entretenir avec celle qui la poursuivait de ses imprécations et de sa haine. Raminan, après réflexion, la pria d'attendre. Le prince Bonbon – turban framboise et robe blanc sucre – jouait non loin de là à couper des têtes avec son sabre de bois. On lui avait ôté son sabre d'acier, qui avait occasionné trop de blessures autour de lui. L'eunuque revint et d'un geste introduisit Angélique dans la pièce où l'énorme négresse trônait parmi un amoncellement de braseros, de réchauds et de cassolettes de cuivre où brûlaient des herbes odoriférantes. Daisy-Valina était près d'elle. Deux tables basses supportaient des hanaps ciselés en verrerie de Bohême, dans lesquels les sultanes buvaient leur thé à la menthe, et un grand nombre de boîtes de cuivre contenant du thé, des confiseries ou du tabac.

La première femme de Moulay Ismaël retira de ses lèvres sa longue pipe et envoya une bouffée de fumée vers les plafonds en bois de cèdre. C'était son vice secret, car le Sultan réprouvait hautement les pratiques de fumer comme celles de boire, interdites par Mahomet. Lui-même ne buvait que de l'eau et n'avait jamais porté à ses lèvres le bec d'un narguilé, comme le font ces Turcs corrompus qui jouissent de la vie sans se préoccuper de la grandeur de Dieu.

Leïla Aïcha se procurait tabac et eau-de-vie par des esclaves chrétiens qui seuls pouvaient en consommer et en acheter.

Angélique s'avança puis s'agenouilla humblement sur les somptueux tapis. Elle demeura ainsi la tête basse devant les deux femmes qui l'observaient en silence. Puis elle ôta de son doigt la bague avec une turquoise que lui avait donnée jadis l'ambassadeur persan Bachtiari bey et la posa devant Leïla Aïcha.

– Voici mon présent, dit-elle en arabe. Je ne peux rien t'offrir de mieux, car je ne possède rien d'autre.

Les yeux de la négresse flamboyèrent.

– Je refuse ton présent ! Et tu es une menteuse. Tu possèdes aussi le collier d'émeraudes que t'a donné le Sultan.

Angélique secoua la tête et dit en français à l'Anglaise :

– J'ai refusé le collier d'émeraudes. Je ne veux pas être la favorite de Moulay Ismaël et je ne le serai jamais... si vous m'y aidez.

L'Anglaise traduisit et la négresse s'inclina soudain vers elle d'un mouvement avide et attentif.

– Que veux-tu dire ?

– Que vous avez mieux à faire pour me supprimer que de m'empoisonner ou de me vitrioler : Aidez-moi plutôt à fuir.

Elles parlèrent tout bas et longtemps, rapprochées et complices. Angélique avait transformé a son service la haine que ses rivales lui portaient. Au fond, que risquaient-elles dans l'aventure ? Ou bien Angélique réussissait son évasion et elles ne la reverraient de leur vie ; ou elle était reprise et cette fois, vouée à une mort horrible. De toute façon, on ne pourrait faire porter aux deux premières sultanes la responsabilité de sa disparition, comme il en serait si on la retrouvait morte des effets d'un poison. Elles n'étaient nullement responsables du harem. La fuite d'une concubine ne pouvait leur être incriminée.

– Jamais une femme ne s'est enfuie du harem, dit Leïla Aïcha. Le Grand Eunuque aura la tête tranchée !

Les prunelles jaunâtres injectées de sang brillèrent d'un feu rouge.

– Je comprends. Tout s'ordonne... Mon astrologue a bien lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji...

Un long frisson parcourut l'échiné d'Angélique.

« Lui aussi l'a lu, sans doute, songea-t-elle. Voilà pourquoi Ferradji me regardait de cet air étrange. « – Maintenant il va me falloir lutter contre le sort, Firouzé, pour que tu ne sois pas plus forte que moi !... »

L'angoisse éprouvée au sommet de la tour Mazagreb l'envahit de nouveau. L'odeur des herbes, du thé et du tabac l'étouffait et elle sentait la sueur mouiller ses tempes. Elle s'employa avec une ténacité épuisante à obtenir de Leïla Aïcha la petite clé de la porte Nord. Celle-ci la lui remit enfin. Elle n'avait opposé de résistance que par habitude et goût des longues palabres. En fait, dès les premiers mots d'Angélique, elle avait été ralliée à son plan. Il la débarrasserait de sa dangereuse rivale et entraînerait du même coup la perte de son ennemi le Grand Eunuque ; il la mettait à l'abri de la colère de Moulay Ismaël qui ne lui aurait pas pardonné de mettre à mal sa nouvelle passion et elle s'arrangerait pour connaître par Angélique le plan des fugitifs et les faire rattraper, ce qui assiérait son prestige et ses dons de divination auprès du Maître. Il fut entendu que la nuit de l'évasion, Leïla Aïcha en personne accompagnerait Angélique et la guiderait à travers le harem jusqu'au petit escalier donnant sur la cour du secret où s'ouvrait la porte dérobée. Ainsi pourrait-elle lui éviter d'être la proie de la panthère, tapie dans quelque coin. Elle connaissait le langage de l'animal et lui apporterait des friandises pour T'amadouer. Les gardes aussi laisseraient passer la Sultane des sultanes dont ils craignaient la vindicte et le mauvais œil.