« L'odeur du café me rappelle Candie... et la salle des ventes où son parfum se mêlait si fort à celui de la fumée du tabac... et je voudrais retourner à Candie, à ce moment où une main m'a relevé la tête... le café sentait bon. J'étais heureuse à Candie... »

Elle but trois gorgées et enfin se mit à pleurer, la gorge remuée de sanglots véhéments qu'elle essayait en vain de retenir. Elle n'aurait pas voulu cette faiblesse, cette défaite devant les yeux du Grand Eunuque, d'autant plus que l'absurde de son sentiment lui apparaissait total. À Candie, elle n'était qu'une malheureuse esclave brutalisée, elle avait été mise en vente au batistan. Mais à Candie, elle avait encore de l'espoir à revendre, un but ! Elle avait aussi là son vieil ami l'industrieux Savary pour l'encourager, la secouer, la guider, pour lui passer des lettres à signer par les grilles de son cul-de-basse-fosse, ou lui faire des signes cabalistiques sous ses oripeaux de mendiant. Où se trouvait-il, le pauvre Savary ? Peut-être lui avait-on crevé les yeux pour tourner la noria du puits à la place de l'âne ? Ou l'avait-on jeté à la mer ou aux chiens ?... Ils en étaient bien capables !...

– Je ne comprends pas, dit la voix douce d'Osman Ferradji, que vous pleuriez, ni que vous criiez, que vous vous débattiez et vous énerviez ainsi...

– Ah ! vraiment, fit Angélique entre deux sanglots. Vous ne comprenez pas qu'une femme qu'on sépare des siens et qu'on emprisonne puisse pleurer ! Je ne suis pas la seule, il me semble. Écoutez donc l'autre en bas qui hurle.

– Mais vous, ce n'est pas la même chose.

Il leva la main, ouvrant en éventail ses longs doigts bagués aux ongles rouges et compta.

– La femme qui a rendu fou le marquis d'Escrainville la Terreur de la Méditerranée, qui a poussé Don José de Almada, le plus prudent commerçant de ma connaissance, à monter jusqu'à 25 000 piastres une enchère dont il n'avait que faire, celle qui a échappé à l'invincible Rescator, celle qui a parlé en face à Mezzo-Morte sur un ton injurieux qu'aucun de ses ennemis même n'eût osé. Et j'ajouterai : la première femme qui se soit évadée des mains du Grand Eunuque Osman Ferradji ! C'est une grande référence cela. Quand on est cette femme-là, madame, on ne pleure pas et on n'a pas de crises de nerfs !...

Angélique chercha son mouchoir et avala d'un coup sa tasse de café qui refroidissait. Le palmarès que lui dédiait Osman Ferradji n'était pas sans l'impressionner sur ses propres ressources et réveillait sa combativité. Elle songea :

« Pourquoi, après tout, ne serais-je pas aussi la première femme qui réussirait à s'échapper d'un harem ? »

Ses yeux verts se posèrent sur le Grand Eunuque, en face d'elle. Elle retrouvait le sentiment de sympathie et de déférence qu'il lui avait spontanément inspiré quand elle s'était, assise à ses côtés, le jour du supplice du chevalier allemand. Eclairé par la lune, ce visage semblait d'un bronze délicat, aux ombres pleines et trop ciselées pour un homme, mais ses sourcils bas lui donnaient un air de gravité sévère lorsqu'il ne souriait pas. Mais le Grand Eunuque sourit. Il pensait que les yeux verts de cette femme pouvaient ressembler à ceux d'une panthère. Elle était de la même race et ses pleurs ne signifiaient rien d'autre que le dépit de s'être laissé vaincre. Il saurait captiver son ambition.

– Non, fit-il en secouant la tête, moi vivant vous ne vous échapperez pas ! Voulez-vous des pistaches ? Elles viennent de Constantinople. Sont-elles au moins bonnes ?

Angélique grignota du bout des dents et dit qu'elle en avait mangé de meilleures.

– Où cela ? fit Osman Ferradji, subitement très anxieux. Avez-vous retenu le nom et l'adresse du marchand ?

Il ajouta que c'était un souci pour lui que de satisfaire la gourmandise des centaines de femmes de Moulay Ismaël. On attendait monts et merveilles de son voyage en Alger où il était venu pour se réapprovisionner en vins grecs de Malvoisie et en bonbons d'Orient. Les harems de Moulay Ismaël étaient les mieux fournis de Barbarie grâce à ses soins. Quand elle serait à Miquenez, elle verrait...

Angélique se dressa, toutes griffes dehors.

– Je n'irai jamais à Miquenez. Je veux ma liberté.

– Qu'en ferez-vous ?

C'était une question si doucement étonnée que la révolte d'Angélique se dégonfla comme une baudruche crevée. Elle aurait pu crier qu'elle voulait retrouver les siens, revoir son pays, mais tout à coup elle ne savait plus, et son existence lui apparaissait comme une dérision. Elle n'avait plus d'attaches, à part ses deux jeunes fils, et eux-mêmes ne les avait-elle pas entraînés déjà dans la confusion de ses projets insensés !

– Ici ou là, murmura la voix du Grand Eunuque, où Allah nous veut, goûtons les saveurs de la vie. Les femmes ont une grande faculté de s'adapter. Vous avez peur car nos peaux sont noires ou brunes et notre langue vous est inconnue ; mais qu'y a-t-il parmi nos mœurs qui puisse vous causer tant d'effroi ?

– Vous croyez qu'un petit spectacle comme l'exécution du chevalier de Malte à laquelle nous avons assisté l'autre jour, me prédispose à trouver agréables les mœurs musulmanes ?

Osman Ferradji parut sincèrement surpris.

– N'y a-t-il pas dans votre pays des exécutions où l'on tire les hommes à quatre chevaux ? Les Français avec lesquels j'ai parlé m'en ont fait le récit.

– C'est exact, convint Angélique. Mais... pas tous les jours. Ce supplice ne s'applique qu'aux régicides.

– Celui du chevalier de Malte était aussi un événement rare. C'est reconnaître la valeur d'un ennemi, la peur qu'il inspire et le mal qu'il a infligé que de l'avoir traité ainsi. C'était un grand honneur pour lui. Vous avez peur, madame, parce que vous êtes ignorante comme tous les Chrétiens qui ne veulent pas savoir ce qu'est l'Islam. Ils s'imaginent que nous sommes des sauvages. Vous verrez nos villes du Maghreb, du pays du couchant suprême, Marocco qui est rose comme un feu au pied des montagnes de l'Atlas où la neige scintille comme des pointes de diamants, Fez dont le nom veut dire : or, et Miquenez, capitale du Sultan, qui semble bâtie dans de l'ivoire. Nos villes sont plus belles et plus riches que les vôtres.

– Non, c'est impossible. Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous ne pouvez comparer à Paris ce ramassis de cubes blancs...

Elle eut un geste vers Alger endormie à leurs pieds et s'arrêta. C'était un monde inimaginable, hors du temps, comme un rêve.

Là, à ses pieds, une ville bâtie par la magie de la lune, dans une porcelaine translucide, au bord d'une mer d'améthyste ; un rêve, et sous les oripeaux criards de la ville des pirates, la révélation de l'âme lente et méditative de l'Islam.

– Vous n'êtes point faite pour la peur, disait Osman Ferradji en hochant la tête. Soyez docile et il ne vous sera fait aucun mal. Je vous laisserai le temps de vous habituer à nos mœurs islamiques.

– Je ne sais si je m'habituerai jamais à ce mépris que vous avez de la vie humaine.

– La vie humaine mérite-t-elle tant d'inquiétude ? Il est vrai, en effet, que les Chrétiens ont une peur effroyable de la mort et de la torture. Votre culte semble mal vous préparer à supporter la vue de Dieu.

– Mezzo-Morte m'a déjà dit quelque chose de ce genre.

– Ce n'est qu'un renégat, un « Turc de profession », fit le Grand Eunuque sans cacher son dédain, mais j'aime à croire qu'il ne fut pas seulement attiré vers nous par l'esprit de lucre et d'ambition, mais aussi par cette liberté de croyance qui donne le goût de vivre et le goût de mourir et non la peur de l'un et de l'autre, comme chez vous, Chrétiens.

– Il est en effet regrettable que vous n'ayez pu vous faire marabout, Osman Bey. Vous prêchez bien. Croyez-vous parvenir à me convertir ?

– Vous n'aurez pas le choix. Vous deviendrez Musulmane en étant l'une des femmes de notre grand seigneur Moulay Ismaël.

Angélique serra les lèvres pour éviter de répondre. Elle pensa irrévérencieusement

« Compte là-dessus ! ».

Le croque-mitaine marocain qu'on lui réservait pour maître était loin, heureusement !

D'ici là, il lui faudrait bien trouver la possibilité de s'échapper. Et elle la trouverait. Osman Ferradji avait eu raison de lui faire boire du café !...

Chapitre 7

Et tout d'abord elle retrouva maître Savary. Signe certain que le Ciel veillait sur elle. Le caravansérail où les Marocains recevaient l'hospitalité d'Alger était un bâtiment dépassant en dimensions le batistan de Candie et qui tenait, comme lui, de l'hôtel et de l'entrepôt. Même plan général : un immense rectangle, comme un cadre de tableau, comportant deux étages de chambres en profondeur, s'ouvrant sur un grand patio intérieur à colonnes, encadrant lui-même une cour-jardin avec trois jets d'eau, des lauriers-roses, des citronniers et des orangers.

On ne pouvait entrer que par une seule porte, défendue par un corps de gardes en armes. Pas une fenêtre ne donnait sur la rue. Tous les murs vers l'extérieur étaient aveugles, les toits étaient plats, avec rebords et créneaux à meurtrières, où les sentinelles se tenaient en permanence.

Les quarante ou soixante pièces de cette imposante construction, véritable forteresse au cœur d'Alger, étaient bourrées de monde et de bêtes. Plusieurs pièces du bas servaient d'écurie, d'étable, aux chevaux de selle fougueux, aux ânes, aux chameaux. C'était par là qu'Angélique avait vu surgir un curieux animal, au long cou serpentin et tacheté, surmonté d'une minuscule tête avec deux larges yeux attendrissants et de minuscules oreilles. L'animal ne semblait pas méchant, se contentant d'allonger son long cou par-delà les colonnades du patio pour atteindre et brouter les feuilles d'un laurier-rose. Angélique le contemplait avec étonnement quand une voix française l'avertit :

– C'est une girafe.

Un tas de paille remua pour laisser apparaître la silhouette courbée et de plus en plus haillonneuse de son ami le vieil apothicaire.

– Savary, oh ! mon cher Savary, murmura-t-elle en étouffant un cri de joie. Comment êtes-vous là ?

– Quand j'ai su que vous étiez entre les mains du Grand Eunuque Osman Ferradji, je n'ai eu de cesse de pénétrer jusqu'à vous. Le hasard m'a aidé. J'avais été acheté par un portefaix turc qui est chargé de balayer la cour de la Casserie des janissaires. Mais l'importance de cet indispensable fonctionnaire l'obligeait à avoir un esclave pour pousser le balai à sa place. Il avait pour ami le gardien de cette ménagerie. J'appris que l'éléphant était malade. Je me proposai et je pus le guérir. Le gardien m'a racheté au portefaix et me voici dans la place.

– Savary, qu'allons-nous devenir ? On veut m'emmener au Maroc, pour le harem de Moulay Ismaël.

– Ne vous désolez pas. Le Maroc est un pays très intéressant et voici longtemps que je souhaitais avoir l'occasion d'y retourner. J'ai laissé là-bas des connaissances.

– Encore un autre fils ? interrogea Angélique avec un pâle sourire.

– Non, deux. L'un est fils d'une juive. Il n'y a que ces liens de sang pour créer de sincères complicités. Je dois vous l'avouer, à mon grand regret, je n'ai point d'héritier à Alger. Cela rend toute possibilité d'évasion extrêmement difficile. Vous avez vu vous-même ce que vous risquiez en cherchant à vous évader...

– Vous avez entendu parler de mon évasion ?

– Les choses s'apprennent vite ici. Une esclave française en fuite et introuvable : ce ne pouvait être que vous. N'avez-vous pas été trop sévèrement châtiée ?

– Non. Osman Ferradji s'est montré plein d'attentions à mon égard.

– La chose est fort singulière, mais réjouissez-vous.

– Je suis même assez libre. On me laisse aller et venir dans la maison et même quitter l'appartement des femmes. En somme, ce n'est pas encore le harem, Savary. La mer est proche. Ne serait-ce pas le moment d'essayer encore une tentative de fuite ?

Savary soupira, prit une brosse dans un baquet et se mit à frotter vigoureusement la girafe. Il demanda enfin ce qu'était devenu Mohamed Raki. Angélique lui fit le récit des révélations de Mezzo-Morte. Tout espoir pour elle s'effondrait. Elle n'aspirait plus qu'à une chose : fuir, regagner la France.

– On veut toujours fuir, constata Savary, et après l'on regrette. C'est ça la magie de l'Islam. Vous verrez. Mais commençons toujours par fuir, puisque tels se présentent les premiers symptômes de la maladie.

*****

Le soir Osman Ferradji vint trouver Angélique et lui demanda courtoisement si le vieil esclave chrétien qui nettoyait les écuries était son père ou son oncle ou quelqu'un de ses parents. Angélique rougit devant ce témoignage d'une surveillance à laquelle elle croyait échapper. Elle répliqua vivement que cet homme était un compagnon de voyage pour lequel elle avait de l'amitié et que c'était de plus un grand savant, mais que les Musulmans l'avaient mis à balayer le crottin car telle était leur façon d'humilier les Chrétiens en mettant le valet à la place du maître et les grands esprits dans la fange. Osman Ferradji secoua la tête avec indulgence devant ces éclats de fillette révoltée.