Angélique n'osait plus demander s'ils étaient encore loin du but. Celui-ci semblait reculer indéfiniment avec l'écran roux des montagnes. Il fallait marcher, marcher encore !

Angélique s'arrêta.

« Cette fois, je vais mourir », se dit-elle.

Sa faiblesse s'éleva en elle, devint immense. Dans ses oreilles naissait un bourdonnement confus, un carillon d'église et ce signe prémonitoire l'emplit d'effroi.

– Cette fois, c'est la mort...

Elle tomba à genoux en poussant un faible cri. Colin Paturel qui était déjà presque au sommet d'une falaise dont l'arête se dessinait durement sur le ciel implacable, redescendit vers elle.

Il s'agenouilla, la releva contre lui. Elle sanglotait sans larmes.

– Qu'y a-t-il, ma douce ? Allons, encore un peu de courage...

Il caressait sa joue et baisait ses lèvres desséchées comme pour y insuffler son inépuisable force.

– Relève-toi, je vais te porter un peu.

Mais elle secouait la tête, désespérée.

– Oh ! non, Colin... Cette fois c'est trop tard. Je vais mourir. J'entends déjà des cloches d'églises qui sonnent mon glas.

– Fariboles que tout cela ! Reprends courage. Au delà de cette falaise...

Il s'arrêta, l'œil vaguement fixe devant lui, attentif.

– Qu'y a-t-il Colin ? Les Maures ?

– Non, mais il y a que... moi aussi j'entends...

Il se dressa brusquement et cria d'une voix étranglée :

– J'ENTENDS LES CLOCHES !...

Comme un fou, il se mit à courir vers le sommet de la falaise. Elle le vit agiter les bras et hurler quelque chose qu'elle n'entendit pas. Mais oubliant toute fatigue et sans souci des pierres aiguës qui la blessaient, elle se redressa et se hâta.

– La mer ! ! !

C'était cela que criait le Normand. Comme elle arrivait, il la happa par le bras, la jeta contre lui, la serrant éperdument et ils restèrent là éblouis, n'en pouvant croire leurs yeux. Devant eux la mer s'étendait, blonde et ourlée de vagues dorées et sur la gauche une ville hérissée de clochers, bien close dans ses remparts.

CEUTA ! Ceuta-la-Catholique. C'étaient les cloches de la cathédrale Saint-Ange, sonnant l'Angélus du soir qu'ils avaient entendues et prises pour une hallucination de leur esprit épuisé.

– Ceuta ! murmura le Normand, Ceuta !

Puis il se ressaisit, retrouva sa pensée prudente et soupçonneuse. Car Ceuta, c'était aussi la ville assiégée par les Maures !... Un lointain coup de canon fit résonner les contreforts du mont Acho et un nuage de fumée fleurit au bord des remparts pour s'évaporer doucement dans le crépuscule paisible.

– Allons par là, marmonna Colin Paturel en ramenant sa compagne à l'abri des rochers.

Tandis qu'elle se reposait, il se glissa en rampant le long de la crête. Il revint, ayant aperçu le camp des Maures et ses mille tentes dressées, surmontées d'oriflammes vertes, juste au pied de la falaise. Peu s'en eût fallu que dans leur marche hasardeuse, ils ne tombassent d'emblée sur les sentinelles. Il fallait maintenant attendre la nuit. Il avait un plan ! Avant le lever de la lune, ils se glisseraient au bas de la montagne et gagneraient la plage. De rocher en rocher ils essaieraient d'atteindre l'isthme sur lequel était construit la ville, ils ramperaient jusqu'au pied de la muraille et chercheraient à se faire reconnaître des sentinelles espagnoles. Quand l'obscurité fut assez profonde, ils laissèrent là armes et bagages et descendirent, retenant leur souffle, craignant jusqu'à la chute d'un caillou. Comme ils atteignaient la plage, ils entendirent des chevaux marchant au pas. Trois Arabes passèrent, regagnant le camp. Par chance, leurs féroces lévriers ne les accompagnaient pas. Dès qu'ils se furent éloignés, Colin Paturel et Angélique traversèrent la plage en courant et se jetèrent dans les rochers du rivage. À demi plongés dans l'eau, ils commencèrent à s'avancer d'une anfractuosité à l'autre. Ils tâtonnaient, s'écorchant aux aspérités des coquillages, de temps à autre trébuchant dans un trou d'eau, se hissant de nouveau tout en prenant garde de ne pas se redresser, car peu à peu la clarté de la lune s'était répandue alentour. La masse haute de la ville semblait proche avec ses créneaux ourlés d'argent, ses dômes et ses clochers dressés sur le ciel étoilé.

La vision à laquelle ils avaient tant rêvé décuplait leur courage. Ils n'étaient plus loin de la première tour, bâtie en avancée fortifiée, lorsque des bruits de voix arabes, se mêlant au souffle léger du ressac, les immobilisèrent, collés à la roche visqueuse, essayant de faire corps avec elle. Un groupe de cavaliers maures apparut. Leurs casques pointus brillaient au clair de lune. Ils mirent pied à terre et s'installèrent sur la plage où ils allumèrent un grand feu.

À quelques pas à peine des fugitifs, cramponnés aux rochers et trempés d'eau de mer, ils s'installaient pour veiller. Colin Paturel les entendit deviser. Ils n'aimaient pas, disaient-ils, cette corvée que l'alcaïd leur imposait d'aller veiller juste sous les remparts de Ceuta. Une bonne affaire pour recevoir, dès que l'aube se lèverait, une flèche en plein cœur d'un de ces diables d'archers espagnols. Mais l'alcaïd Ali disait que cet endroit devait être gardé la nuit, car c'était par là que les métadores faisaient passer les Chrétiens évadés.

– Ils partiront au lever du jour, chuchota le Normand à Angélique. Il faut tenir jusque-là.

Tenir, à demi immergés dans l'eau froide, le sel sur leurs plaies, malmenés par le ressac, luttant contre la fatigue et le sommeil pour ne pas lâcher prise... Enfin, un peu avant l'aube, les Maures s'ébrouèrent, sanglèrent leurs montures et dès que le soleil rougit l'horizon ils sautèrent en selle et galopèrent vers le camp. À bout de forces, Colin Paturel et Angélique se hissèrent hors de l'eau et se traînèrent à genoux, ivres de fatigue. Alors qu'ils reprenaient souffle un autre groupe de cavaliers maures apparut de derrière la montagne et les aperçut. Ils poussèrent de rauques exclamations et firent virevolter leurs montures dans leur direction.

– Viens, dit Colin Paturel à Angélique.

L'espace qui s'étendait devant eux jusqu'à la ville leur parut immense comme le désert. Se donnant la main ils couraient, ils volaient, ne sentant plus leurs pieds nus déchirés, soulevés par une seule pensée : courir, courir, atteindre la porte. Les Arabes qui les poursuivaient étaient armés de mousquets, arme plus difficile à manier au galop du cheval. Une arquebuse n'eût pas manqué la cible qu'ils offraient, à découvert, sur le terre-plein sableux. Mais les balles ricochèrent à leurs côtés. Tout à coup Angélique eut l'impression de voir surgir devant eux d'autres cavaliers.

– Cette fois, c'est fini... Nous sommes cernés.

Son cœur éclata, rompu. Elle trébucha, roula parmi les sabots des chevaux. La masse du Normand s'effondra sur elle et elle s'évanouit, emportant l'écho de sa voix hachée, haletante.

– Chrétiens !... Chrétiens captifs... Au nom du Christ, amigos !... Au nom du Christ...

Chapitre 10

« Pourquoi as-tu mis tant de poivre dans le chocolat, David ? Je te l'ai dit cent fois : moins de poivre, moins de cannelle. Il ne s'agit pas de fabriquer l'horrible mixture espagnole... »

Angélique se débattait et ne voyait pas pourquoi il lui fallait recommencer l'épuisant labeur d'imposer le chocolat aux Parisiens. Hélas ! elle comprenait qu'elle n'y arriverait jamais tant que ce stupide David s'obstinerait à mettre du poivre en grains et des doses de cannelle écœurantes. De quoi réveiller un mort, de dégoût ! Elle repoussa la tasse avec violence, sentit le liquide la brûler et entendit une petite exclamation désolée. Angélique ouvrit les yeux avec effort. Elle se trouvait dans un lit aux draps blancs entièrement maculés de l'horrible chocolat noir qu'elle venait de renverser. Une femme dont la mantille encadrait un assez joli visage de brune, essayait d'éponger le désastre.

– Je suis navrée, balbutia Angélique.

La femme eut aussitôt l'air enchanté. Elle se mit à parler avec volubilité en espagnol, serra avec effusion les mains de la jeune femme et finit par se jeter à genoux devant une statue de la Vierge vêtue d'or et couronnée de diamants qui trônait sous la lampe à huile d'un petit oratoire.

Angélique comprit que son hôtesse remerciait Notre-Dame d'avoir enfin rendu la santé à la pauvre Française qui n'avait cessé de délirer depuis trois jours, consumée par la fièvre. Après quoi, l'Espagnole appela une servante mauresque et toutes deux changèrent prestement les draps, les remplaçant par d'autres, immaculés, brodés de fleurs et sentant la violette. C'était une sensation stupéfiante que de se retrouver étendue ainsi entre des draps, sous le baldaquin d'un énorme lit aux colonnes de bois doré. La malade tourna la tête avec précaution. Sa nuque était encore engourdie et douloureuse. Ses yeux la brûlaient, inhabitués à la pénombre. Par une fenêtre grillée aux arabesques de fer forgé, l'aveuglante lumière du dehors versait de parcimonieux rayons d'or, dessinant sur le dallage de marbre noir le reflet de la grille. Mais le reste de la pièce, où s'entassaient meubles et bibelots espagnols, deux petits lévriers noirs et jusqu'à un nain aux lèvres lippues déguisé en page, gardait le mystère ombreux du harem. De sourdes détonations par instants se répercutaient jusqu'à ce refuge ouaté de la citadelle et Angélique se souvint : Les canons de Ceuta !... Ceuta, l'extrême pointe de l'Espagne, accrochée à son rocher brûlant et faisant retentir de ses cloches la terre de Mahomet. Les carillons de la cathédrale cent fois meurtrie et écornée par les boulets et la mitraille, se mêlaient encore à l'ébranlement sourd des pièces d'artillerie.

Agenouillée devant son oratoire, l'Espagnole se signait et récitait l'Angélus. Pour elle, le temps était fort paisible, l'écho des canons, un bruit très familier. Son fils était né à Ceuta et maintenant ce « mouchacho » de six années était le premier à courir sur les remparts avec les autres enfants de la garnison, pour injurier les Maures. La haine du Maure était dans le sang de l'Espagnol, dont l'âme et le regard demeuraient tournés vers l'Afrique beaucoup plus que vers l'Europe. L'Andalou se souvenait de l'oppresseur arabe qui lui avait légué son teint brûlé et ses dents blanches, et le Castillan se souvenait de l'ennemi, grignoté pied à pied durant des siècles. L'art de la guérilla, sous un ciel de feu, était inhérent aux deux races. L'audace des Espagnols assiégés les poussait souvent à quitter l'abri des murs pour harceler les troupes de l'alcaïd Ali.

Un groupe de caballeros, casqués d'acier noir, la haute lance au poing, revenait d'une expédition nocturne contre les Maures, lorsqu'ils avaient aperçu deux esclaves chrétiens fugitifs courant vers la citadelle. Ils étaient intervenus, se portant au-devant des Arabes poursuivants et c'était parmi eux que s'étaient écroulés Colin Paturel et sa compagne. Un violent accrochage avait eu lieu. Le groupe enfin s'était retiré à l'abri des portes de la ville, traînant les deux captifs sauvés.

Angélique connaissait assez d'espagnol pour suivre l'essentiel de ce long récit volubile que la dame lui faisait, entrecoupant son débit de blancs regards vers le ciel. La mémoire lui revenait, éveillant tour à tour les cuisantes douleurs de son corps. Elle sentait ses pieds meurtris, couverts d'ampoules et de coupures, la peau de son visage rêche et pelée, la maigreur de son corps amenuisé dans les coussins et elle voyait ses mains brunes comme du pain d'épices, aux ongles cassés.

– Santa Maria ! Dans quel état était-elle, la pauvre dame ! Avec ses loques trempées, ses jolis pieds en sang, ses cheveux dénoués pleins de sable et d'eau de mer ! Pourtant, le fait était si rare d'accueillir une captive évadée qu'on était immédiatement allé chercher M. de Breteuil, l'envoyé du roi de France.

Angélique tressaillit. M. de Breteuil ? Le nom ne lui était pas inconnu. Elle avait rencontré ce diplomate à Versailles. Dona Inès de Los Cobos y Perrandez renchérit à grands cris. « Si, si. » M. de Breteuil était en effet à Ceuta en mission spéciale. Il venait d'y aborder avec le brigantin « La Royale », pour le service de Louis XIV, au secours d'une grande dame qui était tombée, disait-on, aux mains de Moulay Ismaël, au cours d'un dangereux voyage. Angélique ferma les paupières et le battement de son cœur épuisé s'accéléra. Ainsi, le message confié au révérend père de Valombreuze était parvenu à son destinataire ! Le souverain avait entendu l'appel de la transfuge. M. de Breteuil, chargé de pleins pouvoirs et de cadeaux somptueux pour amadouer le seigneur barbaresque devait essayer de se rendre à Miquenez et d'y négocier coûte que coûte la libération de l'imprudente marquise. L'annonce qu'une femme à demi-morte, évadée des harems marocains, se trouvant dans les murs de Ceuta, avait été portée au diplomate français qui s'était rendu au petit couvent des Pères de la Rédemption où l'on avait conduit les malheureux. Le gentilhomme avait eu un geste de recul et de doute devant ces deux créatures arrivées, semblait-il, au dernier degré de la privation... Non, cette misérable esclave ne pouvait être la belle marquise du Plessis-Bellière.