Mais l'homme vint au-devant d'eux. Le chef fit agenouiller le chameau et en descendit.

– Descendez, petite, dit le vieux Caloëns à Angélique.

À son tour, elle quitta sa monture. Les sacs de vivres furent distribués entre eux. Angélique reçut un sac aussi gros que les autres. Le marquis de Kermœur ne put s'empêcher de protester derrière son burnous :

– Charger ainsi les épaules d'une faible femme !... Voilà qui me choque, Majesté !...

– Y a-t-il rien de plus suspect aux yeux d'un musulman qu'une femme qui se promène les bras ballants derrière des guerriers chargés comme des ânes ? riposta Colin Paturel. On ne peut pas se permettre cette sottise. Nous pouvons encore être aperçus.

Il cala lui-même la charge sur les épaules de la jeune femme.

– Faut nous excuser, petite. D'ailleurs nous n'allons pas loin. Nous nous cacherons le jour et voyagerons la nuit.

L'Arabe avait pris par la bride le chameau et la mule et les avait fait entrer dans le fondouk. Piccinino lui compta une somme d'argent, puis les fugitifs reprirent leur marche par une sente tracée à travers les cailloux. Bientôt, derrière un monticule, apparut une vaste étendue de roseaux environnant les abords d'une rivière.

– Nous allons nous cacher tout le jour dans les marais, expliqua Colin Paturel. Chacun se mettra dans son coin, afin que notre présence ne se révèle pas par un trop grand espace de roseaux écrasés. À la nuit, je lancerai le cri du ramier en signal et nous nous rejoindrons à l'orée du bois là-bas. Chacun a un peu d'eau et de provisions... À ce soir...

Ils s'égaillèrent à travers les hautes tiges soyeuses et coupantes. Le sol était tour à tour spongieux ou craquelé par la sécheresse. Angélique trouva un coin couvert d'un peu de mousse. Elle s'allongea. La journée serait longue. Une chaleur étouffante régnait dans ce marécage ; des insectes et des moustiques ne cessaient de tournoyer autour d'elle. Heureusement, ses nombreux voiles la protégeaient. Elle but un peu d'eau et mangea une galette. Au-dessus d'elle, le ciel paraissait chauffé à blanc et les longues feuilles aiguës des roseaux y projetaient des ombres noires.

Angélique s'endormit ; lorsqu'elle s'éveilla, elle entendit parler et pensa que ses compagnons la cherchaient. Pourtant ce n'était pas encore le soir. Le ciel était toujours aveuglant comme un acier au feu. Tout à coup, elle vit, à deux pas d'elle, surgir des roseaux un buste enveloppé d'une djellaba blanche. La figure brune ne regardait pas de son côté et elle ne distinguait pas ses traits.

– L'Arlésien ou le Vénitien ? se demanda-t-elle.

L'homme se tourna légèrement. Son teint de pain brûlé ne devait rien au brou de noix. C'était un Maure !

Le cœur d'Angélique s'arrêta. Le Maure ne l'avait pas encore aperçue. Il parlait à un compagnon qu'elle ne voyait pas.

– Les roseaux, par ici, ne sont pas beaux, disait-il. Il y en a beaucoup qui ont été écrasés par le passage d'une bête. Allons sur l'autre rive et si nous n'en trouvons pas de meilleurs, nous reviendrons.

Elle les entendit s'éloigner, ne pouvant croire à une telle chance. Tout à coup sa chair se hérissa. Une autre voix s'élevait non loin de là. Et elle la reconnut. C'était Francis l'Arlésien, qui s'était mis à chanter.

« L'imbécile ! » songea-t-elle, hors d'elle.

Il allait alerter les Maures qui reviendraient sur leurs pas. Elle n'osait se précipiter pour le faire taire. Enfin, rien ne bougeant, elle se décida à se glisser doucement vers la place où devait se tenir l'imprudent Provençal.

– Qui va là ? demanda-t-il. Ah ! c'est vous, charmante Angélique !

Elle tremblait de colère et d'énervement.

– N'êtes-vous pas fou de chanter ainsi ? Il y a des Maures qui sont venus tailler des roseaux. C'est miracle qu'ils ne vous aient point entendu.

Le joyeux garçon blêmit.

– Bigre ! Je n'y ai pas songé ! Je me suis senti si heureux tout à coup d'être libre pour la première fois depuis huit années que de vieux refrains du pays me sont revenus. Croyez-vous qu'ils m'ont entendu ?

– Espérons que non. Et ne bougeons plus !

– De toute façon, s'ils n'étaient que deux... fit l'Arlésien entre les dents.

Il retira son couteau de sa ceinture pour en vérifier le coupant. Le gardant au poing, il se remit à rêver.

– J'avais une promise du côté d'Arles. Croyez-vous qu'elle m'ait attendu ?

– Cela m'étonnerait, dit Angélique sèchement. Huit ans, c'est long... Elle doit plutôt maintenant avoir une ribambelle de gosses... d'un autre.

– Ah ! vous croyez ? fit-il, désenchanté.

Au moins, il ne chanterait plus pour exprimer la joie de son cœur. Ils se turent, écoutant le froissement des roseaux. Angélique leva les yeux et retint un soupir de soulagement. Le ciel rosissait enfin. Le soir allait venir, leur donnant la nuit complice avec ses étoiles pour les guider.

– Dans quelle direction marchons-nous ? demanda-t-elle.

– Le Sud.

– Que dites-vous ?

– La seule direction dans laquelle Moulay Ismaël ne risque pas d'étendre ses recherches. Quels sont les esclaves qui s'enfuient vers le Sud, vers le désert ?... Ensuite nous obliquerons vers l'Est, puis nous remonterons vers le Nord, passerons au large de Miquenez et de Fez et continuerons, sous la conduite d'un métadore, vers Ceuta ou Melville. Cet itinéraire multiplie, certes, la longueur du voyage mais diminue les risques. La souris ruse avec le gros chat. Alors qu'il nous guette au Nord ou à l'Ouest, nous sommes au Sud et à l'Est. Quand nous reprendrons la bonne direction, il faut espérer qu'il se sera lassé. De toute façon, ceux qui prennent la route directe ne parviennent jamais au but. On pouvait donc tenter le contraire... Il ne faut pas oublier que les chefs des adouars répondent de leur tête du passage de captifs chrétiens évadés. Aussi je vous prie de croire qu'ils font bonne garde. Ils ont dressé des lévriers à rechercher les Chrétiens.

– Chut ! fit-elle, n'avez-vous pas entendu l'appel ?...

Chapitre 3

L'ombre s'était étendue, violette et embuée par les exhalaisons des marécages. Le doux appel du ramier s'éleva à plusieurs reprises. Avec des précautions infinies, les fugitifs sortirent de leurs cachettes. Ils se réunirent en silence, vérifièrent la présence de chacun et se remirent en marche.

Ils marchèrent toute la nuit, moitié dans un bois, moitié dans de grands espaces pierreux où il était difficile de se repérer. Ils voulaient éviter les adouars et se fiaient aux chants des coqs et aux aboiements des chiens pour s'en éloigner. Les nuits étaient fraîches, mais de nombreux Maures couchaient encore dans la campagne, pour garder leurs récoltes non recueillies ou fauchées. Le nez de Piccinino-le-Vénitien repérait la plus subtile odeur de fumée et l'ouïe très fine du marquis de Kermœur le moindre bruit suspect. Fréquemment, il mettait l'oreille au sol. Ils durent se cacher dans un fourré pour laisser passer deux cavaliers, heureusement non accompagnés de chiens.

Au matin, ils se dissimulèrent dans un bois et passèrent une nouvelle journée d'attente. La soif commençait à les tourmenter car leur provision d'eau était épuisée. Ils cherchèrent dans le bois et au cri d'une grenouille trouvèrent une mare d'eau croupie pleine d'insectes mais dont ils burent en la filtrant dans un linge. Angélique s'était étendue dans son coin, non loin des hommes assemblés entre eux. Elle rêvait du bain des sultanes avec son eau transparente parfumée à la rose et ses servantes empressées. Ah ! se baigner, se débarrasser de ces vêtements qui collaient à sa chair en sueur ! Et ce tortionnaire de Colin Paturel qui l'obligeait encore à maintenir un voile sur son visage !... Angélique se livra à de profondes méditations sur le triste sort de la femme musulmane de pauvre condition. Elle comprenait enfin que l'accession à la vie ouatée du harem fût pour celle-ci le sommet de la réussite, comme pour la vieille Fatima-Mireille. Elle avait aussi très faim. Un estomac accoutumé à se bourrer de pâtisserie et de confiserie ne se résigne guère du jour au lendemain au morceau de galette de blé dur que le chef leur distribuait avec parcimonie.

Les captifs souffraient moins qu'elle. Leur ordinaire ne les changeait pas beaucoup de celui du bagne et ils pourraient vivre de moins encore. Ils avaient pris à leurs maîtres, les Arabes, le don de sobriété des héritiers du désert, que contentent un peu de farine d'orge délayée dans le creux de la main et trois dattes.

Angélique les entendait deviser.

– Te souviens-tu, disait le Basque Jean d'Harrostegui, de ce jour où tu as fait manger un morceau de notre pain pourri au Pacha Ibrahim, venu en visite de Salé ? Le Turc se donnait des airs de faire remontrance à Moulay Ismaël. Quelle palabre il y a eu à ce propos !

– Il s'en est fallu de peu que la guerre n'éclate entre la Sublime Porte et le Royaume de Marocco, tout cela à cause des esclaves.

– Les Turcs ne peuvent plus rien sur ces gens-là, dit Colin Paturel. Ils en arrivent, avec tout leur immense empire, à craindre seul notre fanatique Ismaël. Oui sait s'il ne fera pas trembler Constantinople ?

– N'empêche que tu as obtenu du couscous pour nous et surtout l'eau-de-vie et le vin.

– Je leur ai expliqué que les Chrétiens ne peuvent pas travailler en buvant de l'eau. Et comme il tenait à voir sa mosquée rapidement finie...

Angélique les entendit rire.

« C'est à se demander, songea-t-elle, si ces hommes auront jamais de meilleurs souvenirs que leur temps de captivité chez les Barbaresques ? »

*****

Le soir venu, ils se remirent en marche. La lune commençait à se montrer, croissant d'argent parmi les étoiles. Vers le milieu de la nuit, ils approchèrent d'un hameau dont les chiens aboyèrent. Colin Paturel fit halte.

– Il faut que nous passions par là, sinon nous nous égarerons.

– Prenons par le bois sur la gauche, proposa le marquis de Kermœur.

Après avoir délibéré, ils entrèrent dans le bois, mais celui-ci était si épais qu'après avoir parcouru environ une demi-lieue à travers les fourrés d'épines, ils furent contraints, les mains en sang et les vêtements déchirés, à rebrousser chemin. Angélique avait perdu sa sandale et elle n'osait le dire. Les captifs se retrouvèrent aux abords de l'adouar. Il fallait prendre une décision.

– Passons, dit Colin Paturel, et à Dieu vat !

Aussi rapidement qu'ils purent et silencieux comme des fantômes, ils plongèrent à travers les ruelles étroites entre les huttes de boue rassemblées. Des chiens s'égosillaient, mais personne ne bougea sauf aux dernières maisons, où un homme sortit en criant. Colin Paturel lui répondit sans arrêter sa marche. Il lui dit qu'ils allaient voir le santon réputé, faiseur de miracles, à une lieue de là, Adour Smali, mais qu'ils se hâtaient car il leur avait bien recommandé d'arriver avant le lever du soleil, sinon il ne répondait pas de l'efficacité de ses charmes. Le Maure n'insista pas.

Les captifs, cette alerte passée, continuèrent sans s'arrêter, en prenant un chemin de traverse, dans le cas où les habitants de l'adouar, se ravisant, les poursuivraient. Mais les gens de la région n'étaient pas coutumiers de voir traîner, vers le Sud, des captifs évadés, et leurs chiens n'étaient pas dressés à les poursuivre.

Ils purent faire halte aux premières lueurs de l'aube. Angélique se laissa tomber, à bout de forces. Elle avait marché, soulevée par l'appréhension, dans une sorte d'état second et s'apercevait que son pied nu avait été déchiré par les pierres aiguës du chemin et commençait à la faire souffrir de façon intolérable.

– Quelque chose ne va pas, petite ? demanda Colin Paturel.

– J'ai perdu une sandale, répondit-elle, au bord des larmes devant cette catastrophe.

Le Normand ne parut pas s'émouvoir. Il posa son sac à terre et en tira une autre paire de sandales de femme.

– J'ai demandé à Ruth, la femme de Samuel, de m'en donner une de rechange pour vous, en prévision d'un incident de ce genre. Nous, à la rigueur on pourrait marcher pieds nus, mais pour vous il fallait prévoir.

Il s'agenouilla devant elle, un flacon en main, et avec un tampon de toile lui imbiba les plaies de ce baume.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt, demanda-t-il, au lieu d'attendre d'avoir le pied dans cet état ?

– Il fallait passer l'adouar. Je ne sentais rien. J'avais tellement peur !

Son pied meurtri dans la grande main du Normand paraissait un objet fragile et délicat. Il la pansa avec de la charpie puis la regarda, attentivement, de son œil bleu.

– Vous aviez peur et vous marchiez quand même ? C'est fort bien, ma mie. Vous êtes un bon compagnon !