Les entrepreneurs d'évasions risquaient beaucoup. S'ils étaient pris, ils étaient brûlés vifs. Mais l'industrie était lucrative et la plupart des hardis marins qui l'entreprenaient avaient dans le sang la haine des Musulmans, trop proches voisins de leurs petites îles catholiques. Aussi l'on trouvait toujours des équipages prêts à affronter tous les périls pour arracher aux Algérois quelques-uns de leurs captifs chrétiens.
Par des espions, on prenait contact avec un groupe de captifs décidés à la fuite et qui avaient réuni la somme nécessaire. On arrêtait le jour et l'heure. On choisissait une nuit sans lune et l'on convenait d'un signal et d'un mot de passe. Lorsque le moment était venu, le navire sauveteur qui, pendant le jour, avait abattu sa mâture et était resté assez éloigné des côtes pour ne pas être aperçu, s'approchait avec précaution du lieu désigné. Cependant les captifs, qui avaient eu soin de se faire employer à la culture des jardins situés en dehors de la ville, s'étaient silencieusement embusqués le long du rivage et attendaient impatiemment l'heure du départ. Enfin une barque arrivait sans bruit, portée par des avirons graissés et garnis d'étoupe. Le mot de passe était échangé, l'embarquement se faisait, silencieux et rapide, et l'on reprenait immédiatement le large. Mais aussi combien de périls ! On était à la merci d'une barque de pêche attardée, de l'insomnie d'un riverain, de l'aboiement d'un chien de garde. Aussitôt retentissait le cri : « Les Chrétiens ! Les Chrétiens ! » Les postes aux portes de la ville donnaient l'alarme, les galères de garde, toujours armées et prêtes, sortaient en toute hâte de la darse. Et, maintenant surtout, où la construction de forts récents sur les côtes rendait les abords de la côte plus périlleux ! On essayait de se débrouiller seul. Lucas rappela l'odyssée de Yossef-le-Candiote qui était parti sur un petit bateau construit par lui, de roseaux et de toile cirée. Et les cinq Anglais qui avaient gagné Majorque sur leur esquif de toile à voiles. Et les deux aventuriers brestois qui avaient réussi à détourner la felouque où ils étaient employés comme mariniers pour la conduire à Civita-Vecchia. Mais voilà. Pas question de ce genre d'exploits pour une jeune dame ! D'ailleurs, on n'avait jamais vu de femme s'enfuir !...
Enfin le comte de Loménie se leva en disant qu'il chercherait à voir Alférez le Majorquin, le tenancier de la taverne du bagne, qui se plaisait tant en Alger qu'il ne voulait plus rentrer chez lui, mais qui cependant gardait quelques contacts avec ses compatriotes. Le comte revint le soir, cette fois plus encourageant. Il avait vu Alférez et celui-ci en grand secret lui avait assuré qu'il se préparait une évasion et qu'un nouveau captif serait bien accueilli dans l'expédition, car un de ceux qui devaient y prendre part, venait de mourir.
– Je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une femme, ni de vous, expliqua Loménie car votre évasion a fait déjà trop de bruit et l'on a promis une grosse prime à qui dénoncerait le lieu de votre retraite. Mais donnez-moi un gage et j'obtiendrai le lieu du rendez-vous et la date, pour vous y conduire.
Angélique donna des bracelets et des écus d'or qu'elle conservait dans une poche intérieure de son vaste jupon.
– Mais vous-même, monsieur de Loménie, pourquoi ne profitez-vous pas de ces renseignements pour vous enfuir aussi ?
Le gentilhomme eut l'air étonné. Il n'avait jamais envisagé d'affronter les risques d'une évasion.
*****
Angélique put dormir cette nuit-là dans le réduit étouffant où le fidèle Lucas la consignait. Comme beaucoup de captifs qu'excédent la chaleur et le ciel trop serein d'Afrique, elle rêva d'une nuit de neige, une nuit de Noël froide et ouatée. Elle arrivait dans une église dont les cloches sonnaient et elle pensait qu'elle n'avait jamais rien ouï de plus agréable que le carillon de ces cloches catholiques. Il y avait une crèche dans cette église avec des santons bien rangés sur la mousse : la Sainte Vierge, saint Joseph, l'Enfant Jésus, les bergers et les rois Mages. Le roi Balthazar avait un curieux manteau et un haut turban d'or semblable à un diadème.
Angélique bougea et crut s'éveiller. Mais il y avait déjà un moment qu'elle avait les yeux ouverts et qu'elle le voyait.
Osman Ferradji, le Grand Eunuque, était devant elle !
Chapitre 6
C'était le silence de la nuit. Et sur le sol envahi de clarté lunaire, la grille de la fenêtre projetait une dentelle noire. Un parfum de menthe et de thé vert flottait. Angélique sortit de sa prostration et se redressa. C'était le silence, parfois rompu d'un long cri aigu et lointain. Elle savait qui poussait ce cri d'animal pris au piège : l'une des deux Islandaises que le Grand Eunuque ramenait dans ses bagages, comme présent pour son maître. Elle, Angélique, n'avait pas crié. Elle s'était laissé emmener, maintenue par deux eunuques qui l'avaient chargée dans un palanquin escorté d'une garde de dix eunuques. Ce qui ne l'avait pas empêchée de surprendre au passage les clameurs du pauvre comte de Loménie, que son maître Mohammed Celibi Oigat faisait bâtonner vigoureusement. Elle ignorait ce qu'était devenu le valet Lucas et qui les avait trahis. Peut-être le commis, peut-être la Musulmane jalouse ?... Cela n'avait plus d'importance maintenant. Elle était séparée du monde. « Enfermée dans un harem » et la solitude dans laquelle on l'avait laissée depuis sa reprise ne présageait rien de bon. C'était moins la peur qui l'accablait qu'un sentiment de défaite totale. En lui dévoilant son piège tortueux, Mezzo-Morte lui avait ôté jusqu'au goût de se débattre. Rien n'était vrai dans ce qui l'avait soutenue et lui avait donné tous les courages. La présence proche de son mari qui pendant quelques jours l'avait habitée comme d'une certitude, n'était plus qu'un leurre. Il n'y avait RIEN derrière cela. Il n'était pas à Bône, il n'était nulle part ! Il était peut-être mort, peut-être vivant, mais Mohamed Raki, lui, était mort certainement. Et l'insaisissable souvenir de l'évadé français se perdait donc, s'estompait. Et Angélique s'était laissé capturer pour « rien ». Elle s'était jetée tête baissée dans la destinée absurde et dramatique promise trop souvent aux voyageuses imprudentes de l'époque. La souricière était close. Le clapet aux délicieuses arabesques de fer forgé était retombé. Comme maintes fois en des occasions où son impulsivité l'avait jetée dans des situations sans issue, elle tourna sa colère contre elle-même et la pensée de ce que dirait Mme de Montespan si elle venait à apprendre le sort fait à sa rivale la brûla comme un fer rouge.
« Mme du Plessis-Bellière... Savez-vous ? Ha ! ha ! ha ! Capturée par les Barbaresques !... Ha ! ha ! ha ! On dit que le Grand Amiral d'Alger l'a offerte en présent au Sultan du Maroc ha ! ha ! Que c'est drôle ! La pauvre chère !... »
Le rire moqueur de la belle Athénaïs résonna à ses oreilles. Angélique se leva, cherchant quelque chose à briser. Il n'y avait rien. Elle était dans une cellule nue que le revêtement à la chaux eût rendue monastique sans l'opulence du divan garni de coussins où on l'avait jetée comme un paquet. Pas de fenêtres, et pour seule ouverture cette sacrée grille de fer forgé !
Angélique se rua sur cette grille pour la secouer. Elle eut la surprise de la sentir céder au premier chef. Hésitante d'abord, puis rapidement elle enfila la galerie qui s'ouvrait devant elle. La silhouette sombre d'un eunuque se leva, sortit de l'ombre et la suivit. Un autre, avec sa hallebarde se trouvait au sommet d'un escalier. Il avança le bras pour lui barrer le passage. Angélique se sentait la force d'un torrent. Elle écarta l'homme d'un coup d'épaule. Il la saisit au poignet. Toute la maîtrise de la tenancière du « Masque Rouge » qui jetait les ivrognes à la porte lui revint. Elle gifla les joues flasques du garde, le saisit au collet et l'envoya rouler à terre. Les deux eunuques se mirent à glapir comme des singes, tandis qu'Angélique dévalait les marches, pour trouver au bas trois autres Noirs hurlant à leur tour et contre lesquels elle se débattit en vain. Leurs voix de fausset s'entrecroisaient au-dessus d'elle. Elle se débattait comme une tigresse, mais elle fut bientôt immobilisée. Un gros poussah brandissant son fouet, un martinet garni de nœuds, s'approcha. Osman Ferradji, qu'on était allé chercher de toute urgence, le calma d'un signe. Il n'avait pas son grand manteau et son turban d'apparat, ne portant qu'une sorte de gilet de satin cramoisi sans manches et un long pantalon bouffant retenu par une ceinture de métal précieux. Son turban, fermé d'une aigrette, coiffait étroitement sa tête fine. Dans cette tenue d'intérieur on distinguait mieux l'ambiguïté de son sexe. Ses bras lisses et ronds, garnis de bracelets et ses mains baguées eussent pu appartenir à une très belle négresse.
Il abaissa un regard serein sur Angélique échevelée et dit en français, de sa voix harmonieuse :
– Voulez-vous boire du thé ? Ou du sirop de citron ? Voulez-vous qu'on vous fasse porter des brochettes de mouton grillé ? Du hachis de pigeon à la cannelle ? Ou des cornes de pâte d'amandes ? Vous devez avoir faim et soif !
– Je veux l'air libre, cria Angélique. Je veux voir le ciel, je veux sortir de cette prison.
– N'est-ce que cela ? dit doucement le Grand Eunuque. Veuillez me suivre, je vous prie.
Si l'offre était libérale, les gardes n'en lâchèrent pas pour autant la jeune femme qui était devenue leur terreur depuis que son évasion avait entraîné l'exécution de cinq d'entre eux. Elle dut remonter l'escalier étroit, puis un autre. Tout à coup elle se trouva sur un toit en terrasse avec toute l'immense voûte étoilée du ciel, déployée au-dessus d'elle. La lueur lunaire imprégnait la fraîche brume exhalée de la mer et qui devenait d'un bleuâtre clair enveloppant tout, donnant un aspect vaporeux jusqu'à la lourde coupole d'une mosquée proche. Et son haut minaret semblait transparent, perméable aux rayons de la lune, donnant le vertige à regarder dans ce brouillard de lumière bleue tant il semblait agrandi, inconsistant et léger.
Des aboiements de chiens voguaient par intermittence dans le silence, portés sur la tiédeur lourde de la nuit avec le soupir du ressac. Les clameurs de la taverne du bagne ne parvenaient pas jusqu'à ce quartier environné de beaux jardins où les aristocrates d'Alger avaient leur sérail. C'était le silence nocturne des nuits musulmanes, aussi passionnées et fertiles que le jour et peut-être plus encore, car c'est la nuit que se trament les intrigues, que s'exécutent les complots, que les muets étranglent et que les femmes prisonnières ont le droit d'aller rêver devant l'immensité du monde interdit. Leurs formes blanches se devinaient de toits en toits lovées sur les divans et les coussins ou bien se mouvant en de lentes promenades. Elles avaient le visage enfin découvert, et goûtaient la brise et le sel venus de la mer. Au murmure des flots répondait le murmure de leurs voix caquetant avec des rires discrets, dans un tintement de gobelets d'argent et une odeur fraîche de thé à la menthe et de pâtisserie.
De temps à autre un des eunuques gardiens se levait et faisait sa ronde, suivant le rebord étroit des toits et les cours des maisons. Ils allaient, noirs et lents sur le ciel lunaire, l'œil soupçonneux, fouillant le creux des ruelles où pourrait se cacher l'amant audacieux, mais se montrant indulgents aux échanges de rires et de salutations entre voisinage. Les gardiens avaient lâché Angélique. Elle se tourna et découvrit la mer, immense nappe d'améthyste sillonnée d'argent. Il était difficile d'imaginer que de l'autre côté de cette féerie existaient les rives européennes et leurs hautes maisons de pierres brunes ou grises, ouvertes de mille yeux curieux, mais closes vers le ciel. Angélique s'assit au bord du rempart. Sur cette terrasse où elle se trouvait, il y avait aussi d'autres femmes, accroupies sur des coussins, mais elles demeuraient silencieuses et même les servantes qui leur versaient le thé et passaient les plateaux de gâteaux semblaient timides car elles étaient toutes des esclaves acquises par le Grand Eunuque ou offertes par Mezzo-Morte et elles ne se connaissaient pas encore.
Osman Ferradji observait Angélique avec une grande attention. Il dit, comme saisi d'une inspiration subite :
– Voulez-vous du café turc ?
Les narines d'Angélique palpitèrent. Elle sut brusquement que ce qui lui manquait le plus depuis qu'elle était à Alger, c'était le café turc !
Sans attendre son approbation, Osman Ferradji frappa dans ses mains et donna des ordres brefs. En quelques instants un tapis fut déroulé, des coussins amoncelés, une table basse apportée, et la vapeur odorante du café noir s'éleva. Osman Ferradji fit signe aux servantes de s'écarter. Assis sur le tapis, ses longues jambes croisées, il tenait à servir lui-même la captive française. Il lui présenta le sucre et lui proposa le poivre pilé et la liqueur d'abricots, mais elle refusa. Elle buvait le café juste à peine sucré. Ses yeux se fermèrent sous l'effet d'une nostalgie violente.
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