– Il n'y a que le Grand Eunuque dont il faut nous méfier, objecta Daisy. Lui seul est redoutable. Que vas-tu lui raconter s'il te demande pourquoi tu es venue nous rendre visite ?

– Je lui dirai que j'avais appris votre colère à mon égard et que je voulais vous amadouer par une docilité apparente.

Les deux femmes hochèrent la tête, approuvèrent.

– Il se peut qu'il te croie. Oui, TOI, il te croira !

L'après-midi, Angélique rendit visite à la sultane Abéchi, grosse musulmane d'origine espagnole, à laquelle le roi prodiguait encore quelques hommages. Il avait failli en faire sa troisième femme.

Elle vit Esprit Cavaillac et lui glissa la clé.

– Vous alors ! dit-il stupéfait, on peut dire que vous avez fait vite ! Le vieux Savary avait bien dit que vous étiez maligne et courageuse et qu'on pouvait compter sur vous comme sur un homme. Il vaut mieux savoir cela que d'emmener une empotée. Bon, maintenant vous n'avez plus qu'à attendre. Je vous préviendrai le jour convenu.

*****

Cette attente fut ce qu'Angélique avait connu de plus cruel et de plus angoissant. À la merci de deux femmes venimeuses et sournoises, sous l'œil dé devin du Grand Eunuque, il lui fallait feindre, et calmer jusqu'à l'impatience de sa propre pensée. Son dos se remettait. Elle se soumettait avec docilité aux soins que lui prodiguait la vieille Fatima. Celle-ci espérait bien que sa maîtresse avait fini de faire la mauvaise tête. Tous les ennuis qu'elle éprouvait pour l'heure, avec ses onguents et ses médecines, et sa peau arrachée et abîmée, lui démontraient bien qu'elle ne serait pas la plus forte. Alors pourquoi s'entêter ?

Sur ces entrefaites le bruit courut que le Grand Eunuque partait en voyage. Il allait voir ses tortues et les vieilles sultanes. Son absence n'excéderait pas un mois, mais en l'apprenant, Angélique poussa un grand soupir de soulagement.

Il fallait absolument mettre cette absence à profit pour s'évader. Ainsi les choses seraient facilitées et le Grand Eunuque étant absent ne pourrait avoir la tête coupée. Elle ne voulait pas croire à cette éventualité, estimant que même pour l'évasion d'une esclave, le grand Noir était trop bien en cour pour risquer la colère d'Ismaël, mais elle ne pouvait aussi s'empêcher de songer aux prédictions de l'astrologue de Leïla Aïcha : « Il a lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji... »

Il fallait éviter cela à tout prix ! L'occasion s'en offrait : son départ.

*****

Le Grand Eunuque était venu lui faire ses adieux et lui recommander une grande prudence. Il était admis qu'elle était fort malade encore et terrifiée donc Moulay Ismaël patienterait. C'était un miracle ! Qu'elle ne gâchât donc pas ses chances en s'acoquinant avec Leïla Aïcha qui ne cherchait qu'à lui nuire !... Dans un mois, il serait de retour et alors les choses s'arrangeraient. Elle pouvait lui faire confiance.

– Je vous fais confiance, Osman Bey, dit-elle.

Lui parti, elle entreprit de décider les captifs, par l'intermédiaire d'Esprit Cavaillac, d'avancer le jour de leur départ. Colin Paturel lui fit répondre qu'il fallait attendre les nuits sans lune. Mais alors le Grand Eunuque risquait à nouveau d'être de retour. Elle se mordait les doigts d'impuissance. Est-ce qu'elle pourrait leur faire comprendre, à ces Chrétiens barbares, qu'elle avait entrepris une course contre la montre, contre la marche inexorable du Destin ? Une lutte monstrueuse contre l'oracle qui voulait qu'elle fût cause de la mort d'Osman Ferradji !

Un combat titanesque contre les astres ! Et elle voyait dans ses cauchemars le ciel étoile fondre sur elle en tournoyant, et l'écraser.

Enfin Esprit Cavaillac lui dit que le roi des captifs se rendait à ses raisons. Mieux valait pour elle que son évasion eût lieu en l'absence du chef du sérail. Pour les autres, la clarté de la lune ajouterait un risque supplémentaire, mais tant pis ! Colin Paturel dépouillé de ses chaînes ferait le tour de l'alcassave, tuant les sentinelles pour pénétrer dans la seconde, puis dans la troisième enceinte. Il lui faudrait traverser le petit bois d'orangers et une cour qui menait jusqu'à la petite porte. Il n'y avait plus qu'à prier Dieu que des nuages, cette nuit-là, vinssent voiler le dernier quartier encore trop indiscret de la lune. Date fut prise.

*****

Ce soir-là, Leïla Aïcha lui envoya des poudres à glisser dans les boissons de ses servantes-gardiennes.

Angélique offrit du café à Rafaï, venu s'informer de sa santé. En l'absence du Grand Eunuque, il était responsable du sérail. Le poussah aimait à prendre les airs mi-familiers, mi-protecteurs du Grand Eunuque, vis-à-vis de ses pensionnaires. Cette attitude, si naturelle à la personnalité princière d'Osman Ferradji, n'allait pas du tout au gros Rafaï. Il s'attirait les rebuffades des moqueuses. Aussi se réjouit-il de voir Angélique s'humaniser et but-il jusqu'au fond la tasse de café qu'elle lui offrait. Après quoi, il alla mêler ses ronflements à ceux des servantes, prostrées.

Angélique attendit un temps qui lui parut infini. Quand l'appel d'un oiseau de nuit lui parvint, elle descendit à pas de loup dans le patio. Leïla Aïcha était là avec, près d'elle, la silhouette frêle de Daisy. L'Anglaise portait une lampe à huile. La lumière était inutile pour l'instant car, hélas, la lune brillait comme une voile latine voguant sur l'océan de la nuit, dans un ciel qu'aucun nuage ne brouillait.

Les trois femmes traversèrent le petit jardin et s'engagèrent sous une longue galerie voûtée. De temps en temps, Leïla Aïcha tirait de son ample poitrine un son étrange, une sorte de roucoulement rauque et Angélique comprit qu'elle appelait la panthère. Elles arrivèrent au bout du passage voûté sans encombre. Elles suivirent encore les galeries à colonnades encadrant un autre jardin à la douce haleine de rosés. Soudain, la négresse s'arrêta.

– Elle est là ! chuchota Daisy, crispant sa main sur le bras d'Angélique.

La bête sortit des buissons, le museau au sol, les reins hauts, dans la posture d'un énorme chat qui va bondir sur une souris.

La sultane noire lui tendit une carcasse de pigeon, tout en continuant son roucoulement sauvage. La panthère parut se calmer. Elle s'approcha et Leïla Aïcha lui passa une chaîne à son collier.

– Restez à deux pas derrière moi, dit-elle aux deux Blanches.

Elles reprirent leur marche. Angélique s'étonnait de ne pas rencontrer plus souvent des eunuques mais Leïla Aïcha avait choisi de passer par le quartier des anciennes concubines, les délaissées, qui n'étaient jamais gardées avec trop de rigueur. La discipline se relâchant encore en l'absence du chef du sérail, les eunuques préféraient se réunir dans leur causerie personnelle pour s'y livrer à d'interminables parties d'échecs. Des servantes ensommeillées les virent passer et s'inclinèrent devant la Sultane des sultanes.

Maintenant, elles montaient un escalier conduisant aux remparts. C'était l'endroit le plus difficile à franchir ! Elles suivirent le chemin de ronde dominant d'un côté le gouffre sombre des jardins entourant la mosquée dont on voyait luire la coupole de tuiles vertes, de l'autre une place de sable déserte où se tenait parfois le marché intérieur de l'alcassave, vraie ville fortifiée. Moulay Ismaël s'était construit un palais dans lequel il pourrait résister des mois aux révoltes possibles de la ville qui l'entourait. Au bout du chemin de ronde il y avait un garde, debout sur un des merlons, le dos tourné, surveillant la place, sa lance dressée vers les étoiles. Les trois femmes se rapprochèrent, se glissant dans l'ombre des merlons. À quelques pas de l'eunuque immobile, Leïla Aïcha eut un geste brusque. Elle lança dans sa direction la carcasse de pigeon, qu'elle n'avait pas encore donnée à la panthère. La bête fit un bond en avant pour attraper son morceau. Le garde se retourna, vit le fauve sur lui. Il poussa un cri, terrifié, trébucha et bascula dans le vide. On entendit le bruit sourd de son corps s'écrasant au pied des remparts.

Les femmes attendirent, retenant leur souffle. D'autres gardes seraient-ils attirés par les cris de leur compagnon ? Mais rien ne bougea.

Leïla Aïcha recommença son manège pour calmer la panthère, puis reprit en main l'extrémité de sa chaîne.

Ensuite, elles pénétrèrent à l'étage d'un autre bloc d'habitation, désaffecté. On était sur le point d'entreprendre sa démolition pour rebâtir une autre construction. Les Sultanes conduisirent Angélique jusqu'au sommet d'un raide petit escalier qui plongeait dans l'ombre d'une courette profonde comme un puits.

– C'est là, dit la négresse. Tu descendras ! Tu verras la cour et la porte ouverte. Si elle ne l'est pas, tu attendras. Ton complice ne peut tarder. Tu lui diras de remettre la clé dans une petite anfractuosité du mur sur la droite. J'enverrai demain Raminan la reprendre. Maintenant, va !

Angélique commença de descendre, leva la tête, se crut obligée de dire : « Merci » et pensa qu'elle n'avait jamais rien vu de plus singulier que la vision de ces deux femmes qui, penchées côte à côte, la regardaient s'éloigner : la blonde Anglaise levant haut sa lampe à huile et la sombre négresse retenant par le collier la panthère Alchadi. Elle descendit. La clarté de la veilleuse cessa de la suivre. Elle trébucha un peu aux dernières marches mais tout de suite aperçut le dessin de la porte en forme de serrure qui se découpait, inondée de clair de lune. Ouverte !... Déjà ! Le captif était en avance... Angélique s'approcha hésitante, et malgré elle angoissée au moment d'accomplir les derniers pas.

Elle appela à mi-voix en français :

– Est-ce vous ?

Une silhouette humaine se courba pour pénétrer dans l'étroite ouverture, l'obstruant et voilant du même coup la clarté, si bien qu'Angélique ne put distinguer aussitôt celui qui entrait. Elle ne le reconnut que lorsqu'il se redressa et qu'un rayon de lune fit miroiter son haut turban de lamé or.

Le Grand Eunuque, Osman Ferradji, était devant elle.

– Où vas-tu, Firouzé ? demanda-t-il de sa voix douce.

Chavirée, Angélique s'appuya au mur. Elle aurait voulu y disparaître. Elle croyait faire un cauchemar.

– Où vas-tu, Firouzé ?

Il fallait l'admettre. Il était là. Elle se mit à trembler, à bout de forces.

– Pourquoi êtes-vous là, dit-elle, oh ! pourquoi êtes-vous là ? Vous étiez en voyage.

– Je suis rentré depuis deux jours, mais je n'ai pas cru nécessaire de répandre le bruit de mon retour.

Diabolique, Osman Ferradji ! Tigre doucereux et implacable. Il se tenait dressé entre elle et la porte de son salut. Elle tordit ses mains jointes en un geste désespéré.

– Laissez-moi fuir, supplia-t-elle haletante. Oh ! laissez-moi fuir, Osman Bey. Vous seul le pouvez. Vous êtes tout-puissant. Laissez-moi fuir !

L'expression du Grand Eunuque fut aussi outrée qu'à l'énoncé d'un sacrilège.

– Jamais une femme n'a fui le harem dont j'étais le gardien, affirma-t-il, farouche.

– Alors ne dites pas que vous voulez me sauver ! cria Angélique avec colère. Ne dites pas que vous êtes mon ami. Vous savez bien qu'ici je n'ai d'autre destin que la mort !

– Ne t'ai-je pas demandé de me faire confiance ?... Oh ! Firouzé, pourquoi veux-tu toujours forcer le sort ?... Écoute, petite rebelle, ce n'est pas pour aller voir les tortues que je suis parti mais pour essayer de joindre ton ancien maître.

– Mon ancien maître ? répéta Angélique, ne comprenant pas.

– Le Rescator, ce pirate chrétien qui t'a achetée 35 000 piastres à Candie.

Tout se mit à tourner autour d'Angélique. Comme chaque fois que ce nom était jeté devant elle, elle éprouvait le même trouble fait d'espérance et de regrets, et ne savait plus que penser.

– J'ai pu joindre un de ses navires en escale à Agadir et le capitaine m'ayant indiqué où il se trouvait j'ai pu correspondre avec lui par deux messages de pigeons voyageurs... Il vient... Il vient pour te chercher !

– Il vient pour me chercher ? répéta-t-elle, incrédule.

Et peu à peu le poids qui oppressait son cœur s'allégea. Il allait venir la chercher... C'était sans doute un pirate, mais c'était tout de même un homme de sa race. Jadis il ne lui avait inspiré aucune crainte. Il n'aurait qu'à paraître, noir et maigre, qu'à poser sa main sur sa tête si humiliée aujourd'hui, pour que la chaleur de la vie revînt en elle. Elle le suivrait et elle lui demanderait : « Pourquoi m'avez-vous achetée 35 000 piastres à Candie ? Me trouviez-vous si belle ou bien aviez-vous lu dans les astres, comme Osman Ferradji, que nous étions faits pour nous rejoindre ? »...