– Oui, Majesté.

Il le faisait sans ironie. Les captifs avaient pris l'habitude d'appeler ainsi celui qui pendant des années avait fait régner l'ordre dans leur monde disparate et féroce. Nuancé d'affection chez ceux qui l'admiraient et d'une certaine crainte chez ceux qui le redoutaient, le titre leur était familier. Ils avaient besoin de se sentir commandés, soutenus, et Dieu sait quel porte-parole audacieux Colin Paturel avait été pour ses frères captifs ! Il avait obtenu pour eux un lazaret où les chirurgiens soignaient les malades, de meilleures rations de nourriture, du vin, de l'eau-de-vie et du tabac, et de chômer les quatre grandes fêtes chrétiennes... et la venue des Pères de la Rédemption. Cette dernière initiative avait été en partie un échec mais elle ouvrait la porte à d'autres négociations. Le marquis de Kermœur admirait avec sincérité Colin Paturel et goûtait un singulier plaisir à lui obéir car c'était, estimait-il, un chef intelligent, ce qu'il ne lui était pas toujours arrivé de rencontrer dans sa propre carrière d'officier de la marine royale. Jeune enseigne de vingt-deux ans lorsqu'il avait été capturé, il avait « servi » sous les ordres du roi des captifs comme garde du corps, car ce bretteur de race maniait l'épée et la rapière comme nul autre dans tout le bagne et Colin avait obtenu pour lui le port de son épée sur ses hardes d'esclave. En apprenant que son chef entreprenait pour la troisième fois une évasion, il s'était joint à lui. Colin-le-Normand déménageait en somme avec tout son état-major.

Tourné vers l'autre salle, il les appela.

– Compagnons, venez par ici !

Les captifs entrèrent et se rangèrent devant lui. Kermœur se joignit à eux.

– Compagnons, demain soir nous nous mettrons en route. Je vous donnerai plus tard les dernières recommandations, mais auparavant il y a encore une chose que je voudrais vous dire. Nous serons sept fugitifs, six hommes... et une femme. Cette femme, c'est plutôt un embarras pour nous, mais après tout, elle a bien mérité qu'on l'aide à recouvrer sa liberté. Seulement, attention ; si nous voulons parvenir à bon port faut nous tenir les coudes. Nous allons forcément connaître la faim, la soif, la fatigue, le soleil du désert et la peur. Qu'au moins nous ne connaissions pas la haine entre nous... Cette haine de ceux qui sont obligés de vivre ensemble et qui convoitent le même objet... Vous m'avez compris, je pense... Pas de ça, les amis, ou nous sommes tous perdus ! Cette femme qui est là, dit-il en étendant le doigt vers Angélique, elle n'est pour aucun de nous, elle n'appartient à aucun... Elle risque sa chance au même titre que nous, c'est tout. Ce n'est pas une femme à nos yeux, c'est un compagnon. Le premier qui se donnera des airs de lui faire la cour ou qui lui manquera de respect, je le corrigerai et vous savez comment, dit-il en montrant ses deux poings noueux. Et s'il récidive nous le jugerons selon nos lois et il servira de pâture aux charognards du bled...

« Comme il parle bien et comme il est dur ! » songeait Angélique.

Elle avait tant aperçu Colin Paturel du haut de la meurtrière qu'elle le connaissait mieux qu'il ne la connaissait. Il lui était familier mais, à le voir de près, il lui donnait la chair de poule et elle avait peur des traces du martyre inscrites dans sa chair, des sillons noirs et profonds de brûlures et de ses chevilles usées par les fers et surtout celles, émouvantes, qui marquaient les paumes et le dos de ses mains, déchirées aux clous de la Porte Neuve. Il n'avait pas la quarantaine mais déjà ses tempes grisonnaient, seul signe de faiblesse trahi par ce tempérament de roc.

– Êtes-vous d'accord ? demanda-t-il après leur avoir laissé un instant de réflexion.

– Nous sommes d'accord, répondirent-ils en chœur.

Le marquis posa cependant une restriction :

– Jusqu'à ce que nous soyons en terre chrétienne.

– Ça va de soi, sacré gamin, s'écria Colin, jovial, en lui assenant une claque sur l'épaule. Après, chacun pour soi, vive la liberté, toutes les libertés ! Ah ! les amis, quelle bordée nous allons faire !

– Moi je vais manger pendant trois jours, dit Jean-Jean de Paris, les yeux exorbités.

Ils sortirent en se confiant ce qu'ils feraient dans la première heure où ils se retrouveraient à l'abri des remparts portugais de Mazagran ou de ceux, espagnols, de Ceuta. Colin Paturel resta dans la pièce et s'approcha d'Angélique.

– Vous avez entendu ce que j'ai dit ? Vous êtes d'accord aussi ?

– Certainement. Je vous en remercie, monsieur.

– Ce n'est pas seulement pour vous que j'ai parlé. Pour nous aussi. C'est le désastre si la discorde se met dans une expédition comme la nôtre. Et qui tient la pomme de la discorde depuis que le monde est monde ?... La femme ! Comme disait mon curé de Saint-Valéry-enCaux : « La femme est de flamme, l'homme est d'étoupe, le diable souffle. » J'étais pas d'accord pour vous emmener. On vous a prise à cause du vieux Savary. Les Juifs, même pour de l'argent, ne marchaient pas sans vous. Ils sont difficiles à s'ouvrir, mais quand ils ont adopté quelqu'un ils le tiennent pour l'un des leurs. Le vieux Savary était ainsi. Ils l'avaient adopté pour l'un des leurs. Il voulait à tout prix qu'on vous tire du harem, alors il fallait exécuter sa suprême volonté... Je veux bien. Je l'aimais ce vieux Savary... Un merveilleux petit homme, oui-da. Et qui en savait des choses !... Cent et mille fois plus que nous tous réunis n'en savons ! Bon, on vous emmène. Mais, à vous, je dois vous demander de vous tenir à votre place. Vous êtes une femme et qui a vécu. Ça se voit à votre façon d'être avec les hommes. Alors, n'oubliez pas que les gars qui sont là, ils ont été quasiment privés de femme pendant des années. Pas la peine de leur rappeler trop tôt ce qu'ils ont manqué. Restez dans votre coin et tenez votre voile sur la figure à la manière des mauresques. La mode n'en est pas si bête... Compris ?

Angélique était vexée. Tout en reconnaissant qu'il avait raison dans le fond, le ton sur lequel il la mettait en garde ne lui plaisait guère. S'imaginait-il qu'elle les trouvait tellement inspirants, ces Chrétiens velus, barbus, pâles et puants ? Elle n'en aurait pas voulu pour une fortune ! Puisqu'on lui demandait de garder ses distances, elle les garderait bien volontiers. Elle répondit, un peu ironique :

– Oui, Majesté.

Le Normand plissa les yeux.

– Il ne faut plus m'appeler ainsi, petite. J'ai déposé ma couronne et l'ai cédée au chevalier de Méricourt. Désormais je suis Colin Paturel, natif de Saint-Valéry-en-Caux. Et vous, comment vous nomme-t-on ?

– Angélique.

Un sourire éclaira la face hirsute du chef des captifs et il la considéra avec attention.

– Oui-da ?... Eh bien, restez-le10.

Le chevalier de Méricourt était revenu.

– Je crois que l'heure est bonne pour vous, expliqua-t-il. On a signalé – hasard ou imagination – des esclaves fugitifs sur la route de Santa-Cruz. Toute l'attention se porte par là. C'est le moment d'agir.

La main de Colin Paturel fourragea dans sa tignasse blonde et une expression de panique crispa son rude visage.

– C'est que je me demande tout à coup si je dois... Oh ! Chevalier, quand je pense à tous ces pauvres gars qui restent en esclavage et que j'abandonne...

– Ne te reproche rien, mon frère, dit doucement le chevalier de Méricourt, le temps était venu pour toi de partir, sinon c'est la mort qui t'aurait enlevé à tes compagnons.

– Quand je serai en terre chrétienne, dit Colin Paturel, je ferai connaître ton sort aux chevaliers de Malte afin qu'ils s'entremettent pour te racheter.

– Non, c'est inutile.

– Que dis-tu ?

– Je ne tiens pas à quitter Miquenez. Je suis moine et prêtre et je sais que ma place est ici, captif des Infidèles.

– Tu finiras sur le pal.

– Peut-être. Mais l'on nous apprend dans notre Ordre que le martyre est la seule mort digne d'un Chevalier. Et maintenant, adieu mon très cher frère...

– Adieu, monsieur le chevalier.

Les deux hommes se donnèrent l'accolade. Puis M. de Méricourt embrassa de même chacun des six autres captifs qui allaient tenter la difficile aventure de l'évasion. Il les nommait à mi-voix tour à tour, comme pour graver leurs noms en son cœur.

– Piccinino-le-Vénitien, Jean-Jean de Paris, Francis l'Arlésien, le marquis de Kermœur, Caloëns-le-Flamand, Jean d'Harrostegui le Basque.

Devant Angélique, il s'inclina en silence.

Alors ils sortirent tous dans la ruelle obscure.

Chapitre 2

Les Chrétiens avaient ramené sur le bas du visage les pans de leur burnous. Ils étaient tous vêtus de vêtements à la mauresque, le visage rasé et barbouillé de brou de noix pour l'assombrir. Seul Jean-Jean de Paris, le rouquin, portait une lévite et une calotte noire de Juif. Angélique, enveloppée d'autant de voiles qu'il fallait, le haïk étroitement serré au-dessous des yeux, bénissait l'exclusive jalousie des Maures qui lui permettait de se dissimuler ainsi.

– Et baissez les yeux le plus possible, lui avait recommandé Colin Paturel. Des Mauresques qui ont des yeux comme les vôtres on n'en rencontre pas au coin des rues !

Il ne lui disait pas que Moulay Ismaël avait lancé un commando spécial de recherche de la femme « aux yeux verts ». Lui-même était assez embarrassé de son regard bleu et de sa carrure. Dans tout le Maroc il était courant de rappeler que deux hommes seulement possédaient la taille imposante de 6 pieds et 12 pouces : Osman Ferradji le Grand Eunuque et Colin Paturel, le roi des captifs.

Aussi avait-il choisi de passer pour un commerçant possédant quelques biens et pouvant de ce fait voyager à dos de chameau. Angélique, sa femme, suivrait sur une mule. Les autres, serviteurs, et Jean-Jean de Paris, son intendant juif, étaient à pied portant les javelots, arcs et flèches, qui composaient l'armement d'une petite caravane en un temps où les mousquets étaient rares et réservés au roi et à son armée. Dans l'obscurité profonde, éclairée d'une seule lanterne, chacun se mit en place. Maïmoran murmurait ses dernières recommandations. À Fez, Rabi, son frère, les attendait près de l'oued Cebon. Il leur donnerait le repos dans sa maison et un guide sûr pour poursuivre leur route jusqu'à Xauen, où ils seraient confiés à un autre métadore dont le commerce lui permettait d'entrer fréquemment pour affaires dans Ceuta. Ce métadore leur ferait franchir le camp des Maures assiégeant la ville, les cacherait dans les rochers et irait prévenir le gouverneur de la ville, qui enverrait des chaloupés ou une escorte de soldats pour les chercher. Il leur recommandait encore de veiller à leur comportement, de ne pas oublier de se prosterner vingt fois en direction de La Mecque et surtout, lorsqu'ils seraient contraints par les besoins de la nature, de ne pas « faire de l'eau » debout, car cela suffirait à ceux qui les observaient de loin, pour les dénoncer comme chrétiens. Petits détails qui avaient une grande importance. Heureusement les évadés parlaient tous parfaitement l'arabe et connaissaient les usages. Angélique, en tant que femme mauresque, n'aurait qu'à se taire et se taire encore. Le chameau se déploya à grands coups brusques. Ils avancèrent dans l'étroit tunnel des rues dans un silence aussi épais que la nuit.

« Si la nuit pouvait durer toujours ! » pensait Angélique.

Un souffle d'air plus frais parut rabattre vers eux une âcre odeur de fumée. Elle discerna que les parois aveugles des murs du mellah semblaient s'être effacées, remplacées par des huttes de bambous et de roseaux, Les portes en étaient ouvertes, laissant apercevoir la fleur rouge d'un petit feu dont la fumée s'échappait à travers les feuilles sèches des toits. Autour du foyer, des formes étaient accroupies. Des chiens se mirent à aboyer après les fugitifs. Ceux-ci savaient qu'ils traversaient maintenant les deux ou trois mille cabanes de la garde noire du roi qui formaient de ce côté, au sortir du mellah, une sorte de faubourg. Des voix aux rauques murmures s'élevèrent et des ombres s'approchèrent. Cependant il n'y avait aucune lumière, les Noirs se guidant aisément dans l'obscurité. Jean-Jean de Paris expliqua que son maître Si Mohamed Rachid, commerçant à Fez, regagnait sa demeure, voyageant de nuit pour éviter les ardeurs du soleil. Le brave petit clerc imitait jusqu'à l'accent particulier des Juifs et les nègres s'y laissèrent prendre. Le chameau allait avec une lenteur désespérante, les chiens leur aboyant aux talons. Des cabanes, toujours des cabanes !... et l'odeur pénétrante des feux de bouse et du poisson séché grillant dans l'huile des marmites...

Enfin, ce premier danger passé, ils se retrouvèrent sur un chemin assez bien tracé où ils avancèrent tout le reste de la nuit. L'aube se leva et Angélique regarda avec angoisse le ciel s'éclaircir et prendre des teintes ravissantes de nacre tour à tour verte et rose. Ils parcouraient un paysage parsemé d'oliviers mais qui semblait aller vers des régions plus désertiques. Une cabane, un fondouk, apparut au détour du chemin. Angélique n'osait demander aucun renseignement. Son angoisse se doublait de celle d'ignorer où elle se trouvait et de ne pouvoir envisager les obstacles qui les attendaient et les perspectives de réussite qui se présentaient. De nature active, elle s'énervait d'être réduite à l'état de ballot qu'on transporte sur une mule. Si la défaite ou la mort arrivait, elle voulait au moins s'en rendre compte ! Était-on loin de Fez, où un juif devait leur donner un guide ?... La caravane continuait d'avancer. Colin Paturel n'avait-il pas vu la cabane ? Lorsqu'un Arabe en sortit, Angélique eut toutes les peines à retenir un cri.