— Avez-vous découvert quelque chose sur Gaspard Grindel ? demanda Morosini.
— Rien pour le moment. Il a repris ses fonctions à la banque et vit normalement en apparence. Inutile de rappeler qu’on le surveille ! À demain, messieurs !
Situé place Mazas, l’institut médico-légal élevait(6) en bordure de la Seine une bâtisse de briques dont un mur quasi aveugle plongeait sur la berge du fleuve puis remontait jusqu’au niveau de la chaussée, laissant un assez large espace planté d’arbres au débouché du pont d’Austerlitz. Aldo n’y était jamais venu et quand Adalbert y rangea sa voiture, il ne put se défendre d’un frisson désagréable à la pensée de l’épreuve au-devant de laquelle il allait et que Langlois avait décrit sans nuances. Ce qui valait mieux d’ailleurs en vertu de l’axiome assurant qu’un homme averti en vaut deux.
— Pas très folichon ce qui nous attend ! émit Adalbert d’une voix enrouée qu’il corrigea aussitôt en se raclant la gorge. Ce qui réconforta quelque peu Aldo.
— Toi aussi tu appréhendes ? Pourtant avec…
— Ne recommençons pas avec mon métier ! Entre une momie bien sèche et bien propre et le cadavre tout frais d’un ami, il y a la largeur d’un océan ! On va d’abord laisser partir ceux-là !
En effet, un corbillard entouré de quelques personnes en deuil attendait devant la grande porte à double battant ouverte pour livrer passage aux employés des pompes funèbres portant un cercueil. Ils se découvrirent tandis que la voiture de Langlois venait se ranger à côté de la leur. Lui non plus ne bougea pas avant que le cortège se fût mis en marche.
— Venez à présent ! invita-t-il après avoir jaugé d’un coup d’œil la mine de Morosini qui eut un bref ricanement :
— N’ayez pas peur, je ne vais pas m’évanouir !
Il en était moins sûr quand, un moment après, un employé ouvrit devant eux la porte d’une salle sentant fortement le formol où le médecin légiste attendait auprès d’une table couverte d’un drap blanc sous lequel un corps se profilait. Le docteur Louis était un homme de taille moyenne au visage mince et intelligent allongé d’une courte barbe grisonnante, au regard attentif, qui s’attarda un instant sur la figure de Morosini :
— J’espère que vous les avez prévenus, commissaire ?
— Naturellement. Allez-y !
Le légiste et son assistant prirent chacun un coin du drap pour le rabattre jusqu’aux genoux sans déranger le linge pudique posé sur le ventre.
Repoussant farouchement la tentation de fermer les yeux, Aldo enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains et s’obligea à fixer ce que la haine de certains avait fait de l’un des hommes les plus remarquables qu’il ait connus. Derrière lui, il entendait la respiration un peu saccadée d’Adalbert mais il ne se retourna pas, ne bougea pas, ne cilla pas. Au contraire, il scruta ce corps, méticuleusement nettoyé comme il convenait, saisi d’une bizarre impression…
— Le reconnaissez-vous ? demanda le docteur Louis.
— Je ne sais pas… Il y a quelque chose qui m’échappe…
— Cela peut se concevoir, intervint Langlois. Il est salement amoché…
— Sans doute !… Quelque chose me souffle pourtant que ce n’est pas lui… que ce ne peut pas être lui ! Ne me demandez pas pourquoi !
Et il se détourna pour avaler d’un seul coup le petit verre de rhum que lui offrait le médecin.
— J’éprouve la même sensation, murmura Adalbert. Ce sont peut-être ses mains. On s’est acharné sur elles au point qu’elles n’ont plus de peau. Difficile dans ces conditions de relever les empreintes !
— Quand on torture quelqu’un on n’y regarde pas de si près ! lança un personnage que l’on n’avait pas vu entrer. Laissez-moi voir ! Je le connaissais mieux que vous puisqu’il était mon oncle !
— Que faites-vous ici, monsieur Grindel ? Je ne vous ai pas convoqué !
— Les journaux de ce matin s’en sont chargés à votre place, commissaire. Je suis venu en hâte. Bonjour, messieurs !… Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, cousin ?
Une poussée de rage rendit ses couleurs à Aldo. Un pli de mépris au coin des lèvres, il riposta :
— Cela ne devrait pas vous surprendre, vous avez fait le nécessaire pour que je n’aie plus aucune mine !
— Ce qui signifie ?
— Avez-vous vraiment besoin d’explications ? gronda Aldo dont les poings se crispaient, prêts à frapper.
Langlois le sentit et s’interposa fermement :
— Du calme ! Tout se réglera en temps voulu mais ce n’est pas l’endroit ! Et vous, contentez-vous de regarder ce corps et – puisque vous vous êtes imposé pour ce faire ! – de nous dire s’il s’agit réellement de votre oncle ?
— Au contraire de ce que pensent ces messieurs ? Je reconnais qu’à première vue ce n’est pas évident. Il fallait vraiment le haïr pour l’avoir arrangé de la sorte, ajouta-t-il en penchant, sans répugnance apparente, son grand corps à deux centimètres de l’effrayant cadavre.
Il ressemblait tellement à un savant examinant une pièce rare qu’Adalbert exaspéré lâcha avec une ironie féroce :
— Vous ne voudriez pas y goûter par hasard ?
L’autre se redressa comme s’il l’avait frappé :
— C’est d’un goût ! Mais que peut-on attendre d’un nécrophile qui passe sa vie à déterrer et à dépiauter des momies ?…
— C’en est assez maintenant ! trancha le commissaire. Cette scène tourne à l’indécence ! Contentez-vous de répondre monsieur Grindel : vous le reconnaissez ou pas ?
— J’avoue qu’au premier abord ce n’est pas facile… mais il y a un moyen de le savoir. Sur le moment, je n’y ai pas pensé mais mon oncle porte sur l’omoplate gauche un signe de naissance, une sorte de fraise…
Il recula tandis que le docteur Louis faisait signe à son aide. Ils enfilèrent des gants de caoutchouc et soulevèrent le corps avec précaution afin de le tourner de façon à découvrir l’endroit indiqué. Et, en effet, chacun put voir une excroissance d’un rouge brunâtre.
— Comment pouvez-vous le savoir ? attaqua Adalbert. Votre oncle ne devait pas avoir coutume de se déshabiller devant vous !
Grindel haussa les épaules :
— Jusqu’à la mort de Dianora, sa seconde épouse, mon oncle entretenait sa forme en nageant régulièrement dans le lac. C’était d’ailleurs un excellent nageur ! Il m’est arrivé de me baigner avec lui et Lisa quand nous étions enfants. Satisfait ? Je peux partir maintenant ?
— Oui et non ! répondit Langlois. Vous voudrez bien me suivre jusqu’à mon bureau du Quai des Orfèvres ! J’ai quelques questions à vous poser !
— Pourquoi pas ici ? J’ai des rendez-vous, moi !
— Eh bien, vous les remettrez ! Appelez votre secrétaire : nous avons le téléphone ! On va vous montrer !
Force fut de suivre l’agent qui indiquait le chemin. Cependant Langlois demandait au docteur Louis ce qu’il pensait. Celui-ci replaça le drap sur le corps et retira ses gants :
— N’ayant pas eu l’honneur de connaître M. Kledermann, je ne sais trop que vous répondre, cher ami. Il semblerait que la preuve soit faite…
— Semblerait ? C’est dubitatif, et vous n’avez pas l’habitude d’employer des mots approximatifs. Pourquoi ?
— En toute honnêteté, je ne sais pas !… Ce qui me gêne, voyez-vous, c’est qu’avant de jeter ce malheureux à la mer on se soit acharné à détruire ainsi son visage et ses mains. Pure cruauté ou…
— Ou camouflage ? avança Aldo.
— Encore faudrait-il, pour cela, avoir sous la main un corps possédant toutes les caractéristiques du modèle…
— Et ce ne doit pas être facile à trouver, reprit Adalbert. Même taille, même corpulence, même couleur de cheveux. Je reconnais que rien n’y manque. On ne peut évidemment pas juger de l’allure…
— … et elle était inimitable, murmura Aldo. Et pourtant, je ne parviens pas à me débarrasser de ce doute qui m’est venu sans que je sache comment !
— Moi non plus ! appuya Adalbert. Il y aurait bien un moyen d’éclaircir la chose…
— Sa fille ! hasarda Langlois, mais déjà Aldo protestait :
— La mettre en face de cette abomination ? Je m’y oppose formellement ! Ce serait la condamner à des cauchemars sans fin… peut-être à la destruction de sa raison qui vient de subir plus d’un choc…
Il avait la certitude de garder imprimée à jamais au fond de sa mémoire l’image hideuse à présent cachée par le drap. À aucun prix il ne voulait la partager avec sa femme !
— Calme-toi ! apaisa Adalbert. Je n’ai pas imaginé ça un instant mais on pourrait peut-être lui demander si elle peut confirmer… ou infirmer la présence de la marque ?
— Tu as raison. Moritz disait qu’elle nageait comme une truite et ils ont dû se baigner ensemble assez souvent quand elle était enfant ! Qu’en pensez-vous, commissaire ?
— Qu’il connaît son oncle mieux que vous ou alors que ce cadavre n’est pas le bon et que c’est lui le meurtrier. Ce qui est impossible.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il était à Paris quand ce malheureux est mort et qu’il n’en a pas bougé depuis.
— Qu’il n’ait pas tué lui-même je le conçois, mais vous oubliez son associé ? répliqua Aldo amèrement.
— Je n’oublie rien, rassurez-vous ! Et j’ai encore des questions à lui poser. Après quoi je téléphonerai à votre femme, Morosini. Je suppose qu’elle est toujours à Vienne ?
— Je le suppose aussi. Voulez-vous le numéro ?
Le policier ébaucha un sourire :
— Je l’ai depuis longtemps ! Comme tout ce qui peut vous concerner l’un et l’autre… Si elle confirme, il faudra se résoudre à laisser Grindel escorter la dépouille de son oncle à Zurich pour les funérailles.
Quelques heures plus tard, il obtenait par téléphone la confirmation, de la voix même de Lisa. Une voix brisée, lourde de larmes qu’il n’eut cependant aucune peine à identifier malgré la distance : c’était elle en personne et la marque sur l’omoplate existait bel et bien. Il vint lui-même rue Alfred-de-Vigny en informer « la famille » :
— Je n’ai aucun moyen d’empêcher Grindel de ramener les restes de son oncle chez lui et de l’enterrer. Je suppose que vous y serez présent Morosini ?
— Plutôt deux fois qu’une ! Je songeais même à me rendre à Vienne pour une explication face à face… avec ma femme.
— Que vous n’auriez peut-être pas obtenue ! glissa Plan-Crépin. On aurait allégué sa santé…
— Jusqu’à preuve du contraire, je suis son mari ! En outre, sa grand-mère n’est pas femme à encourager les faux-fuyants et j’aurais réclamé sa présence. Elle est droite comme un i et n’a pas dû apprécier le désir de Lisa de se convertir au protestantisme. Je suppose d’ailleurs qu’elle assistera aux obsèques. Elle au moins m’écoutera !
— Je crains que vous n’ayez à vivre des heures pénibles, soupira Langlois. Et je ne suis pas certain de votre résistance physique !
— Moi non plus, fit Adalbert. Mais vous pensez bien que je serai là pour le soutenir !
— Et nous aussi ! affirma la vieille fille. Notre marquise s’entend parfaitement avec Mme von Adlerstein. On vous racontera tout ça à notre retour, commissaire !
— Oh, mais j’ai l’intention d’y aller, moi aussi ! J’en ai déjà averti la police fédérale et celle du canton de Zurich. Je ne serais pas surpris d’y voir par la même occasion Warren. Enlevé en Angleterre, retrouvé en France, Kledermann est devenu un cas international. Ne vous imaginez pas, ajouta-t-il en faisant peser sur eux son regard gris, qu’en laissant Grindel rentrer chez lui derrière le cercueil de son oncle je me désintéresse de lui. Il est toujours dans mon collimateur…
Construite au XIIIe siècle, l’Augustinerkirche (église Saint-Augustin) avait connu nombre de vicissitudes. Sécularisée en 1524 par la montée des thèses protestantes d’Ulrich Zwingli – Zurich sera d’ailleurs la première ville helvétique à se convertir –, elle abrita même pendant longtemps la Monnaie du canton jusqu’à ce que, en 1844, elle soit finalement rendue au culte catholique. C’est dans sa crypte qu’à son arrivée dans sa ville le corps du banquier fut descendu pour y attendre la cérémonie. Ainsi en avaient décidé sa fille et son neveu – ou plus exactement son neveu et sa fille ! – afin d’éviter que la réunion de « la famille » ne se déroule dans la fastueuse demeure des Kledermann sur la Goldenküste. On se rendit donc directement à l’église. À la grande satisfaction de Marie-Angéline qui voyait un « signe » dans le fait que le sanctuaire soit dédié au même saint que sa chère église de Paris où elle se rendait chaque matin entendre la messe la plus matinale… et faire sa récolte de potins du parc Monceau.
La cérémonie était prévue pour onze heures mais Aldo choisit d’arriver quelques minutes avant dans le but d’occuper la place qui lui revenait et de remettre ainsi à la fin des funérailles la rencontre qu’il souhaitait et redoutait à la fois.
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