– Vous êtes folle ? Vous êtes allée vous baigner seule ?... Et les lions qui peuvent venir boire, et les guépards et, qui sait ? les Maures qui peuvent rôder...
Angélique eut envie de se jeter contre cette large poitrine pour y calmer sa terreur, d'autant plus violente qu'elle l'avait saisie après un moment de paix, de joie rare et presque surnaturelle. Toujours, elle se souviendrait de la source de l'oasis ! La Béatitude du Paradis doit être de cette nature...
Maintenant elle retrouvait les hommes et la dure lutte pour préserver sa vie.
– Les Maures ? fit-elle, la voix tremblante, je crois qu'ils sont là. Il y avait quelqu'un tout à l'heure qui me regardait, j'en suis sûre...
– C'était moi. Je suis parti à votre recherche, voyant que votre absence se prolongeait anormalement... Maintenant, venez. Et ne recommencez pas de pareilles imprudences ou, foi de Paturel, je vous étranglerai de mes propres mains.
Une nuance d'ironie atténuait la menace du ton. Mais il ne plaisantait pas. Elle sentit qu'il avait réellement envie de l'étrangler ou tout au moins de la battre et de la secouer d'importance.
*****
Le sang de Colin Paturel s'était glacé dans ses veines quand il s'était aperçu que leur compagne s'était éloignée et ne revenait pas. « Encore un drame, avait-il pensé... encore une tombe à creuser !... Dieu juste, abandonnerais-tu les tiens ?... » Sans bruit, il avait suivi le bord de l'oued, en esclave habitué à rôder et à se glisser dans la nuit. Et elle lui était apparue, dressée sous le filet d'argent de la source, ses longs cheveux de naïade couvrant ses épaules et son corps de neige se reflétant dans l'eau nocturne.
*****
Angélique comprit soudain qu'il avait dû la voir lorsqu'elle se baignait. Elle se troubla. Puis elle se dit que c'était sans importance. Cet homme était une brute et ne professait à son égard que la condescendance dédaigneuse du fort pour le faible, pour l'être encombrant dont il avait dû se charger contre son gré. Elle se défendait mal d'une certaine rancune à son égard, car il était responsable de la quarantaine dans laquelle elle s'était courageusement maintenue vis-à-vis des autres captifs, ne se mêlant à eux que lorsqu'il fallait soigner les blessés. Et c'était plus difficile de supporter tant de misères à l'écart, seule, et non aimée. Il n'avait peut-être pas tort, mais il était dur, intransigeant et il continuait à l'impressionner jusqu'à la timidité. L'équilibre moral et physique de l'hercule normand semblait un défi à tout ce qu'elle sentait trembler en elle d'incertitude, de faiblesse, de fragilité féminine, de nerveux et d'émotif. Ce regard bleu qui d'un coup d'œil perçant enregistrait sa lassitude ou son effroi ou constatait ses imprudences, la méprisait un peu, lui semblait-il. « Il a pour moi le dédain du chien de berger pour la brebis stupide », se dit-elle.
Elle s'assit au chevet de Caloëns, mais son regard revenait malgré elle vers le profil broussailleux du chef, qu'éclairait la lueur d'une lanterne sourde. Colin Paturel dessinait sur le sable, à l'aide d'un court bâtonnet, un plan de la route à suivre et le commentait pour le Vénitien, Jean-Jean de Paris et le Basque, penchés près de lui.
– Vous vous arrêterez en lisière du bois. Si vous apercevez un mouchoir rouge à la branche du deuxième chêne, vous avancerez et pousserez le cri de l'engoulevent. Alors le Juif Rabi sortira des fourrés...
– Petite es-tu là ? dit la voix faible du vieux Caloëns. Donne-moi la main. J'avais une petite fille de dix ans qui agitait son bonnet quand j'ai pris la mer il y a vingt ans. Elle doit te ressembler à présent. Elle s'appelait Mariejke.
– Vous la reverrez, grand-père.
– Non. Je ne crois pas. La mort va me prendre. Et c'est mieux ainsi. Que ferait Mariejke d'un vieux marinier de père qui s'en revient d'esclavage après vingt ans pour lui salir les beaux carreaux de sa cuisine et radoter des histoires de pays de soleil ? C'est mieux ainsi... Je suis heureux de reposer dans la terre du Maroc. Je vais te dire, petite... Mes jardins de Miquenez commençaient à me manquer et de ne plus voir Moulay Ismaël y galoper comme la colère de Dieu... J'aurais mieux fait d'attendre qu'il me casse la tête avec sa canne...
Chapitre 6
Les trois hommes, le Vénitien, le Parisien et le Basque, partirent à l'aube. Colin Paturel avait d'un signe appelé Angélique près de lui.
– Je vais rester près du vieux, dit-il, on ne peut pas l'emmener, on ne peut pas le laisser, non plus. Faut attendre ! Les autres vont continuer, afin de ne pas manquer le rendez-vous de Rabi Maïmoran. Ils le préviendront et ils aviseront du mieux à faire. Que voulez-vous, partir avec eux ou les suivre ?
– Je ferai ce que vous m'ordonnerez.
– Je pense qu'il est préférable que vous restiez. Les autres iront plus vite sans vous et le temps presse.
Angélique inclina la tête et fit mine de s'éloigner vers le grabat. Colin Paturel la retint, semblant regretter son peu d'aménité.
– Je pense aussi, dit-il, que le vieux Caloëns a besoin de vous pour mourir en paix. Mais si vous préférez partir...
– Je resterai !
On partagea les provisions et la réserve des flèches. Colin Paturel gardait un arc, un carquois, sa massue, une boussole et l'épée du marquis de Kermœur. Dès que la nuit fut tombée, les trois hommes s'éloignèrent, après s'être arrêtés un instant près de la tombe du gentilhomme breton. L'on ne prévint pas le vieux Caloëns. Celui-ci s'affaiblissait de plus en plus. Il délirait en flamand. Il se cramponnait à la main d'Angélique avec la puissance des moribonds et toute la force de ce vieux corps résistant lui revint lorsque, après avoir lutté encore la nuit et le jour suivant, il se dressa sur sa couche. Il fallut la vigueur de Colin Paturel pour le maintenir et le blessé lutta contre lui comme il luttait contre la mort, avec une énergie farouche.
– Tu ne m'auras pas ! disait-il, tu ne m'auras pas !
Il parut soudain reconnaître le visage qui s'opposait a lui.
– Ah ! Colin, mon gars, fit-il d'une voix douce, il est donc temps de partir, ne crois-tu pas ?
– Oui, compagnon, il est temps. Va ! ordonna la voix lente du roi.
Et le vieux Caloëns mourut dans les bras du Normand avec une confiance d'enfant. Angélique, qu'avait bouleversée l'agonie terrible, se mit à pleurer en les contemplant, le maigre vieillard à la tête chenue et dégarnie, appuyé contre la poitrine de l'homme comme sur celle de son fils. Colin Paturel, après lui avoir fermé les yeux, lui croisa les mains.
– Aidez-moi à le transporter, dit-il. La tombe est déjà creusée. Il faut faire vite. Après, nous partirons !
Ils le couchèrent auprès du marquis de Kermœur, jetèrent la terre en hâte. Angélique voulut tailler deux croix.
– Pas de croix ! dit le Normand. Des Maures qui viendraient comprendraient que des Chrétiens ont récemment été enterrés ici et se lanceraient à notre poursuite.
*****
Et ce fut de nouveau la marche harassante à travers le paysage que la pleine lune aiguisait de vives arêtes métalliques. Angélique, reposée par ces deux jours de halte, s'était promis que Colin Paturel ne pourrait lui reprocher de traîner, mais elle avait beau faire elle ne pouvait soutenir l'allure de ses longues foulées et elle s'énervait de le voir l'attendre en se retournant, dressé comme une statue, sa massue sur l'épaule. Elle avait hâte qu'on retrouvât les autres qui au moins, grognant, jurant et peinant, marchaient comme de simples mortels et non comme des héros de mythologie inaccessibles à toute fatigue terrestre. Est-ce qu'il n'était jamais fatigué, ce diable de Colin Paturel ? Est-ce qu'il n'avait jamais peur ? Est-ce qu'il était inaccessible à toutes souffrances, celles du corps ou celle du cœur ? C'était une brute, au fond. Elle l'avait déjà pensé, mais cette marche qu'elle fit en sa seule compagnie l'ancra dans sa conviction. Cependant, ils firent tant et si bien qu'au lendemain soir ils parvenaient à l'orée du bois de chênes où devait avoir lieu la rencontre avec le Juif. Le carrefour des chemins creusés dans le sable où les chênes-lièges enfoncent leurs profondes racines s'apercevait au-dessus d'eux.
Colin Paturel fit halte. Ses yeux se plissèrent et elle fut surprise de voir qu'il regardait vers le ciel. Ses yeux suivirent cette direction et le soleil lui parut soudain obscurci par une nuée de vautours qui s'élevaient lentement des arbres. Les nouveaux arrivants avaient dû les déranger. Après quelques tours, ils s'abaissèrent de nouveau, leurs cous pelés tendus, et se posèrent alentour d'un gros chêne qui étendait ses branches à la croisée des chemins. Angélique aperçut enfin ce qui les attirait.
– Il y a deux corps pendus, dit-elle d'une voix étouffée.
L'homme les avait déjà vus.
– Ce sont deux Juifs. Je reconnais leurs lévites noires. Restez là. Je vais m'en approcher en rampant et en contournant le bois. Quoi qu'il arrive, ne faites pas un mouvement !
Chapitre 7
L'attente fut interminable et crucifiante. Les vautours battaient des ailes, trahissant par leur envol et leurs cris aigus l'approche de l'importun, mais Angélique ne pouvait l'apercevoir. Il reparut subitement, sans bruit, derrière elle.
– Eh bien !...
– L'un est un Juif que je ne connais pas, probablement Rabi Maïmoran. L'autre est... Jean-Jean de Paris.
– Mon Dieu ! fit-elle, en cachant son visage dans ses mains.
C'en était trop ! L'échec total de l'évasion se dessinait, inévitable. Les Chrétiens, en arrivant au lieu du rendez-vous, étaient tombés dans un piège.
– J'ai aperçu un adouar sur la droite. Le village des Maures qui les ont pendus. Peut-être le Vénitien et Jean d'Harrostegui y sont-ils encore, enchaînés ?... Je vais aller jusque-là.
– C'est de la folie !
– Il faut tout tenter ! J'ai repéré une grotte un peu plus haut dans la montagne. Vous allez vous y cacher et m'attendre.
Elle n'eût jamais osé discuter ses ordres. Mais elle savait que c'était de la folie. Il ne reviendrait pas.
Cette grotte, dont l'entrée se dissimulait derrière des touffes de genêts, serait sa tombe. Elle attendrait en vain le retour de ses compagnons morts. Colin Paturel l'installa avec toutes les provisions, la dernière gourde d'eau. Il laissa même sa massue, ne gardant que son poignard à sa ceinture. Il ôta ses sandales pour être plus à l'aise. Il donna également à Angélique sa tige d'amadou et sa pierre à fusil. Si une bête se présentait, elle n'aurait qu'à faire un petit feu d'herbes sèches pour l'effrayer. Sans un mot de plus, il se glissa hors de la grotte et s'éloigna. Et elle commença d'attendre. La nuit vint, avec ses cris confus de bêtes lointaines dans les fourrés. Des frôlements et des grattements paraissaient emplir la caverne de toutes parts. De temps en temps, n'y tenant plus, elle battait le briquet et promenait sa lueur autour d'elle, rassurée de n'apercevoir que les parois rocheuses. À la voûte, elle découvrit de curieux petits sacs de velours noir accrochés les uns contre les autres et comprit : les chauves-souris !
C'est de là que venaient ces frôlements, ces cris aigus qui la faisaient sursauter. Les yeux ouverts dans l'obscurité, elle s'efforçait de ne plus penser et de supporter la lenteur angoissante du temps qui s'écoulait. Un craquement au-dehors la fit se dresser d'espoir. Était-ce déjà le Normand qui revenait avec Piccinino-le-Vénitien et Jean d'Harrostegui ? Comme ce serait bon d'être réunis !... Mais tout de suite après, et très proche, un hululement lugubre s'éleva. Une hyène rôdait. Son ricanement triste, et comme désespéré, décrut. Elle descendait vers le carrefour, là où le corps de Jean-Jean de Paris se balançait. Il était mort, le joyeux clerc, l'ami préféré de Colin Paturel et son talbe attitré, et déjà sans doute les charognards avaient crevé ses yeux moqueurs. Il était mort, comme étaient morts l'Arlésien, le gentilhomme breton et le vieux pêcheur flamand. Comme ils allaient mourir les uns après les autres... Le royaume du Maroc ne rend pas ses captifs !... Moulay Ismaël triomphait.
Que deviendrait-elle si nul ne revenait ? Elle ne savait même pas où elle se trouvait. Qu'adviendrait-il lorsque, chassée par la faim et l'incertitude, elle quitterait son refuge ? Elle ne pouvait attendre aucune complicité des Maures, ni même de leurs femmes, créatures soumises et terrifiées. Elle serait découverte et ramenée au sultan. Et Osman Ferradji ne serait plus là pour la protéger.
Un soupir monta à ses lèvres :
– Oh ! Osman Ferradji, si votre grande âme erre au Paradis de Mahomet...
*****
"Indomptable Angélique Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Indomptable Angélique Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Indomptable Angélique Part 2" друзьям в соцсетях.