– Seuls les morts ne parlent pas, fit Mezzo-Morte avec un sourire cynique.
Angélique frémit. Elle le méprisait et le haïssait tellement qu'il ne lui faisait même plus peur.
– Vous êtes ignoble, dit-elle, mais surtout vous êtes un menteur !... Votre histoire ne tient pas debout ! cria-t-elle. Est-ce à moi que vous allez faire croire que pour capturer une femme que vous n'avez jamais vue et dont vous ne pouvez mesurer la rançon à l'avance vous mettez en branle une flotte de six galères et de trente felouques et caïques et sacrifiez au moins la valeur de deux équipages dans le combat de Cam ? Sans compter les munitions, 20 000 piastres, le radoub des galères, 10 000 piastres, les reis que vous avez engagés et payés pour cette unique expédition qui ne devait guère leur rapporter, 50 000 piastres. Une dépense d'au moins 100 000 piastres pour une seule captive ! Je veux bien croire à votre cupidité mais pas à votre stupidité !
Mezzo-Morte l'écoutait avec attention, les yeux mi-clos.
– Comment avez-vous eu connaissance de ces chiffres ?
– Je sais calculer. C'est tout.
– Vous feriez un bon armateur.
– Je SUIS armateur... Je possède un vaisseau qui fait le commerce des Indes occidentales. Oh ! je vous en prie, reprit-elle ardemment, écoutez-moi. Je suis très riche et je peux, oui... je peux, non sans peine, mais je peux vous payer une rançon exorbitante. Que pouvez-vous demander de plus de ma capture qui fut peut-être une erreur de votre part et que vous regrettez déjà ?
– Non, dit Mezzo-Morte en secouant la tête doucement, ce n'est pas une erreur et je ne regrette rien... Au contraire, je me félicite.
– Je vous dis que je ne vous crois pas ! cria de nouveau Angélique, emportée par la colère. Même si vous avez gagné dans l'affaire la mort de deux chevaliers de Malte, vos pires ennemis, cela ne justifie pas toutes vos ruses à mon sujet. Vous n'étiez même pas sûr que je m'embarquerais sur une galère de Malte. Et pourquoi n'avoir pas songé plutôt à vous mettre en relation avec mon mari pour parachever votre guet-apens ? Il a fallu ma sottise pour me contenter des faibles preuves que m'apportait votre espion. J'aurais dû douter, exiger une preuve écrite de cet appel de mon mari.
– J'y ai pensé, mais c'était impossible.
– Pourquoi ?
– Parce qu'il est mort, fit sourdement Mezzo-Morte. Oui, votre époux, ou supposé tel, est mort de la peste il y a trois ans. Il y a eu à Tétouan plus de dix mille victimes. Le maître de Mohamed Raki, ce savant chrétien nommé Jeffa-el-Khaldoum a terminé là sa vie.
– Je ne vous crois pas, dit-elle, je ne vous crois pas. Je ne vous CROIS pas. Elle lui criait au visage pour dresser un barrage entre son espérance et l'effondrement que ces quelques mots venaient de creuser en elle. « Si je pleure maintenant, je suis perdue », songeait-elle.
Les cadets du Grand Amiral, qui n'avaient jamais vu un être au monde parler sur ce ton à leur chef, grondaient et s'excitaient, la main sur le manche de leur poignard. Les eunuques, énergiques et sereins, s'interposaient entre eux et c'était un spectacle singulier que celui de cette femme criant au centre du ballet formé par la garde noire des eunuques et celle des turbans jaunes, tandis qu'une ombre bleu-indigo, venue de la mer, envahissait jusqu'au sommet de la muraille sinistre où s'attardaient quelques lueurs rouges.
– Vous ne m'avez pas tout dit !...
– C'est possible, mais je ne vous dirai rien de plus.
– Libérez-moi. Je paierai rançon.
– Non !... Pour tout l'or du monde, entendez-vous, pour tout l'or du monde je ne le ferais pas. Je cherche plus loin que la richesse, moi aussi : la PUISSANCE. Et vous m'êtes un moyen de l'atteindre. C'est pour cela que votre capture était sans prix... Vous n'avez pas besoin de comprendre.
Angélique leva les yeux vers la muraille. Le soir effaçait les détails, noyait dans l'ombre les « ganches » et leur charge macabre. Ce Mohamed Raki, joaillier arabe, neveu d'Ali-Mektoub, était le seul homme dont elle eût la certitude qu'il avait connu Joffrey de Peyrac dans sa seconde existence. Et maintenant il ne parlerait plus !
« Si j'allais à Tétouan peut-être retrouverais-je des gens qui l'ont connu... Mais pour cela il me faut ma liberté... »
– Voici quel sera votre sort, disait Mezzo-Morte. Étant donné que votre beauté est aussi grande que votre réputation le laissait prévoir, je vais vous compter parmi les présents que j'envoie par l'intermédiaire de Son Excellence Osman Ferradji à mon très cher ami le Sultan Mouley Ismaël. Je vous remets à Son Excellence. Vous apprendrez à être moins fière sous son égide. Il n'y a que les eunuques qui sachent dresser les femmes. Voilà une institution qui manque fort à l'Europe...
Angélique l'avait à peine écouté. Elle ne comprit qu'en le voyant s'éloigner suivi de son escorte, tandis que la main noire du Grand Eunuque se posait sur son épaule.
– Veuillez me suivre, noble dame...
« Si je pleure maintenant, je suis perdue... Si je crie, si je me débats, je suis perdue... enfermée dans un harem... »
Elle ne dit pas un mot, ne fit pas un geste, suivit, calme et docile, les Noirs qui redescendaient vers la porte Bab-el-Oued.
« Dans quelques secondes ce sera la nuit... ce sera le moment... Si je manque ce moment-là, je suis perdue... »
*****
Sous la voûte de la porte Bab-el-Oued les quinquets n'avaient pas encore été allumés. L'obscurité d'un tunnel engloutit le groupe. Angélique se glissa comme une anguille, bondit, plongea dans une ruelle aussi noire que la voûte. Elle courait, ne sentant pas ses pieds effleurer le sol. D'une ruelle quasi déserte, elle déboucha dans une artère plus large et encombrée ; elle dut ralentir sa marche, se faufilant entre les djellabas laineuses, les paquets blancs et mouvants qu'étaient les femmes voilées, les petits ânes chargés de couffins. Pour l'instant, l'heure sombre la protégeait, mais on ne tarderait pas à remarquer cette captive au visage dévoilé et à l'air hagard. Elle obliqua vers la gauche dans un autre boyau étroit et s'arrêta pour reprendre haleine. Où pourrait-elle se diriger ? À qui demander secours ? Elle avait renouvelé victorieusement le coup de son évasion de Candie mais ici il n'y avait pas de complicité préparée. Elle ignorait ce qu'avait pu devenir Savary. Tout à coup, elle crut entendre des clameurs qui allaient en se rapprochant. On la poursuivait. Elle reprit sa course éperdue. La ruelle descendait en marches vers la mer. C'était une impasse bordée de murs aveugles que marquait à rares intervalles une petite porte noire en fer à cheval. L'une de ces portes s'ouvrit. Angélique bouscula un esclave qui sortait, une gargoulette sur l'épaule. La gargoulette alla à terre et se brisa en mille miettes. Angélique entendit un « Cornebleu » ! retentissant suivi d'une bordée de jurons que n'eût pas désavoué un vaillant militaire de Sa Majesté Louis XIV. Angélique revint sur ses pas.
– Monsieur, fit-elle haletante, vous êtes français ? Monsieur, pour l'amour du ciel, sauvez-moi !
La clameur se rapprochait. D'un geste presque instinctif, l'esclave la poussa dans l'entrebâillement de la porte, qu'il referma. Une galopade de pieds nus et de babouches passa dans un tourbillon de hurlements. Angélique étreignait les épaules de l'esclave. Son front s'appesantit contre une large poitrine vêtue d'une infâme souquenille. Elle eut une courte défaillance. La rumeur des démons lancés à sa poursuite dans les rues d'Alger décrut. Elle respira un peu.
– C'est fini, murmura-t-elle, ils sont passés.
– Hélas, ma pauvre petite, qu'avez-vous fait ! Vous avez essayé de vous enfuir ?
– Oui.
– Malheureuse ! Vous allez être fouettée jusqu'au sang et estropiée peut-être pour la vie...
– Mais ils ne pourront pas me reprendre. Vous allez me cacher. Vous allez me sauver !
Elle parlait, cramponnée dans une obscurité totale à un inconnu dont elle ignorait tout mais qui était de sa race et qu'elle devinait jeune et sympathique, comme lui-même pouvait pressentir, aux formes du corps qui se serrait étroitement contre lui, que cette femme était jeune et belle.
– Vous n'allez pas m'abandonner ?
Le jeune homme poussa un profond soupir.
– C'est une situation affreuse ! Vous êtes ici chez mon patron, Mohammed Celibi Oigat, un marchand d'Alger. Nous sommes entourés de Musulmans. Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?
– Pourquoi ?... Mais je ne veux pas être enfermée dans un harem.
– Hélas ! C'est le sort de toutes les captives.
– Il vous semble donc si léger que je doive m'y résigner ?
– Celui des hommes n'est pas meilleur. Croyez-vous que je m'amuse depuis cinq années que, moi, comte de Loménie, je transporte des gargoulettes d'eau et des fagots d'épines pour la cuisine de ma patronne ? J'ai les mains dans un état ! Que dirait ma délicate maîtresse parisienne, la belle Suzanne de Raigneau, qui doit m'avoir, hélas, remplacé depuis longtemps !
– Le comte de Loménie ? Je connais l'un de vos parents, M. de Brienne.
– Oh ! Quel heureux hasard ! Où l'avez-vous rencontré ?
– À la Cour.
– Vraiment ? Puis-je savoir votre nom, madame ?
– Je suis la marquise du Plessis-Bellière, dit Angélique après une hésitation (elle se souvenait que d'avoir revendiqué son titre de comtesse de Peyrac ne lui avait pas porté chance).
Loménie rappela ses souvenirs.
– Je n'ai pas eu le plaisir de vous rencontrer à Versailles, mais voici cinq années que je subis mon dur esclavage et les choses ont dû bien changer. N'empêche ! Vous connaissez mon parent et peut-être pourrez-vous me donner quelque raison pour expliquer le silence de ma famille. C'est en vain que j'ai envoyé ma demande de rançon. J'ai confié ma dernière lettre aux Pères Rédemptoristes qui sont venus en Alger le mois dernier. Espérons qu'enfin elle atteindra son but. Mais que vais-je faire pour vous ? Ah ! je crois avoir une idée... Attention, on vient.
Le halo d'une veilleuse s'avançait du fond de la cour profonde où traînaient des relents de graisse de mouton et de semoule tiède.
Le comte de Loménie fit passer Angélique derrière lui et la dissimula en attendant de reconnaître qui s'avançait.
– C'est ma patronne, murmura-t-il avec soulagement. Une brave et honnête femme. Je crois que nous allons pouvoir lui demander son aide. Elle a pour moi quelque faiblesse...
La Musulmane levait haut sa lampe à huile afin de distinguer les silhouettes qui murmuraient sous le porche. Se trouvant en sa propre demeure elle était dévoilée et montrait un visage de femme mûre et grasse aux vastes prunelles ornées de kohl. On comprenait sans peine le rôle que jouait près d'elle l'esclave chrétien, beau garçon, aimable et vigoureux, sur lequel elle avait jeté son dévolu en allant le choisir au batistan. Le petit marchand Mohammed Celibi Oigat n'avait pas les moyens de se payer un eunuque pour garder ses trois ou quatre femmes. Il laissait à sa première épouse le soin de gouverner sa maison et comprenait la nécessité d'un esclave chrétien pour les basses besognes, sans aller chercher plus loin.
La femme avait aperçu Angélique. Le comte de Loménie, à voix basse, commença à lui parler en arabe. La femme hochait la tête, faisait la moue, haussait les épaules. Toute sa mimique exprimait qu'à son avis le cas d'Angélique était désespéré et qu'il eût mieux valu la rejeter aussitôt dans les ténèbres extérieures. Enfin, elle se laissa prendre aux arguments de son favori et s'éloigna, pour revenir un instant plus tard avec un voile dont elle fit signe à Angélique de se draper. Elle accrocha elle-même le haïk, qui est le tchabek des mauresques puis ouvrit la porte, guetta la ruelle, fit signe à l'esclave et à la captive évadée de sortir. Au moment où ils franchissaient le seuil elle se mit soudain à glapir un flot d'injures.
– Que se passe-t-il ? chuchota Angélique. Va-t-elle se raviser et nous perdre ?
– Non, mais elle a aperçu les morceaux de la gargoulette et ne me mâche pas ce qu'elle en pense. Il faut d'ailleurs avouer que je n'ai jamais été très adroit et que je lui consomme pas mal de sa vaisselle plate. Baste ! Je sais le moyen de l'amadouer et m'en chargerai tout à l'heure. Nous n'allons pas loin.
En quelques enjambées, ils atteignaient une autre petite porte de fer et le jeune homme frappait deux ou trois coups de reconnaissance. Une lueur filtra, une voix chuchota :
– C'est vous, monsieur le comte ?
– C'est moi, Lucas.
La porte s'ouvrit et la main d'Angélique se crispa sur celle de son compagnon en apercevant un Arabe drapé dans sa djellaba et coiffé d'un turban. Il tenait haut une chandelle.
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